Tram 55 : chronique d’une mort annoncée ?
https://www.ieb.be/45683
2 décembre 2020 • Thyl Van Gyzegem
Le 26 juin dernier, des habitants et habitantes de Schaerbeek étaient réunis sous les arbres du Square Riga pour débattre de l’avenir de la ligne de tram 55, dont la disparition est programmée pour 2030 avec la construction du métro nord. Puisqu’elle joue un rôle essentiel, notamment en matière d’accessibilité, qu’un métro ne saurait remplacer, de nombreuses personnes se mobilisent pour son maintien. Rappel des événements précédents et compte rendu des discussions.
Les chantiers nécessaires à la création de la nouvelle ligne de métro 3 sont aujourd’hui entamés sur l’axe Albert-Gare du Nord, pour une date de mise en service à nouveau repoussée, désormais prévue pour juin 2025. Dans les semaines ou les mois qui viennent se tiendra l’enquête publique sur les permis nécessaires à la création des 5 km de nouveau tunnel et des stations de métro sous Schaerbeek et Evere. Pourtant, force est de constater que de nombreux habitants de ces deux communes ne sont toujours pas au courant du projet. Et encore moins de ses conséquences, parmi lesquelles la disparition de la ligne de tram 55. C’est notamment ce qui ressort d’un excellent documentaire radiophonique intitulé « Tram 55 ou the great tram robbery » réalisé par Sonia Ringoot, une habitante de Schaerbeek.
En juin dernier, des habitants mobilisés pour le maintien de cette ligne de tram organisaient une écoute publique du documentaire sous les arbres du Square Riga. Invités à venir exposer le projet, Beliris et la STIB ont préféré décliner. Si cette dernière continue de tenir un discours ambigu sur l’avenir du 55, la décision est prise depuis 2013, car la ligne qui relie Rogier à Da Vinci n’est plus jugée complémentaire, mais concurrente au projet de métro. Comme l’explique Philippe, un habitant présent ce soir-là : « Historiquement, on a n’a jamais vu le maintien d’une ligne de tram sur un parcours emprunté par un métro. Cela va à l’encontre de la stratégie de la STIB qui est de rabattre les lignes de surface vers ses métros. Cela compliquerait les choses en termes de coût et de cohérence ». Les études préliminaires à la conception du métro faisant état d’une fréquentation en dessous du seuil de rentabilité de cette infrastructure lourde, la suppression d’une alternative de surface forcera les usagers à voyager en souterrain.
Tram et métro : des rôles différents
Le tram ne joue cependant pas le même rôle que le futur métro. D’abord parce que la ligne 55 compte 5 arrêts de plus que la ligne 3, ce qui rallongera les temps de marche pour rejoindre le transport en commun. En cela, le tram répond à une demande locale. Par ailleurs, il offre une visibilité aux différents noyaux commerciaux alors que les énormes stations de métro cathédrales prévues abriteront des commerces souterrains qui entreront en concurrence avec la surface. Mais plus encore, le tram est aujourd’hui essentiellement utilisé pour effectuer de courts trajets tandis que le métro sera situé à plus de 30 mètres sous terre, soit avec des quais plus profonds que l’actuelle station Botanique. Les temps de parcours au sein des stations, couplés aux temps de marche nécessaires pour rejoindre ces stations, auront dès lors pour effet de rallonger les temps de parcours au sein des communes de Schaerbeek et d’Evere par rapport à la situation actuelle. Et d’en limiter l’accessibilité.
Une habitante, qui tient ses béquilles, s’énerve : « Quand on a 70 ans et des prothèses aux jambes, est-ce agréable de devoir descendre dans le métro et de constater que les escalators sont encore en panne ? La surface c’est du confort pour nous. Il faut penser un peu aux personnes plus âgées ». Pour les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées, les familles avec enfants ou même pour faire ses courses, une offre de transport public de surface est, en effet, précieuse. D’autant plus que seul un ascenseur est prévu par quai. Et que si les escalators sont en panne, ce ne sont pas moins de 6 à 8 volées d’escaliers qu’il faudra parcourir pour rejoindre les quais, soit l’équivalent d’un immeuble de dix étages.
« La surface c’est du confort pour nous. Il faut penser un peu aux personnes plus âgées. »
Le métro, au prisme du genre
Permettant de relier la station Bordet au centre-ville de Bruxelles en 20 minutes, l’utilisation du métro sera surtout intéressante pour les navetteurs venant du nord. Et c’est là l’argument numéro 1 mis en avant par les porteurs du projet. La vitesse commerciale des véhicules reste encore aujourd’hui l’alpha et l’oméga des politiques de transport. Le fait de gagner du temps, et donc de l’argent, prime sur les questions d’accessibilité qui restent très peu prises en compte.
