L’importance des espaces non tertiaires pour l’économie urbaine de Bruxelles
https://www.ieb.be/38008
9 octobre 2018 • Stephan Kampelmann
À peine un siècle sépare l’essor rapide de l’industrie urbaine, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, de la « désindustrialisation » à partir des années 1960. Bien que cette désindustrialisation urbaine soit une tendance générale, la fin de la ville industrielle n’a pas été vécue de la même manière à Bruxelles qu’ailleurs.
New York, une ville fortement marquée par l’industrie textile et alimentaire jusqu’aux années 1960, a traversé trois décennies douloureuses avant de « revenir » en tant que centre mondial de l’innovation financière dans les années 1990. D’autres villes de production industrielle comme Détroit ou Charleroi attendent encore la fin de leur traversée du désert post-industriel. Des villes comme Lille ou Genk ont connu une trajectoire intermédiaire, avec un déclin peut-être moins spectaculaire que Détroit, mais aussi une renaissance moins glorieuse que New York. Il existe aussi une poignée de villes qui ont préservé une part importante d’activités industrielles : Stuttgart, Milan, Turin, Barcelone ou Anvers. Et Bruxelles ?
La désindustrialisation bruxelloise
Lorsque la désindustrialisation frappe Bruxelles, la métropole tombe de très haut : à ce moment, l’actuelle région de Bruxelles-Capitale est la plus importante agglomération industrielle du pays. [1] En 1910, à l’occasion de l’Exposition Universelle, Bruxelles est fière de la présence massive d’usines, de fabriques, d’ateliers et de fourneaux mais aussi de la qualité architecturale de ces structures au sein d’un tissu urbain dense.
Mais à partir des années 1960, l’industrie trouve de moins en moins sa place à Bruxelles. Les usines préfèrent des emplacements plus grands, moins coûteux, moins congestionnés, d’abord dans la périphérie (Vilvoorde, Halle, Nivelles), puis de plus en plus loin. Quand ce mouvement centrifuge s’achève vers la fin du siècle passé, les filières industrielles sont organisées à l’échelle planétaire et la production concentrée en Asie – bien que certaines régions comme les villes du Ruhrgebiet en Allemagne ou celles du Nord d’Italie ont gardé des pôles industriels considérables. Pour l’ensemble du bassin économique bruxellois, la proportion de la valeur ajoutée industrielle dans l’économie ne monte qu’à 7,5%. [2]
Avec ce faible poids de l’industrie, la structure économique de la métropole bruxelloise est comparable à celle d’Amsterdam, Rome, Paris ou Londres. Compte tenu de l’importance historique de l’industrie bruxelloise, on ne peut qu’être étonné par la résilience de l’économie urbaine de cette ville. Contrairement à d’autres places industrielles comme Leipzig, Chemnitz ou Jena en Allemagne de l’Est, Bruxelles a pu rebondir économiquement grâce à l’expansion internationale des fonctions de contrôle et commandement qu’elle occupait déjà en tant que capitale de la Belgique. Pour entamer sa mue, la ville a fait de la place pour les institutions européennes au quartier Léopold et bâti des nouveaux quartiers de bureaux qui accueillent une économie tertiaire et internationalisée : bureaucraties publiques, sièges des groupes financiers, assurances, télécommunications, entreprises de conseils, activités juridiques et comptables… Portée par les fonctions de commandement public et privé, le milieu des années 1990 marque alors « un renouveau post-industriel de dynamisme économique » pour Bruxelles. [3]
Une grande partie de la population des quartiers auparavant ouvriers n’a pas trouvé de place dans ce dynamisme économique post-industriel. En 2012, le taux de chômage officiel de trois quartiers à Molenbeek-Saint-Jean, qu’on appelait jadis « Petit Manchester », dépasse les 40%. Cette situation reflète moins un déclassement des anciennes populations ouvrières que les difficultés économiques des nouvelles communautés en provenance de l’étranger ou d’autres régions belges qui se sont installées dans les quartiers industriels en déclin. Quant aux structures physiques, les espaces industriels étaient tellement nombreux et leur déclin si rapide que la zone du canal en reste parsemée. Plusieurs ont connu une reconversion, comme les espaces d’industrie alimentaire autour des Abattoirs d’Anderlecht ou les manufactures dans le quartier Masui. Mais des nombreux bâtiments industriels sont soit sousutilisés, soit désormais des supports à l’économie tertiaire en tant que lofts, bureaux (comme l’usine Gosset), musées (la Fonderie, Wiels, Kanal) ou hôtels (anc. Brasserie Belle-Vue).
