Et moi, je veux nager !
https://www.ieb.be/47150
18 juin 2024 • Chloé Deligne
Dans de nombreux pays d’Europe, on assiste depuis une vingtaine d’années à une transformation importante de l’offre en matière de lieux de nage ou de baignade : étangs de plein air, « aquaparcs », piscines privées ou privatives… se multiplient. Mais la piscine publique, elle, prend l’eau. Avec quelles conséquences ? Qu’en est-il de la situation à Bruxelles ?
En mars 2023, le journal britannique The Guardian dressait un constat interpellant à propos des piscines publiques au Royaume-Uni : près de 400 d’entre elles avaient disparu entre 2010 et 2023 [1]. Ce constat n’est pas isolé. Beaucoup de régions et pays sont touchés par le phénomène de réduction du nombre de piscines publiques, soit en termes absolus, soit en termes relatifs à l’augmentation de la population. C’est le cas en France, aux Pays-Bas ou en Belgique (dans les trois régions du pays). Les raisons le plus souvent invoquées pour expliquer cette diminution de l’offre sont la vétusté des établissements et le coût de leur rénovation ou de leur fonctionnement pour les collectivités locales (spécialement le coût de l’énergie nécessaire à chauffer l’eau et les bâtiments).
Une transformation structurelle… et des laissés·es pour compte
À l’échelle d’un pays ou d’une région, cette diminution des établissements accessibles à tous et toutes se déroule en même temps que d’autres transformations : l’augmentation du nombre de centres aquatiques gérés par le secteur privé (Aquaparcs et centres de wellness en tous genres), spécialement dans les zones touristiques, la croissance du nombre de piscines privatives (dans certains quartiers chacun a/veut « sa » piscine), une demande sociale accrue pour la création de zones de baignade de plein air en contexte de réchauffement climatique et de recherche de loisirs « écologiques ». Mais ces nouveaux équipements ne compensent généralement pas la diminution de l’offre en piscines publiques. En effet, parce qu’ils sont chers, parce qu’ils sont saisonniers, et/ou parce qu’ils se logent dans des espaces spécifiques (zones touristiques, parcs d’attractions, banlieues aisées), ils ne s’adressent qu’à certains publics. Des territoires et des populations se retrouvent ainsi sur le carreau, sans plus d’accès facile aux lieux de baignade ou de nage. C’est ce que constatait aussi The Guardian : au Royaume-Uni, les piscines disparaissaient davantage dans les districts où les indices de santé des populations sont très faibles [2]. De la même façon, en France, une étude réalisée par le ministère de la Santé et des Sports en 2009, montrait que les territoires périurbains peu aisés étaient largement sous-équipés en bassins de natation par rapport aux autres territoires, urbains ou ruraux [3].
Le rétrécissement de l’offre accessible à tous et toutes (les piscines publiques) a donc des conséquences sociales qui commencent peu à peu à être visibilisées et discutées : inaccessibilité du fait de la distance aux équipements ; renoncement aux bienfaits de l’immersion dans l’eau parce que les piscines sont saturées et donc insécurisantes ; non-apprentissage de la nage pour un nombre croissant d’enfants qui ne vont plus à la piscine dans le cadre scolaire (la natation a même été supprimée des programmes scolaires aux Pays-Bas et au Royaume-Uni) ; inégalités face aux dangers de l’eau en fonction du groupe social (inégalités parfois confirmées par des études sur les noyades) ; conflits d’usages dans des piscines bondées ou des plans d’eau de plein air pris d’assaut ; hiérarchisation des usages à la fois dans l’occupation horaire des établissements (clubs, activités aquatiques diverses, grand public, écoles) et dans l’occupation des espaces euxmêmes. Les « sportifs » qui font leurs lignes (souvent des hommes blancs) relèguent aux marges les « dilettantes » (plus souvent des femmes) [4]. L’exclusion de certains publics peut aussi se faire via les règlements ou les aménagements. La suppression des toboggans ou des tremplins par exemple, ou l’interdiction des jeux éloignent de facto les « ludiques », tout comme l’imposition de couloirs de nage. Les non-aménagements quant à eux éloignent les personnes obèses ou non valides, ou certaines femmes (musulmanes) qui n’ont pas de moment de non-mixité. De façon générale, les dimensions de genre dans des pratiques où les corps sont en jeu, qui plus est des corps dénudés, sont particulièrement prégnantes.
