Grand écart sur le terrain
https://www.ieb.be/47145
18 juin 2024 • Maud Marsin
Le sport et l’espace public sont deux domaines où le masculin règne en maître, et ce, de manière historique. Lorsqu’on se demande s’il y a une répartition genrée de la pratique du sport dans l’espace public, la réponse semble évidente.
Afin de dépasser les constats et les ressentis, il est nécessaire d’essayer de comprendre les différents phénomènes qui régissent cet état de fait. Pour le transcender, c’est une autre manière de penser le rapport au sport, aux genres, au corps (des femmes*, c’est-à-dire toute personne s’identifiant comme telle et, par extension, les minorités de genre), à la production urbaine qui reste à mettre en place.
Un territoire à l’image de l’homme
Avant d’aborder l’usage spécifique de l’espace public par les femmes* pour y pratiquer des activités sportives, il est nécessaire de poser quelques jalons.
L’espace public urbain a un statut qui garantit théoriquement son accès à toutes et tous. Il n’en reste pas moins un espace de frottement où des modes d’organisation des relations sociales se jouent. Les rapports de domination entre les genres en font partie. Traditionnellement et de manière très binaire, l’espace public est considéré comme masculin, à l’inverse de l’espace privé qui serait féminin. Les femmes* peuvent y être rappelées ou associées à leur identité de genre et à une forme de vulnérabilité. Ces rapports font l’objet d’un nombre important d’études et de travaux qui visent notamment à démêler l’influence de la construction de l’espace sur son occupation et ses usages [1]. On y découvre notamment que les hommes sont surreprésentés dans les métiers et aux postes clefs de l’aménagement urbain. Une conception de la ville souvent qualifiée de « par et pour les hommes » de laquelle résulte une invisibilisation des autres personnes, donc certaines sont contraintes de pratiquer la ville en développant des stratégies d’adaptation. Un second facteur qui contribue au partage déséquilibré de l’espace est le processus de socialisation différenciée selon le genre avec une propension plus large de jeunes filles habituées, voire incitées à un usage limité de l’espace public.
« Les femmes se sentent plus en insécurité dans l’espace public que les hommes, et elles y limitent et adaptent leurs comportements de multiples manières notamment en étant moins mobiles que les hommes », nous apprennent Marie Gilow et Pierre Lannoy dans L’anxiété urbaine et ses espaces [2]. C’est sur cette première base inégale que s’insère la pratique d’activités physiques dans l’espace public.
Sport pour tous ?
À Bruxelles, il existe de nombreuses infrastructures sportives dans l’espace public. Elles se déclinent sous forme d’appareils de fitness en libre service, de terrains (multisports ou spécialisés), de pistes cyclables et de jogging… D’autres lieux sont appropriés par la population pour courir, danser, skater, patiner. Malgré la multiplicité des pratiques, ces lieux demeurent globalement perçus comme masculins. La pratique sportive elle-même est depuis toujours régie par les hommes. Le sport moderne émerge avec l’industrialisation, au XIXe siècle, dans les villes d’Angleterre puis du reste de l’Europe. C’est le contexte urbain avec sa centralité, sa population densifiée par l’exode rural qui peu à peu acquiert de haute lutte un peu de « temps libre » qui en permet l’apparition. Ballons, balles, battes, courses et poings, peu à peu, les jeux s’institutionnalisent, se dotent de règles précises et arbitrées. Les performances sont mesurées, chronométrées et les parties sont regardées par des spectateurices. Le sport se professionnalise, s’uniformise et peut être pratiqué de la même manière à différents endroits du monde.
Une conception de la ville « par et pour les hommes ».
Le sport est également encouragé par l’État en ce qu’il permet de disposer d’une population masculine « physiquement éduquée » et apte au combat si besoin est. Le sport a en outre la réputation de canaliser les mœurs (des jeunes hommes principalement).
À cette époque, en dehors des pratiques individuelles, l’éducation physique féminine existe, mais se cantonne souvent à la gymnastique.
Au tournant du siècle, les femmes participent pour la première fois aux Jeux olympiques sous l’œil réprobateur du fondateur du Comité international olympique, Pierre de Coubertin : « Aux Jeux olympiques, leur rôle devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs [3]. »
Les pratiques féminines s’intensifient et se diversifient néanmoins. De nombreux records sont marqués, puis battus, le sport féminin s’inscrivant dans la même logique compétitive que le sport masculin.
