Un cadastre régional des arbres
https://www.ieb.be/46769
14 juin 2023 • Cataline Sénéchal
En région bruxelloise, l’entretien, la protection et la recension des arbres dans l’espace public relèvent selon les cas des services « espaces verts » des dix-neuf communes, des administrations de Bruxelles Mobilité ou de Bruxelles Environnement. Cette logique territoriale particulièrement complexe entraîne peu de concertation autour de la préservation des arbres et une opacité des procédures de décision.
Juillet 2020, sur la chaussée de Mons, à hauteur de la rue Docteur de Meersman. À grands gestes et à grands cris, un commerçant tente d’arrêter une entreprise de jardinerie venue détruire « sa » protection d’arbre. L’homme avait bricolé une structure en bois pour protéger les racines contre l’amoncellement des poubelles. Il est d’autant plus frustré que la structure de son voisin d’en face, elle, reste en place.
Par la suite, nous apprendrons avec lui que sa construction avait été jugée « non conforme » et donc condamnée à la destruction, et que les arbres de la chaussée sont « gérés » par Bruxelles Mobilité, contrairement à ceux des rues adjacentes, entretenus par la commune d’Anderlecht.
Cette anecdote témoigne de la difficulté éprouvée par les habitant·es à comprendre à qui s’adresser pour poser une question concernant un arbre. À qui faut-il écrire pour se plaindre lorsqu’une branche entre par sa fenêtre ? À qui doit-on s’adresser lorsqu’un arbre semble mal en point et nécessite une assistance ? Ou encore, auprès de qui se renseigner lorsque des bruits de tronçonneuse se font entendre depuis un jardin de l’îlot ? La commune ? Bruxelles Environnement ? Bruxelles Mobilité ? Urban Brussels ?
À la suite de la création de la Région bruxelloise, les compétences liées à la taille, l’entretien, l’abattage et le référencement des arbres ont été distribuées territorialement. Certes, cette répartition revêt certains avantages : elle permet de moduler les règles définies par le niveau régional aux réalités et besoins du terrain et de faire entretenir l’espace public par des services de proximité, réputés disposer d’une expérience pratique à mettre au service des lieux dont ils prennent soin.
Toutefois, un tel contingentement provoque également beaucoup de confusion. La fameuse lasagne des compétences locales et régionales désoriente les habitant·es, qui ne savent plus trop à qui s’adresser. Et, trop souvent, les services communaux et régionaux se renvoient la balle.
Chacun son territoire, chacun son cadastre (ou pas)
Sur l’ensemble du territoire régional bruxellois, les arbres sont entretenus par vingt et un services « espaces verts » distincts (dix-neuf communes et deux organismes régionaux). Cette autonomie se traduit aussi par l’absence d’un cadastre commun. Chaque organisme référence « ses » arbres selon ses propres critères et avec ses propres supports.
La grande majorité des arbres poussant sur les grands boulevards, les chaussées qui traversent ou encerclent la Région sont placés sous la responsabilité de Bruxelles Mobilité (BM). Depuis plusieurs années, l’organisme régional édite une cartographie de ces quelque 30 000 arbres, mais celle-ci n’a pas été réalisée pour une communication grand public. D’après nos renseignements, cette carte serait avant tout fonctionnelle : la cellule « plantations, fontaines et œuvres d’art » de Bruxelles Mobilité ne disposant pas de jardiniers en suffisance, elle doit déléguer les tâches d’entretien au secteur privé. La carte est donc avant tout un monitoring et un moyen de communiquer avec ses sous-traitants.
L’administration Bruxelles Environnement (BE), elle, dispose de ses propres équipes de jardiniers pour entretenir les parcs qu’elle reçoit en gestion. Curieusement, elle ne diffuse actuellement aucun relevé des arbres. Plusieurs sources indiquent néanmoins que cela fait bien partie de ses intentions, mais son lancement est sans cesse reporté. Pour concevoir ce genre de nouveau projet, BE doit faire appel à des bureaux privés… et la coordination avec un partenaire extérieur n’est pas forcément simple. On pourrait imaginer que BE chapeaute les autres services « espaces verts », mais apparemment ce n’est pas le cas : l’administration régionale n’a pas l’autorité suffisante pour contraindre les communes à communiquer des données harmonisées.
En effet, d’un point de vue strictement quantitatif, hormis la forêt de Soignes, ce n’est ni à Bruxelles Environnement ni à Bruxelles Mobilité qu’il incombe d’entretenir le plus grand nombre d’arbres, mais bien aux dix-neuf communes. Pour cela, chacune dispose de son service « espaces verts », qu’elle organise en autonomie, lui affectant plus ou moins de personnel, plus ou moins d’outils technologiques, plus ou moins de budgets. L’esprit qui dirige ces services semble varier d’une commune à l’autre, d’un échevin à l’autre, certains adoptant une gestion plutôt utilitariste de la nature, d’autres se montrant plus protecteurs voire, très rarement, conservationnistes.