Beaucoup de régions et pays sont touchés par le phénomène de réduction du nombre de piscines publiques.
En Belgique : apprendre à nager, un peu ou pas du tout ?
En Belgique, comme l’ont relaté de nombreux médias ces dernières années dans les trois régions du pays, le cours de natation a disparu de fait dans de très nombreuses écoles primaires, alors qu’il fait pourtant partie du programme scolaire dans les deux principales communautés du pays. Dans les écoles secondaires de la Communauté Wallonie-Bruxelles, qui sont pourtant censées l’organiser jusqu’en 2e secondaire, il devient rarissime, et il a tout simplement été supprimé en Flandre.
Pour les écoles qui tentent de maintenir le cours, c’est parfois le parcours de la combattante : les fermetures de piscines obligent à parcourir de plus longues distances rendant le coût du transport impayable et le temps de parcours démesurément long. Plus souvent, il n’y a tout simplement plus de créneaux disponibles. Pour la Flandre, l’absence de cours de natation concernerait presque 30 % des écoles primaires [5]. Un pourcentage qui monte à au moins 50 % pour les écoles néerlandophones de Bruxelles [6]. Ces chiffres sont à mettre en parallèle avec un autre : entre 1995 et 2019, le nombre de piscines accessibles au public en Flandre et à Bruxelles est passé de 486 à 299, soit une diminution de presque 40 %.
Si les chiffres en Wallonie et à Bruxelles n’ont pas été objectivés ou restent peu accessibles, on peut faire l’hypothèse qu’ils sont probablement du même ordre, Les témoignages, des directrices et directeurs d’école, des professeur·es d’éducation physique, des fédérations sportives… convergent en ce sens depuis une quinzaine d’années. Ils convergent également pour dénoncer les inégalités sociales importantes qui découlent de ce délitement de l’équipement public [7]. En effet, seuls les parents des classes sociales privilégiées ont la possibilité de payer des cours en dehors des heures scolaires [8]. Comptez de 240 à 300 euros par an par enfant pour un cours collectif en piscine publique et de 15 à 60 euros par séance de cours privé en piscine privée ! La sélection est déjà faite…
C’est pour faire face à cette pénurie de piscines qu’en 2015 la Wallonie a adopté un « plan piscine », qui a été mis en œuvre progressivement à partir de 2018 et qui devrait permettre de rénover une trentaine de piscines publiques sur les environ 130 recensées. Mais, vu la carence, ce n’est probablement pas ce plan qui permettra à tous les enfants de Wallonie d’apprendre à nager…
En Belgique, le cours de natation a disparu de fait dans de très nombreuses écoles primaires.
Et à Bruxelles ?
Pour Bruxelles, deux études ont été commanditées par Perspective.brussels (l’organisme d’intérêt public – OIP – qui s’occupe de la planification et de la prospective). L’une a été réalisée par sa cellule sports et publiée en avril 2020 [9], l’autre a été réalisée par Citytools (un bureau d’urbanisme actif à Bruxelles) et publiée en février 2024 [10]. Ces deux études établissent à peu de temps d’intervalle un relevé relativement sommaire de l’offre de piscines et des problématiques de la Région. Combinées avec d’autres données, elles permettent néanmoins de dresser le tableau suivant.