L’évolution de la place laissée et prise par les femmes dans le domaine n’est pas linéaire et dépend notamment des injonctions sociétales concernant la manière dont une femme doit mener sa vie et montrer son corps. Trop viriles, trop fragiles, trop nues ou pas assez, la femme dans le sport est toujours objet de jugement. Le sport demeure naturalisant, il trie les genres dans des compétitions distinctes, « il confirme la supériorité physique des hommes, fonde cette supériorité sur la nature biologique des hommes et des femmes, modélise le masculin sur les valeurs viriles [4] ». En effet, il reste le bastion d’une construction de la masculinité hégémonique, d’une binarité éculée et de nombreuses discriminations (sexisme, homophobie, transphobie, racisme…).
Trop viriles, trop fragiles, trop nues ou pas assez, la femme dans le sport est toujours objet de jugement.
Sous les projecteurs
Les statistiques de genre dans le sport sont un indicateur édifiant du chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre une forme d’égalité. La représentation médiatique en est révélatrice avec une moyenne mondiale de 4 % [5] des programmes consacrés au sport féminin dans l’audiovisuel. En 2023, sur la RTBF, qui dispose pourtant d’une politique volontaire en la matière, un quart seulement des événements sportifs diffusés mettaient en avant des athlètes féminines. Ce manque de visibilité a des conséquences. Les sponsors sont moins intéressés, les spectateurices moins attiré·es. Ce qui entraîne une limitation des revenus et de la professionnalisation des pratiques. Il existe dans le sport des écarts salariaux homme-femme bien mieux tolérés que dans le reste du monde professionnel.
Ces écarts engendrent une précarité financière et de statut qui touche de nombreuses sportives contraintes de composer avec des défraiements en prime, frais de transport et autres rentrées d’argent imprévisibles.
La représentation a pourtant un rôle d’encouragement à jouer dans les imaginaires féminins, notamment auprès des minorités. Dans une recherche effectuée sur les femmes et le cyclisme urbain à Molenbeek, Juliana Betancur Arenas mentionne que « le fait d’avoir des exemples de femmes cyclistes, en particulier de la même culture, devient une source d’inspiration et de motivation pour certaines d’entre elles [6] ».
Des amateurs, moins d’amatrices
En Belgique, et plus largement en Europe, le milieu du sport amateur est organisé en fédérations, clubs, associations. Les statistiques de fréquentation révèlent que le sport est pratiqué de manière inégale selon le genre des individus.
La première explication à ce déséquilibre est une question de temps. Pratiquer une activité sportive implique d’y consacrer du temps « libre ». Or, dans notre pays par exemple, les hommes disposent en moyenne de 44 minutes quotidiennes de temps libre de plus que les femmes* en semaine et 1h10 le week-end [7]. Différentes études montrent que c’est principalement la charge familiale incombant aux femmes* qui les pousse à réduire ou abandonner leur pratique sportive.
Dans le sport amateur aussi, les femmes sont peu représentées aux échelons décisionnaires.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, à peine 12 % des fédérations sportives sont dirigées par des femmes. Ces organismes, tout comme les infrastructures sportives dans l’espace public, sont subsidiés par de l’argent public et profitent pourtant majoritairement aux hommes. Néanmoins, le nombre de femmes* qui pratiquent une activité physique s’accroît chaque année et toutes les disciplines se sont ouvertes à leur présence. En outre, l’adolescence semble être une période charnière d’abandon progressif du sport par les filles ou de repli dans des sports dits féminins. La mixité, l’accroissement de la compétitivité et le coût sont des facteurs qui expliquent ce décrochage [8].
En dehors des cadres institutionnalisés, le sport pratiqué librement dans l’espace public a ses propres particularités.
Sur le terrain
Intéressons-nous à une étude menée sur des teenagers anglaises qui identifie les barrières (ressenties, observées) à leur pratique du sport dans les parcs [9]. Les jeunes interrogées y évoquent une dominante masculine qui créé un sentiment d’imposture et une peur d’être observée. La pratique du sport est perçue comme accroissant la visibilité et le sentiment de vulnérabilité. Elles citent également les mises en garde des proches contre les agressions ou le harcèlement, les stéréotypes de genre qui pèsent, le manque de sécurité émotionnelle et physique. D’un point de vue plus matériel, les parcs manqueraient d’équipements qui leur sont adressés, d’infrastructures (toilettes, vestiaires) et de lieux de pratiques/activités en non-mixité. L’état et l’entretien des lieux joue aussi dans la perception de sécurité. Du côté des incitants, on dégage la participation à des activités de groupe qui permettent la découverte des espaces et de leurs fonctionnalités pour travailler le sentiment de légitimité, de capacité. Il est aussi motivant pour elles de voir davantage de femmes* pratiquer du sport dans ces espaces.
Ce qui est également exprimé, c’est la volonté de participer à la conception des lieux, de les transformer en espaces qui rencontrent leurs besoins, et plus largement, ceux de la communauté.
