Histoire d’une terre d’accueil
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15 juillet 2015 • Claire Scohier
« L’urbain » n'existe pas en tant que catégorie à part mais correspond à « la société moderne » et à sa structure sociale historiquement, socialement et économiquement située (Manuel Castells, 1969).
La position urbaine stratégique de Cureghem n’est pas neuve. Terre déjà convoitée à la fin du 19e siècle pour le développement de ses industries, ce territoire enclavé mais néanmoins vissé au centre ville n’a eu de cesse d’être la terre d’accueil d’une population en quête d’un travail ou d’un logement.
Fin du 18e siècle, Cureghem est encore un hameau rural constitué de prairies et de moulins qui se développe au croisement de la chaussée de Mons et de l’actuelle rue des Goujons. Ses terres sont marécageuses, en raison des différents bras de la Senne qui y cheminent, et soumises à de nombreux débordements. La présence du cours d’eau va peu à peu amener des manufactures de coton, des teintureries, des blanchisseries et des indienneries. La forme de péninsule caractéristique du quartier et de son fonctionnement remonte au moment de la construction du canal de Bruxelles-Charleroi, reliant la capitale aux charbonnages dès 1832. C’est à cette époque qu’est construit le pavillon d’octroi de la porte d’Anderlecht, le long du canal dans son tracé initial, pour permettre le péage des biens qui entraient dans la ville.
Les autorités caressent à l’époque le désir d’y implanter un quartier bourgeois pour contrebalancer l’installation dans la commune d’immigrants flamands fuyant la famine dans les campagnes et attirés par le développement industriel. En effet, malgré son aspect semi-rural, le quartier est déjà marqué par l’industrie textile précitée ainsi que par des huileries, fabriques de bougies et maroquineries qui bénéficient de la proximité des abattoirs de Bruxelles situés à l’emplacement de l’actuel Institut des Arts et Métiers [1].
L’arrivée d’une bourgeoisie industrielle
En 1864, l’urbanisation intensive du centre ville provoque le déplacement de la gare des Bogards (Rouppe) vers un nouvel emplacement, donnant naissance à la gare du Midi et dans son prolongement, en 1872, la gare de Cureghem à l’intersection du canal et de la chaussée de Mons. Ainsi relié au chemin de fer et au canal, le territoire s’industrialise nettement plus rapidement que le reste d’Anderlecht, si bien que les industriels locaux décident de faire sécession pour faire de Cureghem une commune autonome. Face à l’opposition forte de la commune, les industriels proposent de faire construire la nouvelle maison communale sur un terrain qu’ils mettent à disposition de la commune. Dans l’optique de donner une assise à un projet de quartier bourgeois pensé par Victor Besme, la commune accepte en 1875 d’installer sa nouvelle maison communale à Cureghem, face vers Bruxelles et tournant le dos à Anderlecht.
En 1877, un projet de vastes jardins et de bains publics en bordure du canal voit le jour mais sera finalement abandonné au profit des abattoirs. En 1890, ceux-ci ouvrent leur porte attirant aux alentours de nombreux bouchers et grossistes contribuant ainsi à la spécialisation sectorielle de l’économie du quartier. L’arrivée combinée de ceux-ci et de l’école des vétérinaires donne un coup de fouet à l’urbanisation du quartier qui voit débarquer une population plus ou moins aisée s’installant en bordure du boulevard de la Révision. Toutefois, Cureghem ne prendra jamais l’allure de quartiers bourgeois visée par la commune. La présence forte des industries attire une population ouvrière et d’artisans. Mais contrairement aux vastes terrains industriels qui se développent sur la rive ouest du canal, l’industrie se fait ici plus discrète, se développant en intérieurs d’îlot, imbriquée dans le tissu urbain. [2] Dans les années 30, la montée du nazisme et les pogroms en Russie et en Pologne vont déclencher l’arrivée massive dans le quartier de migrants juifs qui trouvent à s’y activer dans les secteurs de la maroquinerie et du textile.
Démolition-reconstruction
À la fin de la 2e Guerre Mondiale, on dénombrait à Cureghem 525 usines et entreprises artisanales. L’industrie liée au secteur automobile a le vent en poupe : fabrication de pneus, carrosseries, tels que les établissements De Wolf ou les ateliers Miesse. Malgré cette richesse économique, Joseph Bracops, le bourgmestre socialiste de 1947 à 1966, décide de bannir de la commune les usines en invoquant les fortes nuisances qu’elles causent, suivant en cela un mouvement généralisé en Europe de désindustrialisation des centres urbains. En pendant, il développe un plan composé de logements, d’espaces verts et de nouvelles infrastructures collectives dénommé le « park system », plan qu’il réalisera partiellement sous son mayorat. C’est de cette période que datent les immeubles de logements sociaux du square Albert 1er (1958), construits sur les terrains d’anciennes usines, et l’immeuble des Goujons (1968). L’attribution de ces logements sociaux se fait de façon discriminatoire au profit de la population de nationalité belge. N’ayant pas le droit de vote, les populations issues de l’immigration ne représentaient guère d’intérêt pour le personnel politique local. La commune n’hésitera d’ailleurs pas en 1974 à adopter un arrêté actant le refus d’inscrire des immigrés sur son territoire.
