Les détails, la ville en mouvement, connaissance par les frites, etc.
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12 juillet 2023 • Pascal Leclercq
Les détails
Depuis ma chambre, dans un hôtel en toc érigé sur les bords de la Meuse, de la Meurthe ou de la Moselle, je me repais du spectacle des vieillards promenant leurs chiens le long des berges – en toile sonore de fond, celui non moins affligeant de la télévision publique française. Plus tard, dans le hall d’entrée, nouveau décor de rêve : canapé de velours pisseux, bar-restaurant arborant un menu sinistre et, sur un tableau noir, un message de bienvenue écrit en trois couleurs et en trois langues, à la craie, dans une graphie enfantine agrémentée de cœurs. C’est comme toujours dans le détail que réside la laideur : des pieds de table moches, des luminaires pompiers, un buffet dont le bois traité imite le plastique – et la voix du préposé au réassortiment qui dit qu’il va fermer.
La ville en mouvement
Avec une bande de potes, en bras de chemise les intellos, en singlet les autres, on va tenter de déplacer la ville – mais avec toutes ces maisons imbriquées, ces palais rococos du centre, la cathédrale et la prison de style néogothique, ça ne sera pas évident, on a peur de se tuer à la tâche. Des autochtones nous regardent manœuvrer, l’œil goguenard, comme s’ils possédaient quelque information qui pourrait nous faciliter la besogne, mais qu’ils n’entendent pas lâcher. On sue sang et eau, un de nos camarades a la brillante idée de sortir un fouet pour nous aider à coordonner nos efforts ; au bout de quelques heures, nos dos sont zébrés de rouge, mais les premiers blocs ont bougé. Tout se passe alors très vite : chaque îlot coulisse, l’un à la suite de l’autre, et lentement se met en place une étrange transhumance. Pour le fouet, on établit une tournante et au bout de quelques jours, on a profondément modifié l’aspect de la place. Bien joué ! Maintenant, on peut rentrer manger.
Connaissance par les frites
On est assis sur un banc orange devant une table orange sous une tonnelle désespérément orange, dans une sorte de kermesse à la française, une brocante, une fête en plein air en tout cas, et on mange des frites : Andrea, deux de ses amis que je ne connais pas, et moi. On en est à notre deuxième ravier, je n’ai déjà plus faim, mais je sens – nous savons tous, comme instinctivement, que manger des frites est la meilleure façon de faire connaissance, alors les raviers tournent et à chaque fois qu’ils passent devant moi, je mange une frite et à chaque fois qu’ils passent devant Andrea, il les saupoudre de chlorure de natrium et on continue d’enfourner les allumettes dorées à pleine bouche et on rit de plus en plus et de plus en plus fort parce qu’au bout du compte les frites sont beaucoup trop salées mais on peut dire qu’au moins, là, on a fait connaissance.
Un bon conseil
Je ne dis rien, parce que je suis installé dans un bar et que je sirote une bière et que je suis raide amoureux de la fille assise en face de moi, de ses yeux très bleus, de ses cheveux très blonds, des traits de son visage, très doux. Je ne dis rien, parce qu’il m’a été signifié que je devais me taire devant cette fille au maintien calme, aux épaules hautes, sans pourtant être hautaines – je feins l’indifférence devant la force qui émane de tout son être. Quelque chose en elle indique également la fragilité – sans cela, me plairait-elle ? –, une sorte d’être là sans y être tout à fait, qui laisse entrevoir à chacun de ses mouvements un espace à combler – mais on m’a invité à éviter tout contact avec elle, je me contente de faire comme si je l’ignorais.