À Bruxelles, l’asbl JES (Jongeren Maken de Stad) travaille sur le terrain et constate que les femmes* expriment un besoin de pratiquer à l’abri des regards indiscrets, dans des endroits calmes et intimistes. Dans le même temps, les espaces ouverts et les lieux fréquentés sont vécus comme plus sécurisants. Bien entendu, il est impossible que tous les espaces correspondent à tous les usages, mais les différents besoins doivent pouvoir trouver un lieu accueillant pour s’implanter. Or, le problème tient peut-être aussi à la rareté de ces espaces et la concurrence des usages qu’elle fait émerger.
En 2020, on pouvait lire dans le bilan de la Task Force Equipment menée par Perspective. brussels : « Il y a soit un manque d’équipements dans certaines zones (les petits terrains extérieurs et les grands terrains de jeux devraient être développés dans quasiment l’ensemble des quartiers du centre et de la première couronne et les salles de pratiques collectives au nord-est et à l’ouest de la Région), soit un manque de variété dans ces équipements et souvent les équipements présents sont inadaptés à certains publics spécifiques : femmes, personnes âgées, personnes handicapées [10]. »
L’aménagement est un facteur qui peut favoriser la pratique d’activités physiques de toustes dans l’espace public mais il ne s’agit pas d’attendre des femmes* qu’elles occupent l’espace public de la même manière que les hommes. La priorité est issue des revendications d’associations qui travaillent sur le genre et l’espace public (Garance, L’architecture qui dégenre…) : une construction des espaces avec les usagèr·es. La co-construction avec des groupes féminins locaux permet d’aboutir à un aménagement adapté à toustes, en valorisant l’expertise de terrain.
Les hommes disposent en moyenne de 44 minutes quotidiennes de temps libre de plus que les femmes* en semaine et 1h10 le week-end.
Prendre ses jambes à son cou
Certains sports peuvent se pratiquer sans infrastructures spécifiques, dans des lieux partagés avec d’autres usages. C’est le cas de deux sports de déplacement prisés des femmes : la course à pied et le vélo.
En 2023, Lucie Arno consacrait son mémoire aux facteurs influençant les pratiques spatiales et temporelles des coureuses à Bruxelles [11] : « Courir leur fait ressentir un sentiment de vitesse et elles pensent donc plus pouvoir échapper à l’oppression masculine en courant qu’en marchant. » Elle ajoute que « la peur est une émotion centrale dans la pratique des coureuses ».
Et cela modifie leurs pratiques, « ces choix de moments, de lieux, ces stratégies d’évitement, etc. participent à la restriction de l’utilisation de l’espace public des femmes ». Son travail souligne aussi certains écueils : « La littérature sur les activités récréatives extérieures se concentre beaucoup sur un public de femmes blanches au capital culturel élevé. » Elle a aussi tendance à se concentrer davantage sur les facteurs dissuasifs au détriment des facteurs incitatifs. Juliana Betancur Arenas, elle, s’est intéressée à la pratique du vélo par les femmes à Molenbeek [12] : « Le vélo était un moyen de cacher leur identité, de se déplacer rapidement et d’éviter d’éventuelles formes de violence sexiste. »
L’autrice met en avant que les spécificités culturelles peuvent constituer une barrière supplémentaire à la pratique d’une activité physique en public et constitue une problématique encore peu étudiée : « Le manque de “compétences et de confiance en soi en matière de cyclisme” est un facteur dissuasif crucial, en particulier pour les femmes dont la culture et les stéréotypes liés au genre constituent souvent un obstacle supplémentaire à l’apprentissage du vélo et à son utilisation comme mode de transport [13]. »
Dépasser le constat
Au-delà des besoins d’infrastructures adaptées et co-construites, la non-mixité est l’un des premiers incitants cités par les femmes* pour favoriser la pratique du sport dans la ville. Des formes hybrides et adaptées à l’espace public peuvent être imaginées, notamment l’occupation en groupe de certaines infrastructures à des moments donnés. Elle peut constituer un moyen temporaire de réappropriation, ouvrir un autre champ des possibles et un imaginaire collectif où les femmes* prennent une place plus importante qu’habituellement. La Maison des femmes de Schaerbeek organise depuis 2015 des sessions de marche et de vélo. Au-delà de l’exercice physique, elles visent à permettre la réappropriation ou la découverte de nouveaux lieux.
