Bruxelles ville congolaise : introduction

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20 novembre 2018 • Thibault Jacobs

Bruxelles, ancienne capitale coloniale, est pleine de lieux, de places, de statues, de symboles, de souvenirs et de pratiques qui renvoient à ce passé congolais et les mêlent à notre quotidien. Mais de quel Congo parle-t-on ? Quel est notre rapport à ces traces ? Acceptons-nous de les regarder ? Comment les intégrer dans une ville qui se vante par ailleurs de son cosmopolitisme ?

L’histoire coloniale belge émaille la vie quotidienne des Bruxellois : dans le métro, les parcs bruxellois, les musées, mais aussi plus simplement au supermarché ou sur la table. L’empreinte est avant tout visible dans l’espace public. Du haut de sa statue équestre, Léopold II en est le témoin le plus évident. Il domine boulevard, parcs, avenues, palais : des grands projets urbanistiques de prestige financés par sa cassette et sa fortune construite au Congo. On comprend dès lors que cette statue cristallise aujourd’hui les revendications décoloniales, un article de notre dossier fait le point sur cette question.

Les nombreux noms de rues, les monuments et quelques stations de métro rendant hommage à des colons belges et leur mission « civilisatrice » sont facilement identifiables. Cependant, l’œuvre du temps a, dans la plupart des cas, fait oublier qui étaient ces hommes et a transformé leur patronyme en simple toponyme dénué de sens. Nous les remettons en lumière dans la carte au centre de ce numéro.

Derrière cette présence visible sur les plaques de rues, il est aussi d’autres symboles matériels des fortunes construites sur le sol congolais par des Bruxellois. Les grands commis de l’état léopoldien au Congo ou des industriels ont fait usage de leurs richesses pour édifier maisons de maître et grandes villas. Pourtant en admirant l’architecture de l’hôtel Van Eetvelde de Victor Horta, l’associe-t-on encore à celui qui fut le ministre plénipotentiaire de l’État colonial ? Se questionne-t-on sur l’origine de la fortune du baron Empain ou d’Adolphe Stoclet lorsque l’on visite leur villa ou palais ? Hors de ces traces patrimoniales et de manière plus actuelle, il faut considérer que parmi les vingt familles les plus riches de Belgique, neuf au moins étaient déjà impliquées dans la création, la gestion ou l’actionnariat d’entreprise au Congo Belge. [1]

Comment évaluons-nous cet héritage présent tout autour de nous ?

Ce passé sous-jacent est également sur notre table. Le savoir-faire belge pour le chocolat est une source de fierté nationale. Nous verrons dans ce dossier qu’il a cependant une origine coloniale. Il en va de même de notre goût pour les bananes.

Au côté de cette empreinte matérielle et sur les sens, l’empreinte visible est aussi humaine, bien sûr, dès lors que le passé colonial confère aux Congolais et afrodescendants bruxellois une volonté et une légitimité de revendication et d’intervention, ainsi qu’une visibilité symbolique bien plus importante que leur nombre ne leur permettrait autrement. La plus grande empreinte de ce passé, en effet, est celle qui agit sur notre conscience et qui le rend éminemment actuel. Notre système éducatif peine encore à problématiser la question coloniale, réduite souvent à quelques notes dans les programmes, mais la transmission familiale et celle véhiculée par l’ensemble de la société belge donnent à chacun une perception particulière de ce passé. Un racisme latent ou plus franchement exprimé perdure ainsi, hérité en partie de l’imaginaire colonial.

Les consciences évoluent lentement et notre rapport à cette histoire se transforme de concert. Mais en miroir, comment évaluons-nous l’héritage présent tout autour de nous ? Est-ce que les transformations de la ville et de ses espaces permettent encore de prendre conscience de la violence qui a pu être associée à leur création ou leur financement ? L’œuvre de conscientisation apparaît comme nécessaire, indispensable. Elle est ouverte au débat, cependant, entre les tenants d’une contextualisation in-situ, d’un déboulonnage des statues et plaques de rues, de l’érection de contre-monuments ou encore pourquoi pas de la création d’un parc de sculptures coloniales, à l’exemple de celui de Kinshasa. Les solutions sont nombreuses et doivent faire l’objet d’une réflexion publique. Cette discussion doit viser en tous les cas à combattre l’amnésie coupable, le révisionnisme délibéré ou la provocation subtile qui accompagne parfois les rapports du politique avec ces lieux et ces symboles.

Le musée de Tervuren en est un exemple emblématique, lui qui dans sa matérialité même, dans son programme iconographique pétrifié, incarne la vision de Léopold II, la violence qui l’accompagne et la propagande qui vise à la camoufler. Au-delà de la question de sa rénovation et de sa réouverture prochaine, qui sera abordée dans ce dossier, un évènement récent illustre ce rapport problématique : le gouvernement Michel a en effet décidé d’y présenter à la presse et aux chefs d’entreprises, le 11 septembre dernier, son « Pacte National pour les Investissements Stratégiques ». Ce plan d’investissement taillé sur mesure pour les grands patrons, héritiers plus ou moins directs des quelque 1 300 sociétés belges qui ont fait fortune au Congo, donne la part belle aux nouvelles technologies et donc aussi aux appareils dépendant de l’exploitation des métaux rares, sources de conflits et objets des convoitises postcoloniales. Le choix de ce lieu pour effectuer cette annonce relève donc du cynisme ou de l’ignorance.

Pour autant d’autres signes positifs peuvent aussi être relevés dans l’actualité, à l’heure où un premier bourgmestre d’origine congolaise est élu à Bruxelles ou encore à l’occasion du basculement des majorités clairement hostile à la réouverture du dossier colonial (Ixelles). L’aboutissement du combat associatif pour la création d’une place Lumumba en est un autre. Le New York Times voit dans ces évènements le signe que la Belgique dans son ensemble est en train de réévaluer son passé colonial. [2] La réalité nous force à modérer cet optimisme, mais on peut tout de même y voir un léger soubresaut et une évolution positive qui devrait favoriser l’émergence d’un débat plus large sur la décolonisation de nos espaces publics et de notre conscience collective.


[1Frans BUELENS, « Congo 1885-1960, een financiëel-economische geschiedenis », Berchem, 2007.

[2Milan SCHREUER, « Belgium Elects Nation’s First Black Mayor, a Congolese Immigrant », The New-York Times, 15 octobre 2018.