Seules deux communes (Jette et en partie Saint-Gilles) publient en ligne leur cadastre géolocalisé (via le datastore.brussels). Parmi les dixsept autres, quelques-unes disposent de fichiers informatisés, d’autres d’un registre manuscrit, et une poignée d’entre elles n’auraient aucun référencement ou ne sont en tout cas pas en mesure de le fournir.
Enfin, les relevés du service patrimoine de Urban.brussels échappent au compartimentage territorial. Ils référencent tous les arbres remarquables, situés dans l’espace public communal ou régional, mais également chez des particuliers. Ce service n’a aucune vocation d’entretien : le devoir de bons soins à l’arbre, même protégé, reste de la responsabilité de son « propriétaire », qu’il soit public ou privé. L’« Inventaire scientifique des arbres remarquables de la Région de Bruxelles-Capitale », a pour vocation d’informer le grand public d’une décision légale visant à protéger un arbre considéré comme « remarquable » par une combinaison de critères de singularité : sa situation, son essence, sa rareté, son âge…
Plusieurs tentatives de réaliser une cartographie commune aux différentes administrations ont échoué. La dernière daterait de 2020 : Paradigm.brussels (centre informatique bruxellois, ex-CIRB), après avoir organisé plusieurs réunions, a renoncé à cette ambition face à la complexité d’accorder les administrations sur une harmonisation des données, sur leur mode de récolte (informatique, application mobile, registre papier) et de faire plier les volontés d’indépendance de certaines entités.
Chaque organisme référence « ses » arbres selon ses propres critères et avec ses propres supports.
Cartographier les arbres bruxellois
Cette exigence à référencer, à « encaser », à cadastrer les arbres peut prêter à sourire : après tout, un arbre ne reste-t-il pas un arbre, peu importe qu’il figure, ou pas, dans un registre ?
Certes. Mais, dans nos sociétés occidentales contemporaines, l’identification du vivant participe de la norme. Il est référencé, classé, consigné et souvent hiérarchisé. La précision des informations sur un individu est très souvent proportionnelle à l’intérêt que la société lui porte. Par exemple, la complexité des renseignements figurant sur les documents officiels des animaux d’élevage à leur arrivée à l’abattoir varie d’une espèce à l’autre : un cheval dispose d’une carte d’identité, une vache est présentée par une fiche individuelle, les cochons, moutons ou chèvres arrivent par contingents, identifiés par un simple bordereau.
Donc, le fait que les arbres bruxellois échappent à l’individualisation peut être considéré comme significatif. À l’exception des arbres réputés « remarquables », le végétal en ville est représenté en biomasse, en surface, à haute valeur biologique. Pour beaucoup, l’arbre est encore largement perçu comme purement ornemental et, à l’image du mobilier urbain, il est considéré comme déplaçable, sa taille rectifiable, ses alignements réordonnançables.
Référencer, c’est assurer une forme minimale de protection. Pour preuve, à Bruxelles, seuls les arbres « remarquables » disposent de fiches détaillées avec photo, nom commun en français et en néerlandais et une forme de biographie.
Cette tendance au référencement est assez répandue en dehors de nos frontières. De nombreuses grandes villes européennes possèdent un inventaire public de leur « patrimoine » arboré de voiries et de parcs. À titre d’exemple, sur une carte publiée en ligne, Paris et Amsterdam géoréférencent plus de 210 000 arbres de voirie et le « Baumkadaster » de Berlin compte pas moins de 759 365 arbres. Paris annonce les arbres condamnés à l’abattage, Amsterdam affiche les essences les plus présentes, l’interface berlinoise compte une foule d’analyses statistiques. La genèse et la forme actuelle de l’inventaire cantonal de Genève sont inspirantes : il retranscrit un relevé d’initiative associative réalisé dès 1976 et qui se poursuit depuis lors grâce au soutien des universités et des collectivités locales (communes, canton). Chacun s’est entendu pour actualiser et vérifier les données. C’est donc un outil utile aux collectivités, aux habitant·es, aux chercheurs. Les arbres disparus, remarquables, les jeunes arbres, les arbres à planter, les arbres en stress ou en péril y sont référencés. Et surtout, contrairement aux cartes parisienne, berlinoise ou amstellodamoise, cet outil est contributif : il suffit de s’inscrire sur le site pour pouvoir encoder un arbre sur la carte interactive.
