Vivre un quartier & comprendre d’où il vient
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18 août 2020 • Bénédicte Verschaeren
Chaque habitant bruxellois habite et vit dans son quartier. Chacun le voit quotidiennement et le connaît bien. Cependant, très souvent il aimerait mieux le connaître encore, comprendre pourquoi il est ainsi et pas autrement. Certains habitants y restent longtemps par choix mais aussi par impossibilité de faire autrement. Vivre son quartier ce n’est pas le subir. Mieux le comprendre peut éclairer nos choix individuels et/ou collectifs.
Je travaille à Molenbeek depuis plus de 30 ans au sein du Collectif Alpha, une association qui dispense des cours d’alphabétisation à des adultes. Ces cours visent l’apprentissage du français parlé, écrit et lu. Le public qui fréquente nos cours habite le quartier des Etangs noirs ou des quartiers similaires à Anderlecht, Cureghem, Bruxelles. Dans ces quartiers vit une population majoritairement peu scolarisée, dans une situation socio-économique faible. Ces adultes s’inscrivent aux cours dans le but de maîtriser le français, de pouvoir lire et écrire afin de participer à la vie quotidienne bruxelloise : trouver un travail, suivre la scolarité de leurs enfants, prendre et aller à des rendezvous seul·e, comprendre ce qui est dit, mieux se débrouiller dans la vie… mais aussi et c’est important pour mieux comprendre le quartier, la ville, le pays où ils vivent.
Notre travail consiste à proposer de réfléchir à l’environnement bruxellois, de le questionner, de poser un regard autre sur celui-ci, de le découvrir d’autres façons. Le point de départ se base toujours sur ce que chacun connaît, sur ce qui le préoccupe, sur ce qu’il voudrait savoir afin de mieux comprendre où il est, où il vit.
Redécouvrir le quotidien
Les adultes du Collectif Alpha connaissent leur quartier mais leur curiosité s’éveille lorsqu’ils ont l’occasion de le découvrir autrement, d’en apprendre davantage sur son histoire, sur ses caractéristiques ou sur les transformations en cours. « Tiens, pourquoi les barrières du canal ne sont pas les mêmes côté Molenbeek et côté Bruxelles-ville ? » « Tiens, pourquoi y-a-t-il un large espace depuis le canal jusqu’au parc Bonnevie ? » Ils ont en général une grande connaissance des institutions sociales bruxelloises pour les fréquenter assez souvent ; que ce soit Actiris, le CPAS, le service des logements sociaux, les bureaux d’intérim… Leurs trajets pour s’y rendre et leur quotidien les mènent à sillonner Bruxelles.
Ils aiment se balader dans les parcs, faire du shopping chaussée de Gand, faire les marchés : celui du jeudi, celui du mardi, celui de l’abattoir. Lors de nos échanges, ils pointent le parc près de la basilique de Koekelberg ou l’Atomium comme des espaces agréables. Depuis peu, un nouvel espace vert a vu le jour dans le quartier. « Super, le parc de la Porte de Ninove, j’y vais avec mes enfants pendant les congés. Mais c’est quoi les palissades à côté, c’est bizarre, ça fait longtemps qu’elles sont là. Qu’est-ce qu’on va faire ? »
Un passé qui modèle le présent
En passant devant un bâtiment bizarre avec une drôle de forme : le bâtiment AJJA [1], on apprend que c’est en raison du passage de la petite Senne que le bâtiment a été construit en 1874 avec un angle aigu permettant de laisser passer la rivière. Étonnant, non ?!
C’est l’occasion de parler du passé industriel et de revenir sur la présence du canal. « Tiens, pourquoi il y a des vieux bâtiments industriels à Molenbeek ? Qu’est-ce qu’on faisait dans celui de la Place de la minoterie ? » Les noms des rues, des places nous renseignent aussi sur ce passé. « Pourquoi la Place Wauters-Koeck s’appelle comme ça ? » La place Wauters-Koeck du nom du propriétaire d’une ancienne fonderie est remarquablement bien racontée par Alfred Devos [2] qui y a vécu son enfance dans les années 20. La rue Vandermaelen [3] rappelle ce géographe et bibliophile du début du xix e siècle qui avait construit jadis un bâtiment prestigieux et un ensemble de serre en plein de cœur de la commune. La rue Houzeau de Lehaie met en scène ce républicain du milieu du xix e siècle. Ces histoires font parfois penser à la nôtre, nous relient à nos prédécesseurs et au quartier où l’on vit.