Ces questions ne demandent pas qu’un renforcement, indispensable, de l’accessibilité physique des infrastructures aux personnes à mobilité réduite (qui composent un tiers de la population bruxelloise), mais une vraie réflexion sur les usages et le profil des usagers et usagères.
« Moi, prendre un métro à 30 mètres de profondeur, le soir, je n’aurai pas envie. »
Ainsi, la disparition d’un transport de surface risque d’avoir des implications plus lourdes pour les femmes. En effet, elles utilisent généralement davantage les transports en commun et sont plus susceptibles de devoir effectuer des trajets multifonctionnels (domicile, travail, école, médecin, courses), parfois en zig-zag, qui seront plus difficiles à réaliser via le souterrain. La profondeur des stations, déjà évoquée, sera également de nature à renforcer le sentiment d’insécurité dans le transport public et à diminuer le contrôle social. Katrien, habitante du quartier, témoigne : « Moi, prendre un métro à 30 mètres de profondeur, le soir, je n’aurai pas envie. S’il n’y a plus de tram, je fais quoi ? Au Canada, on fait des marches exploratoires où les femmes, les usagers faibles, sont impliqués dans la conception des aménagements. On peut aussi aller chercher de bonnes pratiques ailleurs ». Anne, habitante également, pointe les effets pervers d’un projet qui vise à faire diminuer l’usage de la voiture : « je vais régulièrement au centre-ville avec le tram 55 et en 15 minutes, je suis à la Bourse. Quand il y aura le métro, je vais reprendre ma voiture. En tant que femme, à minuit, je vais reprendre ma voiture, c’est tout. Pourtant je préfèrerais prendre le tram, hein ».
Un futur incertain
La crise du COVID a entre-temps également fait évoluer certaines mentalités. Une habitante témoigne : « Il y a eu le COVID et moi ça m’a fait réfléchir sur la manière dont on vit… J’ai envie de reprendre une vie plus lente. Là on nous met dans la tête qu’il faut des transports plus rapides, mais pour faire quoi finalement ? Pour gagner quoi ? Je ne sais pas… Pourtant cela va coûter deux milliards au minimum et qui va payer ? Ce sont nos enfants ». Bernadette, autre habitante et co-organisatrice de l’évènement, rebondit : « On nous dit ’les choses sont en train de changer’. Les gens vont faire du télétravail, on construit des pistes cyclables… Donc est-ce que les chiffres de fréquentation de ce métro avancés par la STIB dans leurs projections tiennent encore la route dans l’après-Covid ? ». La question se justifie d’autant plus que le métro devient avantageux à partir de flux élevé de l’ordre de 8 000 voyageurs par heure et par sens, alors que les dernières projections disponibles faisaient état, avant la pandémie, de seulement 2 800 personnes par heure et par sens sur l’extension nord (et ce, en prenant en compte la suppression de la ligne 55 et donc le rabattement de ses usagers sur le métro).
La ligne de tram 55 est cependant loin d’être parfaite. Elle connaît notamment des problèmes de saturation aux heures de pointe du soir. Mais ces problèmes ne sont pas liés à une demande qui serait trop forte par rapport à la capacité des véhicules, ils découlent plutôt d’un bouleversement des fréquences de passage dû aux conflits avec la circulation routière. Jusqu’en 2030, date annoncée de mise en service de la ligne de métro 3, et puisqu’il est voué à disparaître, le tram 55 ne fera donc, non seulement, l’objet d’aucune amélioration de la part de la STIB, mais verra ses performances se dégrader lors de la mise en œuvre des chantiers du métro. Un constat qui n’est pas acceptable.
Philippe se met dans la peau des bureaux d’études qui ont travaillé sur l’opportunité du métro : « Ils ont agi par pragmatisme et se sont dit, si l’on veut aller d’un point A à un point B sans être coincé par les voitures, il faut passer en dessous. C’était un aveu qu’il fallait faire avec la mobilité existante. Mais si aujourd’hui la Région entend faire baisser drastiquement le nombre de véhicules qui circulent en surface, alors c’est absurde de mettre un métro, car l’on crée les conditions pour ne plus en avoir besoin et pouvoir faire circuler un tram en surface… ».
Pour Vincent, ingénieur civil et urbaniste, les choses ne sont pas encore tout à fait jouées : « Prenons l’exemple de Notre-Dame-Des-Landes et de son aéroport, ce ne sont pas des experts qui ont décidé tout d’un coup que cet aéroport n’était plus nécessaire, c’est une décision politique soudaine qui a dit ’on y renonce’, car il y a eu une pression de la part de la population pendant des années… La Prison de Haren, où il y a eu une forte pression aussi est par contre en chantier. On ne gagne pas toujours. Pour le métro, tant le budget que les changements de mobilité peuvent faire changer les mentalités, mais la pression des habitant·e·s est indispensable, elle doit être maintenue... ».