À Bruxelles, la plus ancienne piscine publique est celle d’Ixelles, construite en 1904, suivie de près par celle de Saint-Gilles construite en 1905 et par la première piscine de Schaerbeek édifiée en 1907 rue Kessels (et désaffectée en 1940). Dans l’entre-deux-guerres, celle de SaintJosse sera construite (1933). Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale (1947-1980) que la plupart des piscines bruxelloises ont été édifiées (11 sur 17, dont 7 dans les années 1970) en suivant grosso modo l’urbanisation progressive de la deuxième couronne urbaine. Quatre communes n’ont aujourd’hui pas de piscine publique : Jette, Berchem Sainte-Agathe, Forest et Auderghem. Il y a donc en tout aujourd’hui théoriquement 17 piscines publiques pour quelque 340 écoles primaires (tous réseaux confondus) et 1 240 000 habitant·es… Deux d’entre elles sont fermées à l’heure actuelle : celle d’Ixelles est en travaux depuis 2020, et Saint-Gilles a fermé à l’été dernier pour plusieurs années. Et si la piscine de Schaerbeek a rouvert en septembre 2023 après 6 ans de travaux, celle de Bruxelles-Centre devrait prochainement fermer pour rénovation. Les cycles de rénovation faisant partie intégrante du cycle de vie des piscines, on peut dire qu’en moyenne il n’y a en réalité que 15 piscines publiques qui sont ouvertes simultanément à Bruxelles. Le prix de l’entrée individuelle y varie de 2,4 à 4 euros et sans tenir compte des formules d’abonnement. À ces piscines publiques s’ajoutent trois piscines qui font partie de complexes scolaires ou de formation dont certaines ouvrent parfois leurs portes à des collectivités extérieures (l’Athénée de WoluweSaint-Lambert, le collège Saint-Pierre à Uccle, Jan van Ruusbroeckcollege à Laeken et l’École royale militaire au Cinquantenaire).
Il y a donc 36 ans que la dernière piscine publique de Bruxelles a été construite. Cela remonte aux années 1980, qui signent la fin de la période de l’État-providence et l’offensive du néo-libéralisme dans la gestion des infrastructures publiques. Or, durant ces décennies, plus exactement depuis 1995, la population bruxelloise s’est remise à croître, passant d’environ 950 000 habitants en 1995 à 1 240 000 habitants aujourd’hui, soit une différence de près de 300 000 habitants… mais toujours le même nombre de piscines publiques. Par ailleurs, ces piscines sont relativement mal réparties sur le territoire si l’on tient compte des densités de population. Sans surprise, les quartiers denses et pauvres semblent sous-équipés même s’il faudrait affiner le constat par la récolte et le croisement de données plus précises.
Le bilan de ces quelques données n’est pas surprenant : la grande majorité des piscines publiques sont saturées en semaine entre 9 et 16 heures, les écoles y occupant la majorité des espaces. Les seules plages horaires disponibles restantes se situent souvent dans des tranches qui ne sont pas accessibles ou ne conviennent pas à tous et toutes (très tôt le matin ou tard le soir), en particulier pour les femmes avec enfants ou les clubs pour jeunes. Dans l’ensemble, la situation semble moins tendue le week-end, à l’exception de quelques piscines où la fréquentation est plus importante, mais les données devraient être affinées car celles qui sont mises à disposition ne tiennent compte ni des saisons, ni des tranches horaires.
Commune | Année de création |
---|---|
Ixelles | 1904 |
Saint-Gilles | 1905 |
Schaerbeek (rue Kessels) | 1907 (désaffectée) |
Saint-Josse-ten-Noode | 1933 |
Forest | 1947 (désaffectée) |
Bruxelles (Bains du Centre) | 1953 |
Schaerbeek (Neptunium) | 1956 |
Anderlecht (CERIA) | 1962 |
Woluwe-Saint-Lambert | 1964 |
Watermael (Calypso) | 1970 |
Uccle (Longchamp) | 1971 |
Ganshoren (Nereus) | 1972 |
Molenbeek (Louis Namèche) | 1972 |
Laeken | 1972 |
Woluwe-Saint-Pierre | 1975 |
Etterbeek (Espadon) | 1976 |
Evere (Triton) | 1980 |
Neder-over-Hembeek | 1986 |
Ixelles VUB | 1988 |
Des piscines privées à Bruxelles
L’étude parue en 2024 est intéressante sur un autre point car elle recense les piscines détenues et gérées par des organismes privés. Depuis la parution de l’étude on peut y ajouter les piscines du complexe Mix installé dans les bâtiments rénovés de la Royale belge au boulevard du Souverain. Il y a ainsi en tout vingt piscines privées à Bruxelles aujourd’hui (sans y inclure la piscine du Résidence Palace qui est hors d’usage depuis plusieurs années), soit davantage que les piscines publiques. L’étude de Perspective/ Citytools ne dit rien concernant ces piscines. Dans le cadre d’une réflexion globale sur l’accès aux « joies de l’eau », sur les inégalités sociales et la notion de biens communs/publics, elles mériteraient pourtant qu’on s’y intéresse un peu plus.
