L’autoroute, l’écureuil et la matraque

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2 septembre 2024 • Damien Delaunois, Maud Marsin

Dans le Tarn, les pouvoirs publics projettent la construction d’une autoroute de 54 km entre Castres et Toulouse, main dans la main avec le futur concessionnaire et la Chambre de commerce départementale. Décrétée d’utilité publique par le gouvernement malgré son impact environnemental catastrophique, l’A69 suscite une opposition protéiforme, parfois fortement réprimée par l’État français.

Projet élaboré dans les années 1990, l’A69 vise à raccorder la rocade de Castres à l’autoroute A680 qui dessert Toulouse. Selon ses promoteurs principaux, l’État français et le futur concessionnaire Atosca, l’infrastructure « répond notamment aux besoins de désenclavement et de développement du bassin de vie et d’emploi de Castres et Mazamet, en offrant un haut niveau de service aux usagers » [1].

De nombreuses instances ont souligné les importantes nuisances induites par l’A69, qu’elles soient scientifiques ou administratives. Toutes pointent l’incompatibilité du projet avec les objectifs climatiques et environnementaux, de l’Autorité Environnementale au Conseil national de la protection de la nature (CNPN). Une lettre ouverte, cosignée par plusieurs centaines de scientifiques dont des membres du GIEC, estime que « ce projet maintient la France sur une trajectoire incompatible avec la transition écologique telle qu’inscrite dans la loi […] Ni l’intensité du trafic, ni les gains de temps envisagés […] ne justifient la construction d’une autoroute » [2]. Et ce d’autant plus que la desserte de la zone, à supposer qu’elle soit problématique, peut être améliorée en rénovant une route secondaire (la RN 126), dont le tracé est assez proche de la future A69.

« Des moissons, pas du goudron »

Les autoroutes sont extrêmement gourmandes en ressources. « Pour chaque mètre linéaire d’autoroute, il faut en moyenne extraire 30 tonnes de sable et de gravier et déplacer au moins 100 mètres cubes de terre de terrassement. Parfois beaucoup plus. Un kilomètre, c’est autant de masse qu’un hôpital ». L’emprise des autoroutes est également considérable : en moyenne, la construction d’une autoroute de deux fois deux bandes, soit 34 mètres de plateforme bitumée, induit une emprise au sol de 100 mètres [3]. Dans le Tarn, l’A69 repose sur 420 ha, dont 316 de surfaces agricoles, 20 de zones humides et 13 de zones boisées. À cette perte irrémédiable de terres arables et de biodiversité s’ajoutera l’importante pollution due à son utilisation. Mais pour l’heure, soucieux de rendre le chantier « bas carbone », Atosca, le futur concessionnaire, propose notamment la construction de deux usines de bitume à proximité de la future infrastructure, de manière à réduire les distances d’approvisionnement. D’autres mesures sont également envisagées pour réduire les nuisances du projet : plantation de nouveaux arbres, création de 40 hectares de zones humides, pose de murs anti-bruit sur certains tronçons, recyclage de matériaux pour l’asphaltage.

La plantation de jeunes arbres ne peut compenser l’abattage de spécimens centenaires.

L’illusion de la compensation

La plupart de ces mesures sont méthodiquement disqualifiées par les opposant·es. L’exercice n’est d’ailleurs pas très difficile, comme en témoigne la question des replantations. D’un point de vue écosystémique, il est désormais démontré que la plantation de jeunes arbres ne peut compenser l’abattage de spécimens centenaires. Et, comme en témoigne un suivi sanitaire mené par le Ministère de l’agriculture, le taux de réussite des plantations est parfois très faible, en particulier en période de sécheresse [4]. Quant à la création de zones humides de remplacement, l’incertitude règne, Atosca n’ayant pas la maîtrise foncière des terrains destinés à les accueillir [5].

Dommageable sur le terrain, la notion de compensation est également réductrice dans son principe. Elle repose sur une logique comptable qui ne tient pas compte de la complexité du vivant, lequel est réduit à des chiffres : un hectare de zone humide est considéré comme interchangeable avec un autre, un arbre centenaire est supposé remplaçable par cinq jeunes arbres, et des dispositifs écologiques variés sont censés compenser la perte d’un habitat.

Cette simplification ignore la richesse et la complexité des écosystèmes, compromettant ainsi leur préservation réelle. Malgré cela, la logique de compensation est bien ancrée dans les législations environnementales européennes, sous la forme de mécanismes financiers (droits à polluer ou à détruire) ou sous la forme d’aménagements « écologiques » visant à maintenir la biodiversité. À l’heure où les changements climatiques s’impriment de manière locale, on peut craindre que ces écosystèmes naissants et fragiles y résistent mal.

