De la viande pour toutes les assiettes ?

https://www.ieb.be/38003
9 octobre 2018 • Cataline Sénéchal

Le système économique de l’abattoir d’Anderlecht profite de son ancrage local mais affronte aussi des défis d’une structure semi-industrielle agroalimentaire aujourd’hui insérée dans un quartier central en mutation. Son dynamisme est aussi lié à l’évolution de la consommation de la viande et aux projets de législation qui vont contrarier les pratiques des rituels d’abattage.

De son inauguration (1890) jusqu’en 1980, l’abattoir était une structure industrielle parmi d’autres dans un quartier industriel. Aujourd’hui, comme le reste de la capitale, la zone s’oriente vers le secteur tertiaire et résidentiel sous le regard bienveillant des pouvoirs publics. L’abattoir rentre ainsi en friction avec d’autres fonctions de la ville. Son devenir dépend à la fois des évolutions propres à son cœur de métier – « la viande » – normes sanitaires, modification des habitudes de consommation – et de celles qui sont propres à sa situation « urbaine » : pression foncière, politiques urbanistiques de la ville, gestion du transport marchandises…

S’adapter, se diversifier

Sorti du giron communal en 1982, via une emphytéose suite à la faillite de l’entreprise publique, l’abattoir et son site sont gérés par la SA Abattoir (ex. Abatan). [1]

Rapidement, après avoir modernisé l’abattoir, elle a cherché à valoriser les 9 hectares du site et y a développé le grand marché, rénové les caves pour y accueillir de l’événementiel. Aujourd’hui, l’ensemble des activités du site générerait, selon la SA Abattoir, plus de 800 ETP (Équivalent temps plein).

Le cœur historique du métier demeure l’alimentaire que la société développe sous le concept de « ventre de Bruxelles », son objectif est de proposer des produits de consommation belge, de la « ferme à la fourchette ». Les entreprises du site sont de petites et moyennes tailles, souvent d’organisation familiale (en moyenne, de 9 à 19 employés) et s’adressent aussi à des boucheries, des restaurateurs de petite taille. On y travaille de manière relativement artisanale. Par exemple, la chaîne d’abattage ABACO (tous animaux, sauf porc) n’est pas automatisée et ce sont les ouvriers de la chaîne qui gèrent le temps, depuis la mise à mort jusqu’au travail sur les carcasses. La découpe, tous ateliers confondus, est manuelle.

Tous les projets actuels et futurs soutenus et accueillis par la SA Abattoir sur son site fonctionnent dans une logique inclusive – de la production à la vente – et non pas seulement à une logique de pure distribution [2] : champignonnière, maraîchage sur toit, aquaponie & maraîchage en serre, et production de soupes à partir des invendus de commerce d’alimentation.

S’appuyer / s’ancrer

Une des clés – durable – du maintien de l’abattoir et du succès de son marché généraliste fut de s’appuyer sur la présence des « mangeurs » des quartiers qui les jouxtent. Anderlecht, Bruxelles-Ville (centre), Molenbeek, Saint-Gilles, Forest sont depuis plusieurs décennies habitées par des personnes ayant de faibles revenus, qu’ils soient, ou non, d’origine immigrée. Ces habitants fréquentent assidûment le marché. Ils font vivre des entreprises comme celle de la boyauderie Goffard qui déclare : « c’est uniquement en ville qu’on vend convenablement. Ici, il y a beaucoup d’étrangers. Si on ouvrait un magasin à Visé, on ne vendrait même pas pour 50 euros par jour. On a essayé de vendre à Liège et ça n’a jamais marché. On vend surtout à des boucheries marocaines et africaines de Bruxelles. À ceux qui habitent ici en ville. Mais il y a aussi des Italiens, des Espagnols. […] Vous changeriez de quartier, ça ne marcherait pas si bien. Je vous le garantis. C’est le quartier de l’Abattoir ! Ils ne vont pas chez untel (qui a une boucherie ici), ils vont à ‘l’Abattoir’. Je suis persuadé qu’on déménagerait à un kilomètre d’ici, ça ne marcherait plus ! »

Lors de nos entretiens, la plupart des grossistes assument devoir le dynamisme, voire la survie, de leur entreprise à la consommation en viandes des populations venues d’ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’historiquement, les grossistes des abattoirs d’Anderlecht écoulent la viande dans les boucheries de détail et non vers la grande distribution. Or, ces consommateurs, en particulier ceux de confession musulmane, rechigneraient à acheter leur viande dans les supermarchés, leur préférant la boucherie de détail et de quartier. Par ailleurs, les grossistes et les boucheries vendent « bien » aux personnes issues des pays de l’Est – qui eux, n’ont pas de rituel d’abattage. L’intérêt des questions dépasserait- elle la question religieuse ?