Si la ville permettait au capital de poursuivre librement la tendance lourde à la tertiarisation, cela s’achèverait sans doute par la conversion de ces espaces en logements pour la classe moyenne/ aisée, agrémentée par la création d’aménagements publics complémentaires (école, crèche ou parc), comme on le voit dans le projet Upsite. Cela exerce une forte pression sur les entreprises comme Interbéton, le ferrailleur Stevens ou l’entreprise d’économie sociale Travie qui sont encore restées en ville.
Si le marché immobilier indique clairement une préférence pour des développements tertiaires, pourquoi ne pas laisser cette tendance s’accomplir ? Qui veut un entrepôt quand on peut avoir un loft ?
L’illusion d’une économie immatérielle
Au premier abord, la ville tertiaire semble plus propre, son économie plus immatérielle par rapport à la ville industrielle qu’elle a remplacée. Cette immatérialité apparente des nouvelles économies urbaines est d’autant plus difficile à démasquer que la division de travail entre régions du monde est aboutie : Boston, Bangalore ou San Francisco semblent produire des services virtuels, mais en réalité elles produisent aussi des déchets informatiques ; Londres, Frankfort et New York vendent des innovations financières, mais produisent par ce biais aussi des mines, des barrages et des aéroports. Bien que l’économie bruxelloise soit largement dominée par des activités de services, elle n’est donc pas véritablement « post-industrielle » : ses entreprises se sont juste spécialisées dans des segments immatériels des chaînes de valeurs. L’activité d’une assurance, d’un cabinet de conseil ou d’un bureau d’avocat intervient aujourd’hui dans une économie globalisée où les segments industriels – l’extraction des ressources premières, transformation, production des biens, absorption des rejets urbains – continuent à exister : ils sont juste relégués à un hinterland loin des yeux citadins.
Bien que l’économie bruxelloise soit largement dominée par des activités de services, elle n’est donc pas véritablement « post-industrielle ».
En plus du rôle de ses entreprises dans des chaînes de production globale, un autre aspect de la ville tertiaire contredit l’impression de son caractère immatériel. À force de concentrer une population de consommateurs nombreuse et (plus ou moins) solvable sur un territoire restreint, les villes tertiaires métabolisent des quantités gigantesques, principalement en important des ressources et en exportant des déchets. De surcroît, une grande partie des flux physiques liés à la consommation n’arrivent jamais dans l’espace urbain : le gros des déchets n’est pas engendré par la phase de consommation mais durant la production. L’empreinte physique d’une ville tertiaire est donc largement supérieure à sa propre taille. Si on tient compte de l’amont (approvisionnement en ressources) et de l’aval (absorption des déchets et de la pollution) de la consommation urbaine, pour certaines villes européennes ces espaces seraient entre 500 et 1 100 fois plus grands que la surface des villes elles-mêmes. [4] La production de la nourriture consommée dans la métropole parisienne nécessite actuellement une surface totale de 2,5 millions d’hectares. [5]
Bruxelles tient à ses espaces « productifs »
Comparée à d’autres villes frappées par la désindustrialisation, Bruxelles semble mieux résister à la conversion de son patrimoine industriel en fonctions tertiaires. Ce n’est pas toujours le résultat d’une stratégie consciente des politiques publiques mais plutôt le résultat d’un manque de capital et d’intérêt économique pour une reconversion rapide. La ville tertiaire est en réalité grandement bâtie dans et sur des quartiers d’habitation, autour des gares et le long des boulevards. Lorsque, dans les années 1980 et 1990, le secteur immobilier commence à s’intéresser à la reconversion du patrimoine industriel, il y rencontre souvent une levée de boucliers des associations et des syndicats. Celles-ci luttent contre la « bureaucratisation » de l’économie urbaine et pour le maintien des emplois industriels dans les quartiers populaires. Christian Vandermotten (2015) a qualifié ces efforts comme « un combat d’arrière-garde » car nageant à contrecourant de l’histoire économique. [6]
Le principe que l’économie bruxelloise devait conserver un volet non tertiaire s’est toutefois maintenu. En 2013, l’outil de la ZEMU (zone d’entreprises en milieu urbain) créé pour permettre la cohabitation des entreprises (non tertiaire) et des logements a constitué en réalité une porte d’entrée aux développeurs désireux de convertir des espaces productifs en espaces résidentiels. Toujours est-il que la ZEMU a veillé à ce qu’au moins une partie de l’espace total soit consacrée à des activités économiques autres que le logement. À la même période, les discussions autour du « Plan Canal » ont catalysé la nécessité d’une meilleure compréhension de la place du territoire dans le développement économique. [7] Le parti pris par les auteurs du Plan Canal est une « certaine mixité des fonctions », sans toutefois préciser quels types d’activités productives pourraient être compatibles avec le renforcement de la fonction logement dans cette partie de la ville.
