Passer le balai, une autre tâche de la police

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3 mars 2021 • Pauline Feron, Sarah De Laet

Les personnes sans-abri sont tour à tour confronté·e·s à la prévention ou à la répression, accompagné·e·s ou chassé·e·s… Mais toujours à la rue [1].

Chassés de la Bourse et de son joli piétonnier, de nombreux SDF vivant dans les rues du centre-ville se retrouvent désormais dans le quartier Chicago, juste derrière la place Sainte-Catherine. Durant la journée jusque parfois tard le soir, quelques groupes de personnes se retrouvent, elles se connaissent, parlent, boivent un coup, tuent le temps. Pour la plupart, il s’agit de personnes sans domicile, et leur présence dérange [2].

Alors, au hasard d’une bagarre ou d’un état d’ébriété avancé, un riverain appelle la police, quand elle ne vient pas d’elle-même (et parfois même sans raison aucune). C’est alors la même rengaine qui commence : contrôle de papiers, qu’ils et elles n’ont souvent pas ou plus, amendes, arrestations et, surtout, dispersion des personnes présentes. Éloigner la gêne par la répression demeure la gestion privilégiée de la présence des personnes sans abri, indésirables dans l’espace public.

Avec la crise du Covid, on a atteint un nouveau niveau d’absurdité. Lors du premier confinement, l’interdiction d’être immobile dans la rue a généré de nombreuses arrestations et amendes. Et si le quidam peut avoir la sensation que le second confinement est « plus soft », il n’en est rien pour les personnes sans domicile. Désormais le couvre-feu interdit, en effet d’être en rue entre 22 et 6 heures, et depuis le mois d’octobre la consommation d’alcool dans l’espace public est devenue illicite.

Les travailleurs sociaux assistent désarmés à la multiplication des amendes et des interventions policières sur les personnes SDF qu’elles connaissent et qui in fine ne sont pas en capacité de respecter ces règles. Une situation d’une absurdité telle que finalement les associations, sous la houlette du Samusocial, se sont mises à distribuer des « attestations de non-hébergement » afin d’éviter que les sans-abri ne reçoivent des amendes. Il est évident que si ces personnes avaient un logement, elles pourraient choisir (et encore cela dépend de l’état du logement) d’y rester ou pas, pour y consommer de l’alcool ou pas. Mais ce choix n’en est pas un : la possibilité de ne pas être « là » n’existe pas pour les personnes sans logement.

Que des fonctionnaires de police agissent sans en tenir compte est une chose, et cela peut paraître étonnant, voire surréaliste. Mais notons de surcroît que l’arrêté régional prévoyait une exception au couvre-feu : la force majeure. Ne pas avoir de domicile ne serait-il pas un bel exemple d’un cas de force majeure ? Il est donc à la fois question de bon sens mais également du strict et juste respect de la loi.

En conséquence, ces nouvelles interdictions sont à comprendre comme un nouvel arsenal pour criminaliser plus encore des personnes qui étaient déjà visées par la police avant le confinement.

Avec la crise du Covid, on a atteint un nouveau niveau d’absurdité.

Il était une fois… un ciblage structurel

Comment ces absurdités pourraient-elles s’expliquer ? Profitons d’une petite anecdote pour étayer notre hypothèse. Il était une fois une commune du sud-est de Bruxelles. Sur l’un de ses trottoirs, un monsieur dort tous les jours. Parfois il est de bonne humeur et les passants lui donnent quelques pièces, ils le connaissent bien. Parfois il boit et crie un peu. Ce joli trottoir, c’est également celui qu’emprunte le bourgmestre de la commune quotidiennement, et la répétition de ce spectacle finit par l’ennuyer… alors, comme chef de la police, il demande à ses agents de prendre contact avec le monsieur et le CPAS et de régler le problème, bref de lui trouver un logement.

Il s’agit d’une potentielle jolie histoire pour ce monsieur si cette démarche aboutit. Mais ce dont elle témoigne, c’est précisément de l’une des fonctions de la police : éviter que ceux considérés comme indésirables n’entachent certains espaces publics. Cette fonction fait partie de leur routine, tant et si bien que lorsque le curseur se déplace un peu, vers quelque chose de véritablement absurde (mettre une amende à quelqu’un parce qu’il dort dehors), le corps policier dans son ensemble n’est plus en mesure de voir la situation pour ce qu’elle est, et applique, benoîtement, la nouvelle règle.

Maraude qui peut

Tous les jours, ce sont aussi quelques dizaines de travailleurs sociaux qui maraudent dans les rues de Bruxelles. Ils et elles sont en contact avec certaines personnes sans abri, les soutiennent dans des démarches médicales et administratives. Ces travailleurs et travailleuses sont également payé·es par de l’argent public. Parmi ces associations, certaines travaillent dans une démarche de « réduction des risques », c’est-à-dire qu’elles peuvent distribuer à des personnes toxicomanes du matériel pour que ces dernières consomment de façon moins dangereuse (seringues stérilisées, pipes à crack, etc.). Leur action a lieu dans les mêmes espaces, avec les mêmes personnes que celles visées par la police. Le plus souvent, les contacts sont inexistants entre travailleurs sociaux et policiers : conserver la confiance des personnes sans abri nécessite de tenir la police à distance. Peut-être cette distance est-elle également salutaire pour les travailleurs eux-mêmes ? C’est la conclusion à laquelle on serait tenté d’aboutir après l’arrestation de deux travailleur·euses d’une ABSL bruxelloise en novembre 2020 ; arrêtés pour « trouble à l’ordre public » lors d’une intervention policière durant laquelle un habitant de la rue était insulté et menacé de coups [3]. Le lendemain, ces mêmes personnes seront contrôlées par la police, afin d’identifier selon le policier « les travailleurs sociaux coopératifs et surtout ceux qui sont non coopératifs ».

Ce serait malhonnête de ne pas mentionner qu’il y a une exception aux conclusions posées ci-dessus : une cellule policière à Bruxelles, l’équipe Herscham, qui est spécialisée dans le suivi des dossiers concernant les SDF. Les personnes qui y travaillent adoptent une approche différente du reste du corps policier : une approche calme, humanisante, paternaliste bien sûr, mais qui tient compte dans une certaine mesure des souffrances psychologiques et des réalités vécues par ces gens de la rue. Parce qu’il ne s’agit précisément pas d’une question de personne, mais d’une question de politique, d’une façon de penser la gestion des personnes en rue.

Observer le quartier Chicago, c’est assister à un ballet incessant entre prévention, réduction des risques et répression. Un ensemble de travailleurs aux missions diverses (et souvent contradictoires) qui interroge la cohérence des différentes politiques publiques mises en place. On aurait presque tendance à l’oublier, mais si des personnes dorment en rue, vivent en rue, sont obligées de tout faire dans l’espace public, c’est peut-être simplement parce qu’elles n’ont pas accès à un logement.

En attendant un changement structurel de société, dans laquelle la pauvreté aurait disparu, notre proposition tient en deux points : arrêter le harcèlement des personnes qui dorment en rue, réaliser le droit au logement.


[1Les faits et anecdotes rapportés dans le présent article sont issus du vécu du travail d’une des autrices comme éducatrice de rue à Bruxelles entre juin et décembre 2020.

[2« Alcool interdit 24h/24 dans le centre-ville : “on n’avait plus le choix, on veut respirer” », Jennifer Bodereau, 27/09/2020, www.dhnet.be.

[3Voir Les droits menacés des travailleurs sociaux et des habitants de la rue, vidéo du Centre d’action laïque avec Laurent Dumoulin, directeur de l’asbl Diogenes.