« Vous changeriez de quartier, ça ne marcherait pas si bien. Je vous le garantis. C’est le quartier de l’Abattoir ! »

Les entreprises « viandes » du site s’avancent aussi comme des acteurs économiques locaux à destination d’un public de consommateurs urbains. C’est aussi pourquoi, ils ne cherchent pas à exporter leur viande : le marché bruxellois et des environs leur suffit amplement pour autant qu’ils puissent continuer à fournir les boucheries de détail de viande halal.

Aujourd’hui, à Anderlecht, 47% des bovins sont abattus rituellement à destination des boucheries de viande halal (de quartier et de détail). Ce taux avoisine les 100% pour les ovins et pour les caprins. La ligne d’abattage ABACO répond à la demande de ses clients (PME-grossistes en viande, éleveurs / bouchers, bouchers, restaurateurs), qui ne font eux-mêmes que répondre à la demande des consommateurs.

En outre, Anderlecht abat des animaux selon les rituels religieux à minima depuis les années 1920 à destination des consommateurs juifs, alors très présents dans le quartier et à Bruxelles, à l’exception des années d’occupation car une ordonnance, votée en octobre 1940 l’interdisait. [3] La société tente toutefois d’améliorer, par des moyens techniques, le bien-être animal. Ainsi, récemment, l’abattoir a vu arriver des clients en viande de chèvres issu de la population musulmane originaire d’Afrique subsaharienne. Après discussion et en accord avec ces derniers, l’abattoir pratique désormais l’étourdissement directement après la saignée, qui accélère le terme de l’agonie. Cet étourdissement ne contrevient pas à leur pratique pour autant que l’animal soit saigné conscient.

Les conséquences économiques de l’interdiction de l’abattage sans étourdissement

Même si, dans les textes législatifs, l’étourdissement des animaux avant la mise à mort est obligatoire, une dérogation est accordée pour motif religieux, d’abord à destination de la population juive, ensuite, musulmane. Pour ces derniers, l’animal doit être conscient lorsque l’abatteur passe le couteau pour la saignée. [4] Or, depuis quelques années, certains militent pour lever cette dérogation dont certaines associations militant pour le bien-être animal. [5] Deux décrets ont été adoptés en Wallonie et en Flandre annonçant sa suppression pour septembre 2019. [6] Aujourd’hui, la Région bruxelloise ne s’est pas prononcée.

Faut-il abattre sans étourdissement alors que certains avancent que cela occasionne une souffrance animale en condition industrielle ? La loi doit-elle respecter les préceptes et convictions religieuses de tous ses habitants / citoyens ? Le rituel d’abattage n’est-il pas un frein à la réification des animaux ? Au côté de ces débats éthiques et politiques pertinents, une interdiction de l’abattage sans étourdissement, et donc de l’abattage rituel, aurait des conséquences sur le tissu économique du secteur de la viande d’Anderlecht. En effet, nombre d’entreprises du site sont aujourd’hui viables car elles fournissent en viande la boucherie halal locale.

Lors de nos rencontres, les professionnels du secteur se sont montrés très inquiets quant au devenir de leurs activités à Bruxelles en cas d’interdiction de l’abattage sans étourdissement en Région bruxelloise.

Pour eux, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement risque tout bonnement de pousser leurs clients à s’adresser à l’étranger et, de facto, à se détourner de l’abattoir d’Anderlecht. La principale conséquence sera bien entendu des pertes d’emploi sur le marché aux viandes, les lignes d’abattage, les grossistes, un tissu qui représente aujourd’hui près de 400 équivalents temps plein. Il s’agit majoritairement d’ouvriers, qualifiés ou ayant appris le métier sur le tas, engagés durablement dans des entreprises de type familiale. Il s’agit justement de personnes fragiles sur le marché de l’emploi, dont les pairs, au chômage, éprouvent de grosses difficultés à s’insérer sur le marché du travail en Région bruxelloise. Il est donc étonnant que d’une part, les politiques régionales investissent dans des programmes de mise à l’emploi et d’autre part adoptent des lois qui fragilisent un secteur pourvoyeur d’emplois stables.