Les urbanistes de la VUB et de l’ULB ont contribué à ce débat moyennant leur démarche de recherche par projet et des propositions de projets d’urbanisme indépendants ont été développées grâce à la collaboration de diverses organisations pour l’« Atelier Productive BXL » en 2014, la dynamique « Productive Metropolis » dans le cadre de la biennale d’architecture de Rotterdam en 2016, ou la série d’ateliers « économie urbaine dans la région métropolitaine de Bruxelles » en 2017. En 2016, le bouwmeester Kristiaan Borret a renforcé l’argument selon lequel une grande partie de Bruxelles devrait rester dans une certaine mesure non résidentielle. [8] Résultat : la notion positivement connotée mais relativement floue de la « ville productive » fait désormais partie intégrale du jargon urbanistique bruxellois. Le 4 juin 2018, une journée de réflexion organisée par la Chaire en économie circulaire et métabolisme urbain intitulée What works in Brussels ? visait à faire un état des lieux et mettre en débat différentes pistes pour le devenir de l’économie bruxelloise en lien avec le territoire de la Région : les activités productives et l’économie circulaire y tinrent une place centrale.
Une économie urbaine plus circulaire nécessite des espaces pour la circulation matérielle
La vulnérabilité économique des villes tertiaires s’est montrée en force depuis septembre 2017 quand la Chine a commencé à réduire drastiquement ses importations de déchets plastiques et papiers en provenance de l’Europe, alors qu’elle était la destination principale pour les plastiques recyclables européens. Ceci a provoqué l’apparition de véritables montagnes de déchets dans des hangars, des ports et des friches un peu partout dans le monde. Depuis le début de cette année, les villes européennes ont pu écouler une partie de ces déchets en Malaisie, au Vietnam et en Turquie – mais l’ampleur du problème reste énorme. Sans débouchés industriels, les Européens doivent incinérer ou enfouir ces matières, ce qui est sensiblement plus coûteux que de les utiliser pour produire des matières secondaires. Cette crise de déchets est une opportunité de revoir les flux des matières urbaines vers des territoires lointains. L’économie circulaire est une stratégie prometteuse à cet égard. D’un côté, des modèles circulaires pourraient permettre de réduire la production de déchets en proposant des substituts moins polluants. D’un autre côté, un meilleur dispositif de tri – plus sélectif, plus proche de la source – peut rendre la réutilisation ou le recyclage de certaines matières économiquement valable. La raison pour laquelle la Chine refuse désormais d’importer nos déchets est que leur composition n’était pas suffisamment pure pour permettre une valorisation industrielle rentable. Or il est difficile d’augmenter la pureté des flux de déchets sans s’approcher physiquement de leurs sources urbaines.
Tout cela implique que la ville doit se doter d’espaces plus importants pour trier, stocker, transformer et valoriser des flux de ressources qui passent en son sein. À Bruxelles, seule la zone du canal offre ces espaces. Par exemple, le Centre TIR, à proximité du quai des Matériaux, est un emplacement opportun pour consolider des matériaux de construction issus des démolitions. D’autres terrains avec accès au canal pourraient accueillir des centres de transbordement urbain permettant de mieux concentrer, trier et valoriser des flux comme les encombrants ou les déchets des professionnels. Autre exemple : les seuls terrains assez grands et suffisamment accessibles pour pouvoir accueillir une infrastructure capable de traiter les quelque 50 000 tonnes annuelles de déchets organiques potentiellement collectables en région bruxelloise se situent également au bord du canal. Ces trois exemples d’équipements d’économie circulaire ne sont pas compatibles avec les types d’espaces qui ont été jusqu’ici produits dans les ZEMU, à savoir des rez-de-chaussée économique surmontés par du résidentiel.
D’un point de vue stratégique, il est préférable de partir de ces bases existantes au lieu d’imaginer des développements économiques ex nihilo.