En parlant des bâtiments industriels, on évoque les métiers d’hier mais aussi d’aujourd’hui. Se plonger dans les almanachs du siècle passé nous offre des pistes pour comprendre la physionomie du quartier, son histoire jette des ponts sur notre façon de voir le monde aujourd’hui. Et nous donnent à entendre d’autres réalités que celles vécues par les habitants d’aujourd’hui ; leur métier, leur connaissance sur l’artisanat, le travail du bois, du métal, qu’ils ont réalisé eux-mêmes. Observer un quartier, c’est aussi se plonger dans la vie des gens d’autrefois, partager des émotions, des petits morceaux de vie qui ont façonné et qui façonnent encore nos quartiers.
Que ce soit les balcons en fer forgé, des petits vitraux cachés des passants, les portes en bois, les châssis avec les montants moulurés et les anciennes vitres encore irisées, les corniches à gouttes, les caches trou-de-boulin… Autant de détails riches à découvrir dans le vieux Molenbeek !
Lors de la visite dans ce quartier une apprenante a expliqué comment était le quartier quand son père a débarqué à Bruxelles dans les années 60. Elle évoque l’accueil, des souvenirs de solidarité dans ce quartier. Aiguiser le regard critique et la découverte Plus on connaît son quartier, plus on y est intéressé, plus on l’apprécie et plus on en est critique. Dès lors les questionnements et les demandes d’informations surgissent. Ainsi alors que nous croisons la navette de bus qui relie la gare du Nord à Tour et Taxis, une personne du groupe s’esclaffe : « Tiens, des bus s’appellent Tour&Taxis, bizarre, je n’ai jamais vu ! Ça n’a pas l’air de s’adresser aux habitants. » « Oui, on construit des appartements, ce n’est pas pour nous. C’est 2000 euros par mois ! Qui pourra aller habiter là-bas ? » « Et le Petit Château c’était quoi avant ? » Régulièrement nous sortons du quartier ce qui peut créer des ponts avec leur lieu de vie, voir au-delà.
C’est le cas pour la Porte de Hal par exemple. S’imaginer la ville de Bruxelles, il y a plus de 650 ans, avec ses 7 portes et son mur d’enceinte, est aussi une façon de comprendre et voir la ville différemment. Certains font des ponts avec leur ville d’origine, ainsi j’apprends que la ville de Rabat a aussi ses portes ‘bèb Meknès’, ‘bèb Fès’.
Notre travail c’est aussi permettre de découvrir des lieux inconnus. Les personnes venant à nos cours aiment découvrir et connaître des choses nouvelles. C’est le cas du sous-sol de Coudenberg ou du Cinquantenaire : Que fait-on dans cet énorme bâtiment de ce parc ? Pourquoi se trouve-t-il là ?
Lors d’une réflexion sur les jardins à Bruxelles [4], j’ai proposé de visiter différents cimetières. Observer la qualité paysagère du cimetière de Schaerbeek, avec toutes ses senteurs qui seront identifiées par différents membres du groupe ; observer la qualité architecturale du cimetière de Molenbeek avec le travail de la pierre et ses symboles donne une autre dimension à la compréhension de la ville. Certains ont une expérience d’artisan dans la construction, le travail de la pierre ou ont travaillé dans des espaces verts. Ces espaces urbains aujourd’hui peu fréquentés leur parlent aussi de ça.. Les différentes façons d’ensevelir les morts suscitent de nombreux échanges. Ces moments sont aussi une façon de mettre en scène une diversité de discours et de culture dans notre société.
Décloisonner les perceptions
Apprendre s’articule aussi sur la connaissance de tous les membres du groupe. À partir des préoccupations des personnes, de leurs questionnements, il s’agit de leur proposer matière à réflexion, de leur permettre de verbaliser ce qu’ils pensent et d’élaborer alors une approche qui leur permet d’adopter d’autres points de vue, documents à l’appui afin d’étoffer leur analyse personnelle.