Néanmoins, le quartier continue d’accueillir nombre d’immigrés, d’abord espagnols et grecs, puis italiens, ensuite marocains, turcs et libanais en quête de travail. Il faut dire que jusque dans les années 60, malgré le départ de nombre d’industries, on pouvait voir des affiches « Nous embauchons » à la porte de la plupart des usines. Parmi les entreprises connues de cette période figurent Philips, Côte d’Or, Salik, EMI, Dacor, Danckaert,... [3] Mais le désintérêt de plus en plus marqué à l’égard de la population issue de l’immigration, c’est-à-dire de la part la plus importante de la population du quartier va signer le déclin du quartier et sa polarisation par rapport au reste de la commune.
Les abattoirs perdent leur cachet à l’exportation. L’administration communale se désintéresse de plus en plus du site et l’entretien des installations périclite. Le cercle vicieux du déclin s’enclenche. Les secteurs connexes qui bénéficient de la clientèle des abattoirs voient l’état de leurs finances affecté. Des ateliers sont abandonnés, des commerces fermés. Les espaces vidés seront pour partie récupérés pour le commerce de voitures d’occasion jusque-là plutôt concentré autour de la gare du Midi.
La proximité du territoire avec la gare du Midi laisse entrevoir un vaste projet de démolition afin d’y ériger une nouvelle cité administrative et d’y favoriser les voies de communication destinées à un trafic automobile de transit. L’École vétérinaire se trouve sur le trajet d’un projet d’autoroute [4]. Décision est prise de la déménager à la faculté de Liège. Les logements se dégradent, ce qui entraîne une baisse des loyers et attire un public précarisé dans le quartier. Pour renflouer ses caisses, la commune cède une partie du terrain des abattoirs à l’État pour la construction d’une école néerlandophone, aujourd’hui devenue l’Erasmushogeschool.
Au début des années 80, la commune envisage la fermeture des abattoirs. Le risque de fermeture va susciter une levée de boucliers des commerçants et entreprises du quartier. Les maîtres-abatteurs et des entrepreneurs de quartier décident de se regrouper en société anonyme en 1983 pour sauver le marché et les abattoirs. Ils créent la S.A. Abattoirs et Marchés d’Anderlecht (Abatan). La même année, la gare de Cureghem qui accueille de moins en moins de travailleurs ferme ses portes.
Cachez ce Cureghem
Le désinvestissement politique communal était d’autant plus fort qu’aucun échevin ou conseiller communal n’habitait le quartier. Christian D’Hoogh (bourgmestre socialiste de 1984-2000) fait exproprier et démolir des maisons dans le quartier de la Rosée pour les remplacer par une séniorie. Placée comme un pavé dans la mare, cette infrastructure sera vécue comme une provocation raciste par les résidents du quartier : « Les retraités votent, pas les immigrés » [5].
Jusqu’au milieu des années 1990, le PS et le PRL convergent sur le principe de l’intervention minimale à Cureghem, renforçant par là, la marginalisation du quartier et de ses habitants. Ch. D’Hoogh déclarera en 1994 : « Cachez ce Cureghem que je ne saurais voir » [6]. C’est l’année où la commune placera ce que les habitants appelleront des « murs de Berlin » : des plaques d’aciers de 4 à 5 mètres destinées à protéger les logements de la Rosée et du square Albert contre le vol et le vandalisme. Le tout placé sous l’œil de caméras de surveillance.
Mais l’arrivée du terminal TGV va raviver la volonté politique de transformer les îlots jouxtant la gare en une zone accueillant des bureaux et des hôtels même si les investisseurs et les promoteurs immobiliers ne manifesteront pas un engouement important pour les différents projets de développement urbain.
Un espace disputé et d’opportunité
Il faudra attendre la fin des années 90 pour convertir les socialistes anderlechtois à la philosophie de la revitalisation et affirmer l’intérêt pour ce quartier en lui octroyant plusieurs Contrats de quartier. Cureghem va alors enchaîner les contrats destinés « à recoudre son tissu » surtout sous la pression régionale. Le premier Plan régional de développement (1995) insiste sur la rénovation des quartiers centraux en mettant en avant le concept ambigu de « mixité ». L’octroi du droit de vote aux étrangers au niveau communal quelques années plus tard (2006) incitera les élus à prendre en considération les intérêts de certaines communautés immigrées et à adoucir un discours stigmatisant.