Si la Région veut aller jusqu’au bout de son ambition en matière d’économie circulaire, les interventions spatiales doivent sans doute changer d’échelle et dédier des parties plus spécialisées de son territoire aux flux de matières. De plus, l’aménagement du territoire doit tenir compte du fait que les activités de l’économie circulaire n’entrent pas facilement dans une seule case de la nomenclature sectorielle : elles tentent de combiner des fonctions logistiques, de transformation et de commercialisation. De ce point de vue, l’économie circulaire décrit un ensemble d’activités plus large que le terme « industrie », bien que ce dernier peut en faire partie.
Une partie du patrimoine industriel accueille déjà une économie indigène, source de développement futur
En réfléchissant sur l’avenir économique du patrimoine industriel, il convient de garder à l’esprit qu’une partie des structures industrielles bruxelloises s’est déjà adaptée économiquement au déclin industriel. La zone de Heyvaert s’est développée en tant que plaque tournante du commerce des voitures et des pièces détachées d’occasion. Les petits garages et certains commerces alimentaires ethniques se sont agglomérés à Masui. [9] Des centaines de petites entreprises de construction utilisent des biens immobiliers industriels pour développer leurs activités. Avec les usines d’Audi et de la Sabca, même la grande industrie n’a pas complètement abandonné l’ancien bassin industriel.
Si on porte le regard plus loin dans l’espace métropolitain, le Noordrand de Bruxelles est une zone industrielle importante et représente, selon l’OVAM , un grand potentiel pour l’économie circulaire.
En termes de valeur ajoutée, des activités de cokéfaction et raffinage, de l’industrie pharmaceutique, chimique, alimentaire et automobile ont ensemble un poids plus important dans l’économie régionale que l’Horéca. Le Port continue à être un atout logistique de premier plan, même si ses concessionnaires pourraient être mieux intégrés au reste de l’économie urbaine.
D’un point de vue stratégique, il est préférable de partir de ces bases existantes au lieu d’imaginer des développements économiques ex nihilo. Premièrement, comme le montre la fracture sociale bruxelloise, remplacer des pertes d’emplois liées à la disparition d’une activité est toujours difficile. La destruction de l’espace occupé par des entreprises existantes peut également détruire leurs emplois. Mais la valeur de l’économie indigène ne se limite pas au statu quo.
Un deuxième argument pour traiter les activités existantes avec soin est que de nouveaux métiers se développent souvent à partir d’anciennes activités, par exemple lorsqu’ils rassemblent deux idées auparavant séparées (comme la combinaison d’un café et d’une laverie automatique dans un « wasbar »). Les économistes urbains sont nombreux à penser que les nouvelles formes d’activités urbaines seront de plus en plus alimentées par ces combinaisons. [10] Se débarrasser de certaines activités existantes – comme les activités autour de l’automobile à Heyvaert ou Masui – sur base de l’argument qu’elles ne sont pas innovantes à l’heure actuelle ignore leur potentiel de création de nouvelles activités à l’avenir. Plutôt que de considérer l’économie indigène comme un obstacle au développement économique, elle devrait être considérée comme un point de départ.
[1] C. Vandermotten, L’industrie bruxelloise : deux siècles et demi d’évolution, Bruxelles Patrimoines, n°015-016, 2015.
[2] M. Tihon, M. Lennert & G. Van Hamme (2018), Élaboration du Plan Industriel Bruxellois. Papier presenté à « What Works in Brussels ? », journée de réflexion organisée par la Chaire en économie circulaire et métabolisme urbain de l’ULB, Bruxelles, 2018.
[3] C. Vandermotten, op. cit.
[4] C. Folke, A. Jansson, J. Larsson & R. Costanza, Ecosystem appropriation by cities, Ambio, 26(3), 1997, pp.167-172.
[5] F. Esculier et al., The biogeochemical imprint of human metabolism in Paris Megacity : a regionalized analysis of a water-agro-food system, Journal of Hydrology, 2018.
[6] C. Vandermotten, op. cit.
[7] A. Chemetoff & S. Maillard, Plan Canal – Kanalplan, in R. d. Bruxelles-Capitale (Éd.) / Gentilly : Les éditions du bureau des paysages, 2014.
[8] K. Borret, Note d’orientation 2015-2019. Brussels : BMA, 2016.
[9] R. Cornejo Escudero, Pourquoi Masui ? (Dé-) location des activités économiques (Travail de fin d’études Master architecture), Bruxelles, 2018.
[10] B. Katz & J. Bradley, The metropolitan revolution : How cities and metros are fixing our broken politics and fragile economy, Brookings Institution Press, 2013.