Inter-Environnement Bruxelles
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Vingt-six ans de carrée à Saint-Josse

C’est rue Linné, dans son lieu de travail, que j’ai interrogé Marie sur les évolutions d’un genre de prostitution typiquement de chez nous. La tristesse du constat d’un quartier far west, laissé à l’abandon, contraste avec sa tendresse à l’égard de sa profession.

© Mathilde Collobert - 2021

Je te vois comme une mémoire du quartier...
Oui, je crois qu’on est encore trois ou quatre, hein, nous, les anciennes du quartier.

Quelle est la chose la plus belle dans ton métier ?
L’humain. Les belles et les laides histoires qu’on me raconte. Les bons et les mauvais contacts. Tout ça, ça te tire toujours vers le haut. C’est un travail qui a hyper ouvert mon esprit.

Tu perçois ton métier comme un métier dangereux ?
C’est un métier dangereux, je crois, quand on doit prendre le tout venant. Moi, j’estime que quand un client est déjà agressif avec moi devant ma vitrine, je ne vais pas le laisser entrer. Et ça je peux le faire parce que je n’ai pas non plus 2 500 € de loyer comme certaines.

Est-ce que la prostitution est utile ?
La prostitution volontaire est utile parce qu’elle soulage l’humain. On leur amène de la douceur, de la compréhension. Du bonheur. Et de la tendresse, aussi. L’homme qui vient nous trouver, il vient chercher au départ une relation sexuelle, mais quand il nous connaît mieux, il commence à se lâcher et à nous expliquer beaucoup de choses qu’il ne peut raconter à personne. Il laisse ici des peines, des choses qu’il ne pourrait pas faire ou dire ailleurs. Il y a des clients qui m’ont déjà fait pleurer : il y a ici des choses extraordinaires, quoi.

Si tu devais changer quelque chose sur la façon dont se passe la prostitution, maintenant, en Belgique, qu’est-ce que ce serait ?
Je voudrais que les travailleurs du sexe soient vus différemment par la société, et qu’on trouve enfin une solution pour leur donner un statut.
Il y a 25 ans, les homosexuels passaient à la télé avec un masque. Depuis, on a reconnu l’homosexualité. Ce n’est pas encore le nirvana, mais au moins, maintenant, ils sont reconnus comme des personnes à part entière. Et c’est ça que je voudrais pour nous.

Tu peux nous parler de ton Saint-Josse ?
C’est une belle petite commune. La rue de Brabant est adorable, le dimanche c’est super d’aller faire les magasins là-bas. Il y a quelques petits cafés, quelques petits restaurants, qui sont très très chouettes – il y en avait beaucoup plus avant, hein. Je crois que Saint-Josse maintenant est moins accueillant qu’il ne l’a été dans le début des années 90.

On leur amène de la douceur, de la compréhension. Du bonheur. Et de la tendresse, aussi.

Comment ça se passait, dans les années 90 ?
Quand je suis arrivée en 92, il y avait déjà beaucoup de carrées. Tout se passait bien dans le meilleur des mondes. Par exemple, quand c’était la fin du Ramadan, les quelques Marocains qui habitaient dans le quartier nous apportaient du couscous…
Nous avions un bourgmestre qui était hyper ouvert sur la prostitution, monsieur Cudell. Il venait souvent ici, dans le quartier, il parlait avec nous, il nous faisait la bise… Il était adorable avec nous. D’ailleurs, nous avons été nombreuses à aller à son enterrement.
En 94, nous avons eu de grosses émeutes qui venaient d’une bagarre entre deux personnes pour une place de parking et des gens ont dit : « On ne veut plus des putes dans le quartier ! On va aller casser des putes ! » – alors que les émeutes ne venaient pas de nous. Et on nous a fait fermer le quartier pendant une semaine. Mais le bourgmestre de l’époque a dit : « À Saint-Josse, il y a de la place pour tout le monde. Elles ne partiront pas comme vous ne partirez pas. Vous devez tous apprendre à vivre ensemble. »
Après l’émeute, certains propriétaires ont vendu leurs maisons. Ça a été racheté par une tout autre catégorie de personnes qui ont compris qu’il y avait moyen de se faire beaucoup d’argent avec la prostitution. Moi, à l’époque, je payais 350 € de loyer par mois. Et ces propriétaires ont commencé à demander 350 € par semaine ! Et ils ont acheté plusieurs maisons. Et alors se sont installés les marchands de sommeil.