Sur les vingt piscines privées, quinze se trouvent dans le cadran privilégié du sud-est de Bruxelles, dont six rien qu’à Ixelles. Une typologie rapide permet de distinguer trois types (sans y inclure la piscine « haute restriction » du complexe sportif High Five de l’OTAN).
Le premier est le type « petites piscines privées » qui offrent des cours privés pour enfants (environ 15 euros la séance), de l’aquagym ou des soins. Elles sont au nombre de sept.
Le deuxième type est celui « des grands bassins de luxe exclusifs » intégrés dans des centres de bien-être haut de gamme, gérées par des grandes chaînes investies dans ce marché, telles qu’Aspria (prix donnés sur demande seulement), Stadium (plus de 1 000 euros par an pour un abonnement standard) World Class Fitness (545 euros par mois), ou le David Lloyd Club. L’abonnement donne accès à toutes les aménités récréatives du complexe (tennis, fitness, bar, etc). Ces piscines se logent dans des lieux sélects du sud-est de la Région (La Rasante à Woluwe, la drève de Lorraine, le boulevard du Souverain) et dans les quartiers tertiaires liés aux organisations internationales (avenue Louise, quartier Léopold). Le dernier en date, le complexe Mix cité plus haut et inauguré en juin 2023, promeut un imaginaire qui mêle le soin à la performance : il offre à la fois hôtel, restaurant, espace wellness, espace de co-working et piscines intérieure et extérieure que l’on réserve via un site qui ne s’écrit qu’en anglais. L’abonnement standard est de 200 euros par mois ou 2 200 euros par an.
Sur les vingt piscines privées bruxelloises, quinze se trouvent dans le cadran privilégié du sud-est de Bruxelles.
Il y a neuf piscines de ce deuxième type. Même si la chronologie de leur construction reste à établir, il y a fort à parier qu’elles sont relativement récentes (depuis les années 2 000 ?) et qu’elles ont « profité » de la désertion du terrain par l’État.
Enfin le troisième type est « fermé ». Ces piscines ne sont accessibles qu’à leurs clients ou membres sélectionnés. Elles sont soit intégrées dans des complexes hôteliers luxueux (Sheraton place Rogier et Bristol Hotel avenue Louise), soit appartiennent à des « clubs » (au sens aristocratique du terme) auxquels on n’accède qu’après une procédure sélective (parrainage au Club du château Sainte-Anne à Auderghem). Il y a trois piscines de ce type en région bruxelloise, toutes intégrées dans des complexes sportifs de luxe. Les deuxième et troisième types s’adressent donc clairement à des personnes à (très) hauts revenus, qui peuvent nager « loin de la foule ».
Ainsi, on n’est pas loin de faire face à un cas concret de loisir pour lequel on assiste progressivement à une « sécession des riches », un processus qui conduit les classes favorisées à rompre avec le reste de la population. Pendant un demisiècle, la nage a été une activité pratiquée librement par toutes les classes sociales, sans encadrement spécifique parce que souvent on l’avait appris à l’école, et relativement bon marché. Aujourd’hui, on peut faire l’hypothèse que les groupes sociaux ont tendance à se répartir selon les types d’infrastructures. Piscines de luxe pour les plus riches, piscines publiques pour les classes moyennes, et pas grand-chose pour les classes populaires, si ce n’est un étang de nage ouvert uniquement l’été ou une visite à l’aquaparc péri-urbain devenu lointain. En effet, depuis que le complexe Océade a disparu du Heysel en 2016 pour faire place à la perspective du projet Néo, l’équipement hydro-récréatif couvert le plus proche de Bruxelles, Aqualibi, se trouve à une heure de train au moins des quartiers populaires centraux. Il est loin d’être bon marché puisqu’il faut compter 35 euros pour un billet d’accès dès que l’on mesure plus de 1,20 mètre… et il n’est pas non plus ouvert toute l’année.
