Oser être critique !
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15 avril 2020 • Claire Scohier
Dans un contexte où la pensée positive a contaminé notre imaginaire, IEB continue de revendiquer son droit et celui des habitants à un espace de démocratie critique pour dépasser les alternatives infernales du monde capitaliste et managérial.
La langue du pouvoir nous invite à la coopération, à la co-création, à la coproduction, au vivre ensemble et à la mixité sociale. La ville de demain serait smart, pacifiée et durable. Ceux qui résistent à ce joyeux horizon sont taxés de tristes sires, de râleurs… Pourtant ce « prêt-à-penser » urbain masque une approche libérale productrice de profondes inégalités sociales. Dans un contexte où la pensée positive a contaminé notre imaginaire, IEB continue de revendiquer son droit et celui des habitants à un espace de démocratie critique pour dépasser les alternatives infernales du monde capitaliste et managérial.
Happycratie, bas les masques !
Good job, Good Move, Good Food, la pensée positive a envahi nos vies. Elle est la clé du développement personnel et de l’état de bonheur, lui-même clé du succès. Loin d’être une ambition universelle, le bonheur est en réalité une idée récente apparue en Occident à la fin du xviiie. Elle semble aujourd’hui un but indépassable. Pourtant d’autres sociétés adoptent des horizons différents, par exemple l’égalité sociale ou l’harmonie avec la nature. La poursuite du bonheur, devenue une industrie mondiale pesant des milliards [1], est l’un des traits les plus distinctifs de la culture nord-américaine et l’un de ses principaux horizons politiques.
Renvoyer l’individu à sa capacité/responsabilité de saisir le bonheur masque en réalité les inégalités, résultats de politiques libérales et non redistributives. La politique du bonheur sert d’écran de fumée pour dissimuler les déficiences des politiques publiques et économiques. Ainsi les problèmes de santé seront renvoyés à une question de choix individuels. Que les habitants des quartiers centraux de Bruxelles aient une espérance de vie moindre que ceux des quartiers aisés de la périphérie serait le fait d’un mode de vie malsain nécessitant des politiques de sensibilisation notamment à la « good food ». Et non pas le résultat de politiques urbaines inégalitaires et peu redistributives ou encore du mallogement dans ces quartiers.
Autre masque : l’incantation au vivre ensemble et à la mixité sociale. Ces concepts occultent le rapport de domination d’une classe ou d’une communauté sur une autre. Si les dominants sont contents, tout le monde doit l’être. La mixité est vendue comme un modèle universaliste, nous enseigne Miguel Benasayag, le monde occidental se construit sur la promesse que le « négatif » va disparaître. L’idéologie par défaut est l’idéologie dominante faisant du savoir occidental le donné universel. Notre société refuse de vivre avec le « négatif ». On se revendique de l’universalisme pour critiquer la culture des autres [2]. Le petit monde des alternatives « bios » se persuade qu’elles sont désirables par tous prônant des espaces de convivialité alors que d’autres en manquent pour tout simplement se loger ou se nourrir.
Le dispositif de persuasion du système néolibéral est si puissant et simple d’utilisation que nombreux sont ceux qui adoptent ses arguments pour les rétorquer à la critique. Le Pouvoir peut diriger de sorte que le peuple croit que cela vient de lui, qu’il est libre. Croit qu’il peut atteindre ce bonheur promis, un bonheur qui n’est jamais que l’esclave de valeurs imposées par un système néolibéral qui renvoie les individus dos à dos.
Si les dominants sont contents, tout le monde doit l’être.
Il s’agit non plus de se poser la question « qu’est-ce qui est responsable de mon malheur » mais « que puis-je faire pour m’en sortir ? ». Il s’agit pour chacun de mobiliser ses ressources pour améliorer sa situation. La négativité est le reflet d’un manque de travail sur soi [3].
On demande à tout un chacun de sortir de sa zone de confort, de prendre des risques, d’innover. On demande aux jeunes chômeurs de se lancer dans des start-up pour éviter de devoir leur payer des allocations. On demande aux habitants de Bruxelles de s’investir dans des dynamiques de logements coopératifs et partagés pour masquer le fait que la Région bruxelloise ne produit pratiquement plus de logements sociaux depuis des années, renvoyant l’individu à trouver à se loger sur un marché privé trop cher [4].
Dans cette happycratie, l’esprit critique dérange et est censuré par ceux qu’il combat. Force est de constater qu’il est en outre souvent ignoré par ceux qu’il défend. La psychologie positive fait passer l’esprit critique comme une attitude sceptique, une négativité rétrograde. Si vous êtes contre le nucléaire, la 5G ou la smart city c’est que vous êtes contre le progrès, que vous voulez retourner au temps des cavernes. Comme le faisait remarquer Michel Foucault, la vérité fonctionne comme un système d’exclusion, elle écarte ce qui dérange. Elle oblitère notre capacité à appréhender la complexité du monde ou de la ville. Affronter et admettre la complexité des rapports sociaux fait apparaître les divergences et fait naître le conflit.