L’apparition de dispositifs d’investissements publics ciblés sur le quartier va peu à peu changer l’apparence dégradée du quartier au point que certains signes de gentrification font leur apparition. Ainsi, un hôtel de luxe (Hôtel Be Manos), le pôle multimédia The Egg et des lofts se construisent. L’évolution de cette représentation du quartier et de ses résidents ne se fait pas forcément au bénéfice des riverains en raison de la faible politisation des enjeux liés à la gentrification qu’engendre la rénovation du bâti. [7]
La reconversion d’anciens entrepôts industriels en enclaves de logements s’accélère et l’augmentation du revenu moyen des habitants est le signe non pas d’une amélioration de la condition socio-économique des anciens habitants mais de l’arrivée de familles de classe moyenne aux revenus plus élevés et dotées d’un niveau de diplôme supérieur. [8]
Cureghem fait l’objet désormais de toute l’attention communale et régionale et se voit la cible d’une kyrielle de dispositifs publics ou privés bien au-delà de la figure classique du contrat de quartier : zone prioritaire pour le Plan canal, la Déclaration gouvernementale régionale et le projet de Plan régional de développement durable, Master Plan pour le bassin de Biestebroeck et les Abattoirs, projet pilote du Plan guide de la rénovation urbaine, fonds FEDER... Mais de la part des acteurs du quartier, « il ne s’agit plus d’une préoccupation pour la création de conditions de logement saines, mais d’attractivité du quartier, pour les résidents et investisseurs potentiels. La recherche de la qualité architecturale et paysagère est très peu mise en relation avec ses effets sur la valeur d’échange et le maintien de la valeur d’usage de ces quartiers ». [9]
Préserver la valeur d’usage
Les objectifs initiaux de la rénovation sont devenus ceux de la revitalisation. Dans le rapport ayant présidé au début des années 90 au DSQ (Développement social de Quartier) on peut lire ceci : « Le défi est clair. Il faut tout à la fois essayer de maîtriser les phénomènes d’exclusion liés aux mouvements spéculatifs autour de la gare du Midi et de stimuler par des investissements publics le développement du quartier de La Rosée en lançant un projet de maintien sur place des populations qui y résident (réhabilitation sociale du parc privé locatif, construction de logements sociaux). Dans une agglomération bruxelloise soumise aux pressions immobilières d’une capitale européenne, maintenir un volant de logements sociaux adaptés pour éviter les phénomènes de ségrégation est un enjeu de taille » [10].
Or, force est de constater que l’équation de la lutte contre la dualisation sociale est résolue aujourd’hui par une démonstration consistant à faire de ce territoire une opportunité foncière générant l’arrivée massive et soudaine de logements et d’activités sans lien avec le quartier et ses habitants. Cependant aujourd’hui encore de nombreuses familles immigrées atterrissent dans le quartier grâce à un réseau primaire de relations. Elles y trouvent entraide et repères culturels, ainsi qu’un espace de reconnaissance, le temps de trouver éventuellement un logement ou un travail plus stable ailleurs. Cureghem continue de jouer son rôle historique de terre d’accueil. Mais pour combien de temps encore ?
[1] En 1834, on compte à Cureghem : deux fabriques d’étoffes de laine, six imprimeries et teintureries de coton, trois filatures et fabriques de coton, une fabrique de chandelle. L’arrivée de la nouvelle gare du Midi accentue encore cette industrialisation par l’arrivée de filatures, tissages, tanneries, chocolateries (L. Verniers, Les transformations de Bruxelles et l’urbanisation de la banlieue depuis 1795, p. 96).
[2] C. Scohier, « Les Abattoirs et leur histoire », in Bruxelles en mouvements n° 256-257, mai 2012.
[3] Dirk De Caluwé, Cureghem. Bonnes nouvelles, 2013, p.17.
[4] Lequel sera finalement abandonné en 1979.
[5] M. Sacco, Lutter contre la dualisation sociospatiale dans les quartiers défavorisés de Bruxelles et Montréal, ULB, 2012, p. 126.
[6] D. Couvreur, Daniel, N. Vuille, P. Hannaert, « Anderlecht connaît déjà son champion », in Le Soir, samedi 1er octobre 1994.
[7] M. Sacco, op. cit., p. 158.
[8] Diagnostic du contrat de quartier durable Compas, octobre 2013, p. 50.
[9] M. Sacco, op. cit., p. 361.
[10] Extrait du rapport de visite d’experts européens cité dans La Lanterne, 3 janvier 1991.