Bruxelles hélas

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12 juillet 2023 • Serge Delaive

Fin d’automne. Ce matin, la lumière corrompt la distance. Lucas observe la place centrale de la ville sans nom, la ville où il vit, a vécu et vivra sans doute. Les conjugaisons ne valent pas prédiction ; elles tentent d’ordonner les distorsions temporelles. Lucas observe l’oubli en construction, là, sur cette place. La vue d’ensemble apparaît trouble, marginalisée dans les éclats du jour qui se lève, douloureusement. Chaque objet, ce qui signifie chaque forme nettement contournée, prend consistance, écarte le flou et les fluides, se découpe sur les différentes profondeurs de champ. Profondeurs de champ. Et il pense au pouvoir prodigieux du noir et blanc, images fixes ou en mouvement. Lucas veut le monde en noir et blanc. Il s’exerce. Davantage encore en cet instant précis. Il s’efforce d’oblitérer les longueurs d’onde du spectre visible dans le rayonnement électromagnétique qui le terrasse, terraqué, liquide et solide, en position d’observateur de référence des illusions immatérielles, entité démiurgique capable de rassembler et de distinguer l’ensemble des couleurs – le blanc – et l’absence de couleur – le noir – rassemblées dans le champ de vision, ici, sur cette place, au centre de la ville sans nom, la ville où il vit. Lucas pense trop. Il en a conscience. Lucas s’est posté dans un recoin, adossé à la pierre grise d’un bâtiment commercial. Derrière lui, en lettres capitales : PRIÈRE DE NE PAS DÉPOSER VOS DÉCHETS. À travers le pavage souillé, des silhouettes diagonalisent l’espace. Certaines avancent tête penchée, tête pensée vers ce qui va advenir, le travail peut-être, ou ce qui est quitté, un foyer, un rêve, un cauchemar, un corps, une solitude. Le secret des angoisses, des hébétudes, des désirs. D’autres sont hypnotisées par les écrans des téléphones, halos de lumière bleutée frôlant les visages. Dans et en dehors du monde, cerveaux captifs, mondes parallèles déniant un réel possible, imbriqués gigognes dans des mondes parallèles aux mondes parallèles, tendant vers l’infini, comme un théorème mathématique remontant à l’Antiquité.

Des bus patientent aux arrêts. La librairie au bout de la place s’éclaire. Lucas scrute à mi-hauteur, murs, lampadaires, feux de circulation, ce qui pourrait supporter les globes cyclopes des caméras de surveillance. Après un rapide tour d’horizon, il en dénombre cinq. Les vigiles électroniques décortiquent les lieux sans que personne ne s’en soucie. Ne s’en inquiète. Peut-être est-ce rassurant ? Peut-être. Les premiers dealers s’installent, facilement identifiables. Les dealers, en noir et blanc. Aucun doute. Trop facile. Ils savent les caméras, ils connaissent les angles de protection, mais en fait peu importe, ils obéissent aux ordres, au-dessus d’eux, dans la hiérarchie informelle et infranchissable, il n’y a personne bien sûr, ils sont la dernière chaîne du maillon, comme si les caméras les évitaient. Ou les protégeaient, d’une manière ou d’une autre. Ce sera une autre histoire demain, reconnaissance faciale et le bataclan. En attendant, ils papotent, se répartissent l’espace avant l’arrivée des premiers clients, quelques minutes. Le ciel ne retient rien. Large ouvert, il vire sur son axe. Les couleurs réapparaissent. Le bleu nuit se décolore. Un soleil monte, quelque part dans l’est des anciennes directions que, par hasard, des rues révèlent.

Ça pue la pisse. Pas de vent. Une fille passe la tête par-dessus les couvertures qui la dissimulaient. Mon âge, trente ans maximum, estime Lucas. Il capte les lignes concrètes en provenance des pupilles rétractées. Des lignes brisées qui oscillent. Entre étonnement, douleur et résignation. Et la colère, altérée. Elle se redresse, grande, fine, belle. Vêtue de vêtements de sport contre la pluie, elle enfile un petit sac à dos, s’empare de son sac de couchage qu’elle place sur les épaules, recouvrant le sac comme une cape. Le bas de son pantalon est relevé sur la jambe gauche où une plaie purulente se dessine à hauteur du mollet. Elle entame ses premiers pas, en boitillant. Lucas la suit qui approche. Ses iris bleus vifs fixent hagards ce qui la précède. Elle ne prête aucune attention à ce qui l’entoure. Elle avance.

Un homme âgé promène un chien. Au bout d’une laisse. Une façon de chien. Minuscule, préfabriqué. Pulsion : Lucas se projette quelques secondes en aval, son pied droit frappe l’animal. Son talon écrase les os friables du crâne par où la marmelade de la cervelle s’écoule. Une habitude irrépressible chaque fois qu’il croise un de ces spécimens de la taille d’un rat.

Une femme entre deux âges court. Les muscles des chevilles se tendent à chaque foulée. Équipement sobre et récent, sauf les chaussures zébrées de jaune fluo. Elle a des écouteurs aux oreilles. Le son d’un son et des battements. Un camion poubelle pénètre la place par la droite. Deux hommes vêtus de vestes orange réfléchissantes sautent de la plate-forme arrière. Le conducteur fume une cigarette, visage relevé. Le moteur ronronne. Bruits métalliques. Les éboueurs lancent des sacs dans la benne. Le camion dépasse Lucas puis la fille sans domicile. Aucun échange, ni parole ni regard. Enclenchement. Grincement. Une mâchoire agrippe les déchets dans la benne, métal dur, violent, compétent, qui remue et écrase les déchets avant de les avaler. Un autocollant qu’il ne parvient pas à décoder est apposé audessus du pare-choc arrière, à droite. Des lignes noires et des triangles rouges.

Lucas se met en marche. Se retournant, il découvre un sticker rectangulaire apposé sur une boîte aux lettres, une photo en noir et blanc, un texte bleu sur un mur, en écriture scripte majuscule : Meuse f leuve nord et une signature, @jfierccearaison. Dubitatif, il fouille sa mémoire à la recherche du nom, sans succès.

Lucas quitte la place. Il a rendez-vous avec Marie avant que le jour soit levé, au bout d’une nuit éveillée.

Sous les pavés, les égouts en réseau souterrain, caché, comme tout ce qui inonde, le fric, la came, les décisions, les collusions. Lucas s’en va. C’est partout pareil, jusqu’aux pôles.