L’ÉLOGE DU CONFLIT
Tout au long de son histoire, IEB a été sollicitée à de nombreuses reprises par les pouvoirs publics afin de gérer la participation des habitants dans les projets urbains. Il lui est arrivé d’y répondre, jouant alors la carte de médiateur de la participation citoyenne au service de la Région, mais perdant, de ce fait, une bonne partie de sa capacité à prendre des positions critiques et donc conflictuelles [5].
Le conflit n’est pas une menace mais le produit de la complexité et du foisonnement des points de vue et des places qui s’affrontent. Une société démocratique est nécessairement conflictuelle. Accepter la controverse crée une forme d’incertitude mais constitue un puissant dispositif d’exploration du monde des possibles. Elle permet d’explorer les options envisageables en allant au-delà de la liste établie par les acteurs officiels. L’ouverture du débat atténue le pouvoir des experts et repolitise les choix posés. Derrière toute évaluation technique, il y a un choix politique.
Ainsi, dans le cadre du projet de nouvelle ligne de métro nord, la construction d’une nouvelle station Toots Thielemans, à mi-chemin entre les stations existantes de Lemmonier et d’Anneesens et à proximité de la Gare du Midi, est empiriquement un non-sens d’un point de vue de mobilité, d’autant plus que son chantier aura des incidences désastreuses pour le quartier qu’elle devra desservir. Alors que les habitants et associations n’ont pas manqué de répéter à de nombreuses occasions ce qui relève de l’évidence (et qui est confirmé par les propres études du projet), soit l’inutilité du projet, aucun débat n’a pu avoir lieu. En cause, un argument technocratique : un métro ne peut physiquement pas passer dans la courbure de tunnel existante, il faut donc creuser un nouveau bout de tunnel et tant qu’à faire, réaliser une nouvelle halte [6]. Le projet de nouvelle ligne de métro nord est séduisant et bénéficie d’un a priori favorable comme garant d’une efficacité des transports publics. Une analyse plus fine du dossier met en évidence qu’il creusera un gouffre financier, nuisant à l’investissement dans d’autres modes de transports publics essentiels et de surface comme les lignes de tram en site propre, et le tout pour un report de la voiture vers le transport public très résiduel.
IEB joue le jeu démocratique par un rôle de contradicteur, qui met à jour la diversité des opinions et démasque ce qui se cache derrière la façade participative, dont on sait qu’elle est très sélective et qu’elle exclut des groupes sociaux moins puissants. La pauvreté n’est pas qu’une question de revenu mais aussi une question d’absence de pouvoir de décision. Les effets de « distinction » des processus participatifs sont d’autant plus importants que la structure sociale est inégalitaire et qu’elle prédispose certaines catégories sociales à monopoliser plus ou moins le pouvoir. Il suffit de se rendre à une commission de concertation dans le cadre d’une enquête publique sur une demande de permis d’urbanisme pour prendre conscience de l’exclusion de certains.
« La meilleure façon pour les mouvements sociaux de contribuer au changement social ne consiste pas à devenir de simples auxiliaires de l’État mais bien au contraire à le critiquer et à exercer sur lui une pression permanente » pris qu’il est dans le tournant entrepreneurial de l’aménagement urbain [7] où la construction spéculative du territoire prend le dessus sur l’amélioration des conditions de vie des habitants. La difficulté est qu’en termes de communication, de visibilité, le modèle dominant passe mieux et est mieux capté par la masse. IEB doit ici encore s’atteler à questionner et travailler les angles morts et les oubliés des politiques urbaines.
Un regret récurrent est lié au fait que nous passons notre temps à lutter « contre » plutôt que « pour ». Mais il nous plaît à penser qu’aujourd’hui, lutter « contre », c’est aussi lutter « pour » une autre vision, celle d’un projet de ville solidaire respectueux des valeurs d’usage du territoire. Si Henri Lefebvre, l’auteur du Droit à la ville, a pris cette dernière comme objet de sa pensée c’est en raison de la capacité de celle-ci, certes à rassembler et à faire se rencontrer toutes les classes sociales, mais aussi en assumant que cette rencontre se faisait sur le mode du conflit.
Une société démocratique est nécessairement conflictuelle.
Contre-pouvoir plutôt qu’auxiliaire du pouvoir, il ne s’agit pas pour autant d’être conspirationniste ou contre le pouvoir mais de plaider pour un au-delà de la logique du pouvoir, en vue d’une transformation sociale égalitaire [8]. Comme nous le glissait le coordinateur de l’Union des locataires d’Anderlecht, « c’est utile d’avoir une structure qui ose rappeler ce qui est important même si c’est insolent ».