Par ailleurs, des grossistes ont déjà observé un mouvement de délocalisation de l’activité notamment vers la France. Ainsi, selon eux, il sera donc tout à fait possible que la viande halal arrive congelée sur le marché belge. Il se peut ainsi qu’un animal soit élevé en Belgique, tué en France et que la viande soit découpée en Allemagne, en Irlande ou Pologne et revendue en Belgique. Une interdiction de l’abattage sans étourdissement va donc fragiliser non seulement les abattoirs mais tout le tissu économique « viande » anderlechtois. Cette menace n’inquiète pas seulement les grossistes spécialisés en viande halal ou casher mais aussi les autres découpeurs, secteur porc et cheval compris. En effet, beaucoup se sont installés à Anderlecht pour profiter des flux de passages de clientèle. La fragilisation du secteur halal va donc toucher l’ensemble de ce qui est, pourtant, aujourd’hui un tissu économique cohérent, certes concurrent, mais interdépendant.

En outre, depuis les années 1980, de nombreux abattoirs de petites capacités ont fermé en Wallonie et en Flandre obligeant parfois les éleveurs à multiplier les kilomètres pour rejoindre ceux qui restent. Le transport est une source de stress, de souffrance, de blessures. Reléguer l’abattage rituel à des structures situées en dehors de nos frontières, donc potentiellement plus éloignées des élevages belges, va à l’encontre d’une tentative d’amélioration du bien-être animal. Cet allongement du temps de transport contredit aussi les engagements à favoriser la production et la consommation en circuits courts.

Un lieu mis à disposition de grossistes de petite taille, d’organisation familiale, avec une production à destination d’une consommation locale de la viande.

Enfin, la société Abattoir envisage de gros investissements pour moderniser son infrastructure d’abattage. Elle compte l’installer, sur fonds propres dans la Manufacture Abattoir, un futur bâtiment financé par le Fonds FEDER. Une remise en question de l’abattage sans étourdissement fait peser de lourdes menaces sur la rentabilité de ce projet.

Le site des abattoirs demeure un acteur majeur de l’économie du quartier car il a pu s’adapter aux normes sanitaires et s’est diversifié. Ainsi, il a rénové son infrastructure, comme dernièrement, son marché aux viandes. Il a pu s’adapter à l’évolution de son tissu urbain, s’y est inscrit, tout en gardant sa spécificité : rester un lieu mis à disposition de grossistes de petite taille, d’organisation familiale, avec une production à destination d’une consommation locale de la viande. Les grossistes des abattoirs s’adressent, pour la moitié des bovins et pour la totalité des chèvres et moutons, aux boucheries de la viande halal. Une interdiction de l’abattage sans étourdissement, et donc, des pratiques rituelles va donc fragiliser leur équilibre. Si certaines s’adapteront, d’autres fermeront ou déménageront à l’étranger, là où abattre rituellement reste encore possible. Combien d’emplois ouvriers sont-ils en jeu ? Quel impact social en termes de fragilisation des familles qui dépendent de ces emplois ? Quelles conséquences sur le commerce de la boucherie de détail en ville ? Des questions qui méritent certainement une étude socio-économique à l’échelle de la Région bruxelloise. Inexistante à ce jour, il est à espérer que la Région bruxelloise la commanditera afin de légiférer en pleine connaissance des conséquences.


[1Voir C.Sénéchal, « Les trois vies d’une exception urbaine », in Uzance, 2015.

[2Intentions recueillies lors d’une table ronde, en juin 2018, sur les enjeux économiques d’une interdiction de l’abattage sans étourdissement.

[3Jean Philippe Schreiber, « L’abattage rituel au cœur de l’actualité », CIERL, avril 2017.

[4A.-M. Brisebarre, « Les traditions culturelles concernant les animaux dans les religions », art. de Blog de la médiation animale, 2011.

[5Une revendication également portée par les mouvements de droite identitaire, pour qui juifs et musulmans doivent s’adapter aux us et coutumes des pays d’accueil et non le contraire. La question clive les mouvements de défense du bien-être animal. Les abolitionnistes jugeant que peu importe la méthode de mise à mort, c’est la mise à mort d’animaux pour la boucherie qu’il faut abolir. D’autres lient souffrance animale aux cadences des infrastructures industrielles et exigent l’installation de petites structures ou l’abattage à la ferme.

[6Des recours en annulation ont été déposés devant la Cour Constitutionnelle par le Conseil consultatif des organisation juives de Belgique et de l’Exécutif des musulmans de Belgique.