Des études légères, un bilan décevant
À Bruxelles, le gouvernement mis en place en 2019 avait consacré un paragraphe à la problématique des piscines dans sa déclaration de politique régionale. Il disait viser à créer une structure supra-communale chargée de développer des nouvelles infrastructures, à uniformiser les tarifs, et à favoriser les solutions de plein air. On pouvait déjà douter que ces options puissent apporter une réponse rapide aux problèmes connus depuis les années 2010, mais il y avait un embryon d’intention. Malheureusement, en cinq ans aucune concrétisation n’a vu le jour : ni la structure supra-communale, ni l’uniformisation des tarifs, et surtout aucune création d’infrastructure pérenne nouvelle, à l’exception de la petite piscine de plein air Flow portée par le collectif Pool is Cool, aménagée le long du canal à Anderlecht qui a fait le plein tout l’été, et le futur réaménagement du site de Neerpede qui offrira un étang de nage à l’horizon 2025-2026. Mais ce sont là deux offres ouvertes à la belle saison seulement, donc inadaptées à la demande des écoles.
Par ailleurs, on peut douter que les projets actuellement à l’étude puissent combler les besoins dans un avenir proche. L’un d’entre eux concerne encore un espace de plein air (bassin de nage dans le canal), un autre est mixte avec bassins intérieur et extérieur (sur le toit de la Manufakture aux anciens Abattoirs d’Anderlecht), deux ne concernent que des rénovations et n’auront pas d’impact sur l’offre (rénovation de la piscine Victor Boin à Saint-Gilles, transformation des bassins du Longchamp à Uccle). Si ces projets voient le jour, ils auront au mieux créé un bassin intérieur. Les quatre projets restants ne sont qu’au stade de l’étude (parc aquatique à Molenbeek dans le cadre du PAD Gare de l’Ouest), ou sont incertains (bassin d’apprentissage au centre sportif d’Ixelles) ou ont été abandonnés (création d’une piscine à l’école El Hikma La Sagesse à Forest et création d’un bassin sur le site du centre sportif La Forestoise à Forest).
Autrement dit, on est loin d’une quelconque réponse concrète à l’insuffisance des piscines. Dans cette perspective, les recommandations proposées dans les deux études de Perspective/ Citytools, qui ont le mérite de collecter quelques données, doivent d’ailleurs être lues avec une certaine distance critique. D’une part parce que leurs chiffres sont généraux et incomplets, en partie probablement du fait d’un manque de données statistiques (pour plus de la moitié des piscines publiques, on ne connaît même pas les chiffres de fréquentation annuels !). L’organe supra-communal devrait servir au moins à cela le jour où il sera créé. D’autre part parce que la plupart des recommandations qui y sont énoncées sont fragiles, car avant tout managériales et peu pragmatiques. Qui peut croire, par exemple, que le fait d’ouvrir certaines piscines plus longtemps en soirée et le week-end sur l’ensemble de la Région va permettre de faire face au problème n°1, à savoir que les écoles n’ont plus de piscines où aller ? Par ailleurs, penser qu’il suffirait d’élargir les heures de soirée et de weekend pour attirer X nageurs/nageuses par heure supplémentaire est un peu naïf, surtout si on ne tient pas compte de la localisation des piscines. En effet, les publics changent énormément selon les heures et les piscines publiques ont des rayons d’attraction bien différenciés en fonction de leurs équipements, de leur « ambiance », ou de leur accessibilité en transports en commun, par exemple.