Philippe est quant à lui plus dubitatif sur le fait que le financement du projet, estimé à deux milliards, mais qui grimpera inévitablement une fois les chantiers lancés, posera un réel problème régional : « je ne suis pas expert, mais au niveau européen on a maintenant le Green Deal. Ce qui veut dire qu’on a ouvert les cordons de la bourse. Les états peuvent dépenser autant qu’ils veulent, il suffit de dire que c’est ’vert’, or un métro évidemment on va dire que c’est ’vert’… J’y ai longtemps cru moi-même, j’ai même aidé la STIB à décorer une station sur les changements climatiques il y a quelques années, mais quand on regarde les choses globalement, ce n’est pas le cas... ». Spécialiste des questions climatiques dans la vie, Philippe a notamment aidé l’ARAU et IEB à dresser un Bilan Carbone du projet de métro 3 sur base des données disponibles actuellement [1].
Avec une conclusion sans appel : le projet de métro 3 aura un impact climatique négatif. En cause, l’énergie dépensée pour le creusement et l’évacuation des terres ainsi que les tonnes de béton nécessaires pour le tunnel et les futurs stations. « J’ai essayé de mobiliser les gens, mais faire prendre conscience d’un problème avant qu’il ne se pose, c’est très difficile... ».
La région, sourde oreille
Et de fait, l’ensemble des partis politiques, tant dans la majorité que dans l’opposition, sont favorables au projet de métro. Les commissions de concertation, où tout un chacun peut venir exprimer son avis et débattre d’un projet, sont devenues au fil du temps essentiellement technocratiques, les projets étant déjà ficelés en amont. Les habitant·e·s et les associations se sont ainsi vu répondre dans chacune d’entre elles : « nous ne sommes pas là pour discuter du bien fondé ou non de construire un métro ». Où en discuter dès lors ? Au Square Riga, ce soir-là en tout cas. Mais aussi dans le tram, dans la rue, au café, en dehors des espaces institutionnels prévus à cet effet. Là où des mobilisations peuvent naître, à condition d’avoir accès à l’information, ce qui reste un réel problème.
« Est-ce que les chiffres de fréquentation de ce métro avancés par la STIB dans leurs projections tiennent encore la route dans l’après-Covid ? »
Pour certain·e·s habitant·e·s, dont Katrien, le manque de considération envers les usagers est incompréhensible et ne concerne pas uniquement, loin s’en faut, l’avenir du tram 55 : « Comment se fait-il qu’au XXIe siècle, alors qu’on entend parler absolument tout le temps de résilience urbaine, de participation citoyenne, on en soit encore aujourd’hui dans des projets qui débarquent, dans lesquels on fait juste une séance d’info et l’on considère que l’on a fait de la participation ? On a été invités chez Beliris et on nous a dit : la participation est prévue quand la station de métro sera là. Vous pourrez choisir si les bancs seront rouges ou bleus… C’est de la participation décorative. Il y a quelque chose qui doit changer, car c’est une maladie à Bruxelles. On est tout le temps en train de faire des projets urbanistiques qui fâchent beaucoup de gens et il n’y a pas de culture du débat. Innoviris finance des projets qui s’appellent « Co-create » et qui visent la « co-création ». Donc d’un côté vous avez une Région qui finance des projets de ce type et de l’autre, vous avez la même Région qui dit ‘On a décidé, c’est comme ça’ et qui fait le bulldozer. Où est la cohérence ? Il y a beaucoup de greenwashing, or l’écologie on doit la construire ensemble. On a tous une expertise à faire valoir ici en tant qu’habitant·e·s ». Il reste quelques mois avant la prochaine enquête publique sur le métro pour faire valoir cette expertise. Combien de temps faudra-t-il par contre attendre pour qu’elle soit entendue par la Région ?
« Tram 55 ou The great tram robbery »
Que pensent les usagers quant à la disparition du tram 55 et à son remplacement par un métro ? Quel avenir pour le monde d’après ? Le documentaire sonore de Sonia Ringoot, d’une durée de 25 minutes, a notamment été pensé afin de donner lieu à des soirées d’écoute et de débat sur le territoire de Schaerbeek. L’idée d’accueillir dans le futur une telle soirée vous intéresse ? Vous pouvez écrire à Sonia Ringoot.
Hommage à benoit velghe
Benoit Velghe, conseiller en mobilité de Schaerbeek, était présent à cette soirée pour apporter des informations précieuses sur les procédures en cours. Il est tragiquement décédé l’été dernier. Inter-Environnement Bruxelles en garde le souvenir d’un homme engagé en faveur de la mobilité douce et du transport de surface dans sa commune, disponible, à l’écoute des habitant·e·s et apprécié de celles et ceux qui ont croisé son chemin.
[1] Voir : « Métro nord, un impact climatique
négatif », Communiqué de presse.