L’A69 fera peut-être réfléchir les autres porteurs de projets similaires quant à l’utilité et le bien-fondé de futurs projets écocides.

« No macadam »

Comme d’autres projets d’infrastructure – pensons aux mégabassines – le projet d’A69 a suscité une opposition très forte. Outre la réalisation d’études, la présentation d’alternatives et l’introduction de nombreux recours, « plusieurs ZAD [zones à défendre] ont vu le jour, beaucoup d’occupations dans les arbres et au sol », nous raconte Thomas Brail, un des « écureuils » ayant élu domicile dans un arbre centenaire pour contester le projet (Voir encadré ci-dessous). Citons également des actions directes telles que le sabotage d’engins de chantier, des grèves de la soif et de la faim. Une diversité de moyens d’action qui s’explique notamment par l’indifférence des pouvoirs publics et l’intensification de la répression.

Thomas Brail poursuit, appuyant les conclusions de certaines instances consultatives : « on ne fait pas une autoroute pour 8 000 véhicules par jour, une autoroute est préconisée pour une fréquentation entre 23 000 et 25 000 véhicules ». Interrogé sur le caractère d’utilité publique de la future A69, notre interlocuteur estime que « la réalité est toute autre. Ce projet est fait pour une entreprise nommée Pierre Fabre [un groupe pharmaceutique et cosmétique]. Cette entreprise a pignon sur rue dans le département du Tarn et a clairement annoncé au gouvernement que si l’autoroute ne se faisait pas, elle n’investirait plus dans le sud du département ». Outre un intense lobbying mené par les dirigeants du groupe depuis au moins vingt ans, on apprendra au printemps dernier que celui-ci détient depuis août 2023 une participation minoritaire dans l’A69 [6].

Alors qu’aujourd’hui on attend l’issue d’un recours portant sur le contrat de concession signé entre l’État et Atosca, Thomas Brail insiste sur la « forte répression […] face aux militants et militantes écologiques ». Tout en indiquant que « la mobilisation ne faiblit pas. Une grande majorité de l’opinion publique a compris l’importance majeure de continuer la lutte pour que le volet juridique puisse rendre son verdict. L’A69 fera peutêtre réfléchir les autres porteurs de projets similaires quant à l’utilité et le bien-fondé de futurs projets écocides ».


L’ONU au chevet des « écureuils »

Parmi les opposant·es à l’A69, plusieurs activistes ont décidé d’occuper des arbres sur le site de la « Crem’Arbre » (commune de Saïx) de manière à retarder ou entraver le chantier. Face à la répression des services de l’État, ces « écureuils » ont déposé plainte auprès du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les défenseurs de l’environnement, dont l’action est balisée par la convention d’Aarhus, qui entend favoriser la participation du public aux décisions ayant des incidences sur l’environnement.

Les observations du Rapporteur spécial sont glaçantes : « interdiction de ravitaillement en nourriture et entraves à l’accès à l’eau potable », « privation délibérée de sommeil par des membres des forces de l’ordre », qui entrent « dans le cadre de l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants, visée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des obligations internationales de la France relatives à la Convention contre la torture des Nations Unies ». Au-delà de la situation des « écureuils », sont également constatés « un usage disproportionné et indiscriminé de grenades lacrymogènes, y compris en direction des arbres occupés ; des arrestations violentes, y compris des coups de matraque, coups de pied et coups de poing portés contre des manifestants au sol ; et des entraves à l’accès des ’médics’ aux secours professionnels, notamment les ambulances » [7].

Bref, le respect de l’« État de droit », notion à laquelle se réfère volontiers le gouvernement français au sujet de l’A69, n’a pas sauté aux yeux de l’ONU.

Pour aller plus loin


[1« Atosca rectifie les chiffres cités par la presse et les opposants » [https://via81.fr].

[2« Autoroute A69 : ce que dit la science », numerama.com, 11 octobre 2023.

[3N. MAGALHÃES, « L’autoroute et le marchand de sable », Le Monde diplomatique, avril 2024.

[4Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, « Plantations forestières. 2022, la plus mauvaise année », 06/03/2023.

[5« L’A69, une autoroute écolo ? On a vérifié », reporterre.net, consulté le 3/7/2024.

[6« Comment le lobby pro autoroute a imposé la liaison Toulouse-Castres » ; « Le groupe Pierre Fabre reconnaît avoir financé l’A69 », reporterre.net, octobre 2018 et mars 2024.