En réalité, le problème de ces études est double. D’une part, les enjeux auxquels leurs recommandations veulent répondre n’ont été ni documentées ni problématisées (veut-on s’occuper en priorité des écoliers, ou des clubs, ou des femmes ? Ou tout à la fois ? Et dans quels quartiers de façon prioritaire ? etc.). D’une part, aucune enquête ne semble avoir été menée sur le terrain. Quels sont les profils des « nageurs/ nageuses » (particuliers, écoles, clubs, activités aquatiques…) dans les différentes piscines aux différentes heures ? Pourquoi viennent-ils là ? Vont-ils ailleurs ? Que sont-ils prêts et prêtes à faire pour maintenir leurs activités ? Combien d’écoles n’ont-elles pas accès à une piscine ? Où se situent-elles ? De tout cela, on ne sait rien. Or, il existe à Bruxelles des acteurs, des collectifs et des associations qui ont une véritable expertise, qui sont tous les jours sur le terrain, qui se mobilisent pour le droit à la nage (en s’adressant aux jeunes du quartier, en accompagnant les femmes qui ne savent pas nager). Leurs savoirs mériteraient d’être entendus et pris en compte. Produire des recommandations sur des bases trop légères pourrait in fine avoir des effets pervers… ou pas d’effet du tout.
À l’issue de ce tour d’horizon bien décevant, on peut se demander combien de temps il faudra encore pour que tous les enfants, filles et garçons de Bruxelles, toutes les femmes qui portent le voile, toutes les femmes qui assurent les charges domestiques, toutes les personnes âgées qui ont besoin d’exercice puissent trouver, si elles/ils en ont envie, une piscine près de chez elles/eux, un créneau horaire adapté pour accéder au plaisir de plonger sa tête sous l’eau et de propulser son corps dans l’onde bienfaisante, en toute sécurité. Autrement dit, combien de temps faudra-t-il pour que la piscine soit décrétée « bien commun » plutôt que « fardeau communal » ?
On est loin d’une quelconque réponse concrète à l’insuffisance des piscines.
[1] Le journal ne cite pas le nombre total de piscines publiques, il est donc difficile de connaître la proportion que cela représente. M. GOODIER, « England has almost lost 400 swimming pools since 2010 », The Guardian, 12/03/23 [en ligne].
[2] J. HARRIS, « The story of Britain’s pools and leisure center is one of neglect, decay and the lies of levelling up », The Guardian, 15/03/23 [en ligne].
[3] Ministère de la Santé et des Sports, « État des lieux de l’offre de bassin de natation en France. Une approche par les territoires et les usages », novembre 2009 [en ligne].
[4] B. HACHET, « Nager à Paris : une enquête sur l’ordre des bassins dans cinq piscines publiques du nord-est parisien », Sciences sociales et Sport, 2023/1, 21, p. 73-103.
[5] I. BOUKHALFA, « Scholen schrappen steeds vaker zwemuren : gaat elk kind nog kunnen leren zwemmen ? », VRT Nieuws, 04/03/2024 [en ligne] & T. LE BACQ, « Leren vzwemmen wordt voor enorme groep kinderen een luxe », De Standaard, 04/03/2024 [en ligne].
[6] Chiffre cité dans l’étude de Perspective. brussels réalisée en 2020 d’après une enquête de la VGC en 2014 : A. HABRA & G. VALCKE, « Les piscines en Région bruxelloise. État des lieux pour rencontrer les besoins des Bruxellois », About Brussels #02, avril 2020, p. 4 [en ligne].
[7] P. JASSOGNE, « Les piscines boivent la tasse », Alter Échos, 11 décembre 2023 [en ligne].
[8] G. BOSMANS, « Armoede beïnvloedt niveau zwemles op school : ’sommige kinderen nooit in een zwembad geweest’ », VRT nieuws, 04/03/2024 [en ligne] ; K. BECKERS, « Duizenden kinderen op wachtlijst voor zwemlessen : kansarme kinderen dreigen de dupe te worden », De Standaard, 02/08/2023 [en ligne].
[9] A. HABRA & G. VALCKE, « Les piscines en Région bruxelloise. État des lieux pour rencontrer les besoins des Bruxellois », About Brussels #02, avril 2020, p. 4 [en ligne].
[10] L’étude « État des lieux et recommandations pour un meilleur accès aux piscines bruxelloises » a été réalisée en 2022 sur base de chiffres de 2021 et publiée en 2024.