En constatant l’absence de cadastre commun aux vingt-deux institutions s’occupant des arbres bruxellois, IEB, en partenariat avec l’association Tactic, va lancer un site web de cartographie collaborative. Cette carte est capable d’importer des données publiques exploitables. Elle permet aussi d’encoder les arbres croisés en rue, au parc, dans son jardin, que ce soit directement ou plus tard, après les avoir notés dans son calepin. Il s’agit d’arbres.cartobru.be (plus d’information dans l’encadré). Intégrer les données existantes s’est révélé une tâche très complexe. Aucun des quatre fichiers disponibles sur le datastore.brussels (Bruxelles Mobilité, Patrimoine.brussels, Jette et Saint-Gilles) ne présentait ses données de la même manière. Par exemple, Bruxelles Mobilité se contente d’indiquer le nom scientifique des arbres, tandis que Patrimoine.brussels ajoute les noms communs en français et néerlandais. Les unités de mesure diffèrent. Jette et Saint-Gilles ne géolocalisent pas leurs arbres, leurs fichiers donc sont inexploitables tels quels par Gogocarto.
Une carte à laquelle chaque institution, chaque commune, chaque habitant·es peut contribuer permettrait de mieux connaître le patrimoine arboré bruxellois, la grande diversité de ses essences, de ses générations et de sa situation sanitaire. Elle favoriserait aussi la transparence sur la gestion (politique d’abattage, de plantations), sur la répartition territoriale des compétences. Elle se mettrait au service d’une meilleure coordination des actions communales et régionales et faciliterait la co-veillance des habitant·es et des institutions sur les arbres de leur ville. Un cadastre commun servirait à compiler des informations passées et présentes, et à ainsi mieux appréhender l’avenir, marqué par le dérèglement climatique et ses conséquences sur la vie, dont celle des arbres. Le site arbres.cartobru.be est une réponse encore imparfaite à l’absence de cartographie commune. Il permet de pallier une lacune régionale, en attendant que Bruxelles se dote d’une carte plus complète. Pour cela, on peut se demander s’il ne serait pas souhaitable que Bruxelles Environnement dispose d’une autorité accrue pour contraindre les communes à harmoniser leurs pratiques, y compris concernant le recensement des arbres. Enfin, ajouter un arbre rencontré au hasard d’un chemin, ou regardé chaque jour à travers sa fenêtre, c’est aussi « nourrir le regard », le sien et celui des autres. Hormis peut-être pour un paysagiste, un pépiniériste ou un biologiste, distinguer les espèces végétales de la ville ne revêt aucune valeur monétaire, aucune utilité essentielle. Distinguer un érable d’un platane, c’est donc, la plupart du temps, « du savoir pour du savoir », et c’est justement ce qui en fait sa très grande valeur.
De nombreuses grandes villes européennes possèdent un inventaire public de leur « patrimoine » arboré de voiries et de parcs.
arbres.cartobru.be
Depuis de longues années, IEB collabore avec Tactic asbl, association spécialisée dans la programmation et la diffusion des logiciels libres et qui interroge la place du numérique à travers des activités d’éducation permanente. Il était donc logique de travailler avec Tactic sur une interface web de cartographie ouverte au grand public.
Tactic a adapté Gogocarto, une interface web de création de cartes thématiques collaboratives, construite par une équipe de développeurs bénévoles. Gogocarto est très modulable, permet d’importer des fichiers de données publiques (open data), mais aussi d’accueillir les contributions individuelles.
En effet, moyennant inscription, tout le monde peut « ajouter un arbre » sur cartobru. L’encodage est facilité par un formulaire à remplir. Il peut se faire en rue, grâce à une tablette, un smartphone. Il peut dérouler à l’ancienne en rapportant, sur un calepin puis sur un ordinateur, la localisation, l’essence, la taille et l’âge estimé des arbres rencontrés en chemin.
Reconnaître l’essence d’un arbre n’est pas chose facile : pour les personnes à l’aise avec un smartphone, les taxinomistes conseillent deux applications très pratiques et totalement gratuites. Toutes deux proposent d’identifier les arbres sur base d’une photo (une feuille, son écorce, un fruit ou une fleur). Il s’agit d’Obsidentify, une application belge reliée à observation.be, qui recense la diversité du vivant en Belgique, ou de Pl@ntnet, une application française reliée au GBIF (indexation de la biodiversité au niveau mondial).
Toutefois, mener de tels projets à plusieurs, c’est toujours mieux. Pour éviter de laisser chacun seul face à son calepin ou son smartphone, IEB se propose d’animer des séances de reconnaissance et d’encodage collectives. Les personnes, comités ou groupes intéressés peuvent nous contacter.
Constatant l’absence de cadastre commun aux vingt-deux institutions s’occupant des arbres bruxellois, IEB, en partenariat avec l’association Tactic, va lancer un site web de cartographie collaborative.