Dépasser les alternatives infernales
L’alternative infernale est l’ensemble des situations qui ne semblent laisser d’autres choix que la résignation, comme marquée d’impuissance [9] : « Si on construit des logements sociaux, on va attirer des pauvres », « Si on n’adopte pas la 5G, Bruxelles va rater le train du progrès », « Si vous attaquez le permis de la marina d’Anderlecht, les habitants vont rester avec une friche sur le dos », « Sans les plans d’aménagement directeur, les promoteurs feraient des tours encore plus hautes ». La parade face à ce discours est de travailler sur la complexité de l’urbain : à partir du monde tel qu’il est plutôt que comme on voudrait qu’il soit. On peut rêver d’un piétonnier au centre-ville comme idéal de mobilité douce mais le projet de piétonisation des boulevards centraux s’ancre avant tout dans une réalité de marketing urbain produisant de l’attractivité touristique. La ville rêvée devient vite la ville des promoteurs pour qui « Le pire ennemi de la ville de demain, c’est l’habitant d’aujourd’hui » [10]
C’est pourquoi IEB se garde de mettre sur pied des alternatives clés sur porte se targuant de montrer ce que l’on ferait à la place de ceux ou celles qui ont aujourd’hui le pouvoir. Créer les moyens que les problèmes soient posés autrement et susciter les conditions d’un espace de débat assumant la conflictualité du monde, ce n’est pas fuir ses responsabilités mais assumer qu’il faut plus que de la bonne volonté pour affronter la complexité de la ville et ses inégalités [11].
Dans son parcours de quarantenaire, IEB a promu de nombreuses alternatives et objets « positifs » de participation citoyenne. La structure est à l’origine de la journée sans voiture, a porté durant de nombreuses années le réseau des maîtres composteurs, a organisé des visites de supermarchés pour éduquer le citoyen à s’alimenter plus sainement… Toutes ces initiatives ont été intégrées dans des politiques publiques qui ne misent que sur le changement de comportement de l’individu tout en maintenant des structures sociales et environnementales inégalitaires.
L’injonction à la responsabilité personnelle d’une écologie dépolitisée fait l’impasse sur les inégalités sociales et structurelles. N’oublions pas que que la classe intermédiaire bénéficie des moyens économiques, même limités, pour penser, financer et animer les alternatives. Dans cette logique pacificatrice, les acteurs économiques prétendent aussi faire leur transition et assumer leur responsabilité sociale et environnementale [12]. Comme Amazon, qui vient de s’engager au début du mois de février 2020 à commander 100 000 véhicules de livraison électriques, pour contribuer au zéro carbone net d’ici 2040. Bonne nouvelle masquant que la voiture électrique n’est pas neutre environnementalement et surtout qu’Amazon livre 2,5 milliards de colis chaque année (au bilan carbone peu reluisant) et en détruit chaque année des millions pour assurer la performance de son service à flux tendu avec des coûts de stockage minimaux.
Nous refusons de jouer à « Demain » [13] pour promouvoir des messages écologiques à faible conflictualité, laissant croire qu’« Il suffirait d’un peu de bonne volonté, se changer soi pour changer le monde ».
Ce n’est pas pour autant qu’IEB ne propose plus rien mais nous nous battons avant tout pour préserver un espace de débat critique et démasquer l’invisibilisation des rapports sociaux de domination derrière les jolis discours du vivre ensemble et de la mixité sociale qui visent à imposer une paix sociale dans un contexte de destruction écologique et de précarisation sociale et économique grandissantes.
[1] E. CABANAS et E. ILLOUZ, Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, éd. Premier Parallèle, 2018, p. 13.
[2] M. BENASAYAG, Nouveau millénaire, Défis libertaires, 21 janvier 2012.
[3] A. VIDAL, Égologie, écologie, individualisme et course au bonheur, in Le Monde à l’envers, 2019, p. 42.
[4] Lire le Bruxelles en mouvements n°303, « Au marché du logement », décembre 2019.
[5] Pierre MEYNAERT, « Participation citoyenne : de l’opposition à la pacification », Bruxelles en mouvements, n°193, octobre 2007.
[6] À ce sujet, lire : Métro Nord : causes et conséquences d’un projet controversé, une étude d’IEB (2019).
[7] D. HARVEY, Vers la ville entrepreneuriale, Villes contestées, p. 98.
[8] M. BENASAYAG, Du contre-pouvoir, La Découverte, 2003, p. VIII.
[9] P. PIGNARRE et I. STENGERS, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2007, p. 40.
[10] Citation de Marnix Galle (Immobel) dans l’émission Archi Urbain.
[11] P. PIGNARRE et I. STENGERS, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2007, p. 14.
[12] A. VIDAL, Égologie, écologie, individualisme et course au bonheur, in Le Monde à l’envers, 2019, p. 32.
[13] Référence au film du même nom.