Pour mieux comprendre le quartier, différentes strates sont abordées : sociologiques, politiques, économiques, historiques. Ainsi, nous analysons des cartes, des schémas permettant d’avoir une autre vue sur l’ensemble de la Région Bruxelloise ; la densité des quartiers, où se situent les parcs ? quels sont les îlots chaleur ? quelles communes sont les plus polluées ? dans quelles communes l’espérance de vie est la plus longue ? quels sont les quartiers où les habitants ont des diplômes universitaires ou ceux qui ont peu d’habitants avec diplômes ? Et surtout les causes de ces constats chiffrés. Croiser leurs impressions premières avec ces données peut les aider à pointer autrement les causes et responsabilités de situations parfois vécues difficilement : promiscuité, nuisances sonores, espaces dégradés ou saletés… Le poids de la responsabilité individuelle peut alors s’effacer devant les cartes liées à la densité des quartiers explicitant les répartitions inégales des populations sur le territoire bruxellois.
Croiser leurs impressions premières avec ces données peut les aider à pointer autrement les causes et responsabilités de situations parfois vécues difficilement.
Certaines années en fonction des questionnements, les groupes ont été intéressés à inviter des acteurs de terrain aux fonctions différentes : échevin, service de la voirie… ce qui les amène à rencontrer ces instances hors de leur démarche quotidienne et à mieux saisir leur rôle et responsabilité dans l’ensemble institutionnel.
La réflexion collective est sans cesse requestionnée. Chacun s’appropriera ce qui a été lu, observé, discuté et le fil rouge pourra ainsi rebondir.
Pour conclure, notre travail c’est élargir les points de vue, permettre de changer de regard, poser son regard autrement, là où l’on n’y avait jamais pensé. Connaître son quartier, comprendre où l’on vit, c’est aussi devenir plus critique. Connaître davantage n’est-ce pas aussi davantage participer au bien commun qu’est un quartier, qu’est la ville ?
Un livre
1001 balades à la découverte de l’Histoire, Bénédicte VERSCHAEREN, édition du Collectif Alpha, 2005, 160 p.
Dans cet ouvrage, Bénédicte Verschaeren, rend compte des démarches qu’elle a mises en place pour intégrer une dimension géohistorique dans ses cours d’alphabétisation. L’histoire est utilisée comme outil pour amener les apprenants à redécouvrir leur environnement quotidien, le questionner, le comprendre… L’histoire en effet donne de l’épaisseur à notre compréhension du monde. Elle permet de mieux comprendre qui nous sommes aujourd’hui, de nous situer dans le monde et de mieux comprendre les autres car elle forge nos identités culturelles. Les démarches historiques sont des moments de construction de la pensée, processus qui permet d’objectiver son rapport à l’existence, de passer d’une conscience individuelle à une conscience collective et de comprendre celle des autres. Réfléchir au passé, c’est donc prendre de la distance par rapport au présent. Aller au musée ou se promener dans la ville, c’est aller à la rencontre des objets, des images qui racontent, qui parlent. Par cette rencontre, chacun, confronté à ce qu’il voit, peut réfléchir sur lui-même, analyser. C’est aussi une épreuve de corps à corps, ce n’est pas du blabla, l’image est devant nous, elle est réelle. Cependant, l’essentiel du travail avec les apprenants se fait en amont et en aval de la visite qui devient un support pour amorcer et poursuivre la réflexion. Ces activités se réfèrent toutes à la pédagogie constructiviste selon laquelle le savoir ne se transmet pas, il se construit à travers l’activité de l’apprenant. Il s’élabore dans la confrontation entre ce que la personne connaît déjà et des éléments nouveaux qui lui sont proposés à travers des activités de recherche et d’analyse. Disponible au Centre de documentation du Collectif Alpha, au prix de 12 euros. Commande via l’adresse mail : librairie.cdoc@collectif-alpha.be.
[1] Ancien dépôt de la manufacture de tabac AJJA, 5-7 rue Vandermaelen à Molenbeek, près de la Place communale (intérieur de l’ilot : vandermaelen, canal, chaussée de Gand et rue comte de Flandre).
[2] « Alfred Devos, un ketje de Molenbeek » propos recueillis par Françoise van Kol, Foyer asbl, Bruxelles, 2004
[3] Marguerite Silvestre, « Des jardins aux usines, l’établissement géographique de Bruxelles et son quartier » dans Les cahiers de La Fonderie n°33, 1080 Molenbeek, 2005, p.94-99.
[4] Voir article dans www. Le Journal de l’Alpha, 212, L’interculturel, « le cimetière, un lieu culturel »