La ville à ses instants et endroits cruciaux
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12 juillet 2023 • Tom Nisse
Le journal Bruxelles en mouvements de cet été est, encore une fois, un journal pas comme les autres. Il se veut entièrement dédié à la littérature. Le thème qui a été proposé s’est naturellement imposé et ne pouvait être que celui de la ville. Différentes écritures, différents regards sur les phénomènes urbains donc, tous unis par la précision de la perception.
Une publication écrite à partir d’une thématique précise choisie propose en général un cadre : la thématique en elle-même et, si possible, un maximum des aspects qui la composent, puis ensuite un angle d’attaque : l’approche critique et créative du cadre, ainsi qu’enfin des questionnements issus de cette approche, censés, dans les meilleurs des cas, esquisser des réponses. Mais que valent nos questionnements aujourd’hui ? Face à un écocide, ou un capitalocène, de plus en plus virulent et qui semble irrémédiable, avec, en option promotionnelle, une terreur répressive réelle exercée envers les opposants à cette destruction de toutes les formes du vivant, opposants, bien entendu, elles et ils qualifiés de terroristes, d’« écoterroristes » ? Face à la banalisation mentale collective instantanée, implémentée par les médias de masse, à l’égard du naufrage d’un chalutier bondé de femmes et d’hommes en route vers un exil éventuel, les femmes et les enfants entassés dans la cale du navire par centaines, pour toujours engloutis, pas loin de nos plages de vacances ? Face aux mendiants adossés contre nos façades dont les gobelets tendus sont vides, parce que là où l’argent circule il n’y a plus de liquide ? Que valent et que peuvent nos questionnements, et peut-être même nos ébauches de réponses ? Or, la fragilité de ces interrogations est déjà une réponse en soi, une puissance.
Et comment la littérature agit dans ce contexte ? Quand elle a choisi un sujet, un cadre, aussi lourd de significations et de conséquences que les précités : la ville, l’urbain ? Car, en effet, les villes que nous proposent et préparent leurs gestionnaires aujourd’hui, et depuis quelques décennies, ne sont, elles non plus, pas de tout repos, qu’on se le dise. Elles s’étendent bétonnées au détriment des paysages et de ce qui y pourrait encore éclore un peu. Elles se gentrifient au profit d’un consumérisme hystérique d’affairistes nantis qui ignorent que leur facteur marche à pied. Elles congestionnent leur bruit à tel point qu’il fait trembler la terre même la plus éloignée, et qu’il est désormais très périlleux pour des espèces volatiles de voguer dans leurs vents toxiques. Et elles devraient, artificiellement, devenir de plus en plus intelligentes, se goinfrer d’intelligence artificielle, soi-disant pour faciliter la vie à leurs citadins, dont une très grande part n’a rien demandé mais subit. Aux citadins qui subissent s’ajoutent les buissons qui ont été coupés et donc les moineaux qui disparaissent. Confronté à ces impositions et ces disparitions, on pouvait encore, autrefois, aller se consoler le soir au bistrot, mais bien peu nombreux sont les bistrots populaires de quartier qui subsistent.
Aux citadins qui subissent s’ajoutent les buissons qui ont été coupés et donc les moineaux qui disparaissent.
Ce que nous avons essayé d’aller chercher et trouver pour ce journal qui sortira des presses pendant une nouvelle canicule dévastatrice inédite, paraît-il, c’était de voir ce que peut donc faire une littérature, une poésie insoumise, aux prises avec ces expansions capitalistes urbaines. Force a été de constater, au fur et à mesure que nous recevions les textes, qu’elles peuvent, si ce n’est pas tout, néanmoins faire beaucoup. En agissant sur la sensibilité et l’entendement des lectrices et des lecteurs. En agissant afin d’affiner les perceptions du quotidien. En prenant en compte plusieurs villes, il y a une grande part de Bruxelles, mais aussi une part de Liège, de Lille, de Marseille. Le spectre des voix recueillies, où la fiction côtoie la poésie et la prose enragée, va amener de la planification urbanistique, en passant par les chambres où on a pu trouver refuge, ou encore une dame vivant par et pour la rue et qui se confie en dansant sur un parvis – à un matin de grisaille miséreuse où toutes les paumées et tous les paumés sont pris en compte, et puis à ce que l’éveil en ville peut néanmoins avoir de tendre, tendresse végétale avec ce qu’elle peut véhiculer de bouleversant, pour finalement n’omettre ni le cri de révolte, ni la ligne de temps et d’espace destructrice impitoyable qu’est toujours et avant tout la ville. À cela s’ajoute, et nous en sommes reconnaissants, un article retraçant l’histoire du rap de Bruxelles, forme de poésie urbaine qui reste un acte de résistance.
Si en plus les pages qui suivent peuvent nous rappeler, par endroits, que nous sommes les actrices et les acteurs de nos quartiers et qu’il ne nous est pas impossible de les habiter et de les reprendre en main ensemble de manière autonome et respectueuse envers notre milieu de vie, afin d’arrêter d’urgence le désastre en cours, alors notre pari n’est pas perdu.