D’autres initiatives existent hors d’un cadre institutionnel. La ride des Déchaîné·es en est un exemple. Il s’agit d’une « virée à vélo en mixité choisie (sans hommes cis) », qui s’organise depuis plusieurs années « afin de lutter contre les logiques de domination et la violence quotidienne subies dans l’espace public. Nous visons le système et les institutions, qui dictent des rôles dans une échelle hiérarchique où les dominants écrasent et profitent des dominé·es : les personnes sexisées, à la sexualité ou au genre non conformes, les personnes racisées, sans papiers, etc. ». « En rentrant chacun·e chez soi, dans des réalités différentes, nous souhaitons que chacun·e puisse tirer de la force de ce moment partagé, réutiliser la puissance de cette joyeuse colère et la répandre également dans nos espaces privés [14]. » Ces événements questionnent plus ouvertement les fondements du système qui mène à l’oppression des personnes et des groupes. Partout à travers le monde, des groupes de femmes* donnent leur temps et leur énergie pour mener des actions qui revendiquent, se réapproprient, politisent des pratiques sportives et des espaces où les hommes ont la mainmise : parkour, skateboard, football, vélo… Différentes luttes s’y mêlent telles que celle contre le patriarcat, le validisme, le classisme, le racisme, les LGBT+phobies…
Des actions qui revendiquent, se réapproprient, politisent des pratiques sportives et des espaces où les hommes ont la mainmise.
Écouter les usagères et faire converger les luttes
Le genre est un facteur qui influence la pratique d’activités sportives dans l’espace public, et la manière d’appréhender les lieux au quotidien. Les femmes* y sont moins visibles, contraintes de développer des stratégies d’adaptation pour éviter les obstacles que constituent la conception des espaces et la manière dont il est occupé et utilisé. Cette problématique doit exister dans le débat public et, pour se faire, pouvoir être mesurée. La production de statistiques chiffrées permet l’objectivation des ressentis et la comparaison de l’évolution des discriminations à l’égard des femmes* (et des différents sous-ensembles que constitue ce groupe). Incontournable, cette production ne peut pourtant pas être une fin en soi. Les initiatives de terrain portent souvent une intersectionnalité nécessaire dont les pouvoirs publics doivent pouvoir s’inspirer pour appuyer et proposer des actions concrètes à différents niveaux. Le façonnement de la ville en est un fondamental. À Bruxelles, il existe un réseau d’habitant·es, de collectifs et d’associations riches d’une grande expertise de terrain. Elle doit être mise à profit pour transformer les espaces publics.
La disponibilité et l’adaptation des équipements doivent aussi être revues à la hausse, et ce, spécifiquement dans les quartiers denses et paupérisés de première couronne, où la qualité de vie est parfois amoindrie par les diverses carences en équipements sportifs [15], mais aussi collectifs, en matière d’espaces verts, et où la suroccupation des logements est une réalité plus prégnante qu’ailleurs.
La place des femmes* dans l’espace public démontre une nécessité de rééquilibrage de leur place et de celle des minorités au sein des pouvoirs décisionnaires afin que les lieux publics correspondent à leurs usages.
Un espace public plus invitant pour elles*, c’est un espace public plus inclusif pour toustes.
[1] D’autres articles du Bruxelles en mouvements y ont été consacrés et peuvent être lus sur le site internet d’IEB. Par exemple, « Vers un droit à la ville féministe, part. I : les expertes de la ville... les usagères ».
[2] M. GILOW, P. L ANNOY, « L’anxiété urbaine et ses espaces. Expériences de femmes bruxelloises ». in Les Annales de la recherche urbaine n°112 – Le genre urbain, 2017, p. 36-47.
[3] L. DELHOSTAL, LOUISON , C. GRÈS, N. PÉCHAL AT, Championnes !, éd. de La Martinière, 2024.
[4] Y. R AIBAUD, « Genre et espaces du temps libre », L’Information géographique, vol. 76, no 2, 2012, p. 40-56 [en ligne].
[5] Conseil Supérieur de l’Audiovisuel « Sport féminin, toujours deuxième » 05 février 2019, [en ligne].
[6] J. BETANCUR ARENAS, « Les femmes et le cyclisme urbain à Molenbeek : quelles motivations et quelles barrières ? », Université des femmes, décembre 2023 [en ligne].
[7] Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, « Emploi du temps », 2020 [en ligne].
[8] Fédération Wallonie-Bruxelles, « Typologie de la pratique sportive des femmes en Fédération Wallonie-Bruxelles » [en ligne].
[9] Yorkshire Sport, « Make Space for Us : Insight Report », juillet 2022.
[10] Perspective.brussels, « Task Force Equipements, bilan enjeux et perspectives 2020 », février 2020 [en ligne].
[11] A. LUCIE sous la direction de T. DEBROUX, « Pratiques spatiales et temporelles des coureuses à Bruxelles : Étude des facteurs d’influence », ULB 2022-2023.
[12] J. BETANCUR ARENAS, op. cit.
[13] J. BETANCUR ARENAS, op. cit.
[14] Dechainé·es, « Revendications » [en ligne].
[15] Perspective.brussels, op. cit.