On parle des appartements qui sont au dessus des carrées ?
Oui. Certains pays allaient rentrer dans l’Europe mais n’y étaient pas encore. Et ils savaient que ces gens devaient se loger quelque part et qu’ils allaient arriver à Saint-Josse et ils en ont profité, profité, profité… Ils louent des maisons à une quarantaine de personnes, par exemple !
Et alors tout doucement, vers 98, 99, les propriétaires ont compris que ce n’était pas avec des femmes qui parlaient français et qui connaissaient les lois qu’ils pourraient augmenter les loyers. Donc ils ont mis ces femmes à la porte et, à la place, ils ont mis des femmes anglophones – qui neuf fois sur dix n’avaient pas de papiers – parce qu’elles ne vont jamais se rebeller. Et c’est comme ça qu’on se retrouve maintenant avec seulement une dizaine de filles francophones. Et que les loyers ont commencé à flamber.

L’émigration de la fin des années 90 vient de quels pays ?
Les filles qui travaillent ici venaient principalement du Nigeria. Et les propriétaires qui ont commencé à acheter des maisons, c’était plutôt des Turcs. Alors qu’avant, c’était Italiens, Espagnols, Grecs, Marocains.

On arrive au début des années 2000.
Là, le quartier a commencé à s’effondrer.
On a vu arriver des gens de tous pays qui logeaient n’importe où. Moi, j’ai dû venir faire venir un jour mon agent de quartier parce qu’un propriétaire avait fait venir une femme pour dormir sur des cailloux dans la cour !

Pourquoi on les laisse faire ?
Les lois ne sont pas claires. On n’a actuellement pas de règlement communal puisqu’il a été cassé par le Conseil d’État.
En 2011, un premier règlement communal avait été fait en collaboration avec la Commune de Schaerbeek, les associations de terrain (Entre 2, Espace P…) et certaines travailleuses du sexe. Il n’était pas parfait, mais il était nécessaire pour pouvoir remettre de l’ordre dans le quartier. Il stipulait que c’était une femme par carrée (la police avait son nom). En cas de sous-location, la Commune pouvait fermer. La Commune de Schaerbeek a d’ailleurs continué ce règlement.
Et puis, en décembre 2015, Saint-Josse a décidé de sortir un nouveau règlement, qui a cassé l’ancien. Sans prendre conseil des associations de terrain, de la police, ni de personne…

Ça disait quoi ?
Il fallait que je dise le nombre de mètres de tuyaux que j’avais chez moi, je devais prendre une assurance incendie commerciale alors que c’est un privé… Enfin, c’était des choses impossibles à faire. En plus, il fallait payer 2 500 € pour avoir un « certificat de conformité » (qui n’existait que pour les carrées). Et quand on avait rentré notre dossier, le bourgmestre avait le droit de le retenir pendant 180 jours avant de l’accepter ou non. S’il disait non, on n’avait pas le droit de demander pourquoi ni de récupérer l’argent.
Donc, nous avons été au Conseil d’État et nous avons gagné. Le Conseil d’État a même statué en extrême urgence !

Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
Quand la Commune a appris que nous avions rentré un recours au Conseil d’État, ça n’a pas plu. Au mois de février 2016, la Commune est venue apposer sur certaines vitrines, où étaient les sans papiers, des grandes affiches A4 rouge vif avec le nom, le numéro de passeport et l’adresse de la personne qui travaille là. C’est absolument illégal, hein !

Quelle était la justification de ces affiches ?
Que la Commune avait le droit de punir l’endroit où il y avait une femme sans papiers qui travaillait. C’est une loi qui n’existe pas.

Et qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Nous avons déposé plainte. Les affiches ont été retirées. La Commune s’est « excusée » en disant d’abord que c’était l’imprimerie qui avait fait une erreur. Et puis après, que c’était l’employé communal. Et ça en est resté là. Parce qu’évidemment, les femmes qui ont eu les affiches n’ont pas été au tribunal.

Tu peux nous expliquer quels sont tes frais ?
Tu as le loyer, le gaz, l’eau, l’électricité, les assurances. Puis t’as les préservatifs, le papier hygiénique, le savon… Puis alors il y a la fameuse taxe qui est due par les propriétaires. Il y a tous ces frais qui viennent toujours se rajouter, se rajouter, se rajouter…

Comment est-ce qu’on définit une carrée pour y mettre une taxe ?
C’est la Commune qui dit : « Où il y a des néons, une femme qui est en vitrine et fait des gestes incitant à la débauche, ça s’appelle une carrée ». Donc c’est la Commune qui décide « tel numéro, c’est une carrée. » Il y en a un nombre limité.

Cette taxe s’élève à combien ?
Au départ, quand je suis arrivée, il n’y en avait pas. Puis elle s’est élevée à 500 € par an. Puis le bourgmestre a essayé de nous instaurer une taxe qui était de 250 € par mètre de façade. Alors qu’on ne peut recevoir qu’un client à la fois, qu’on ait une petite ou une grande carrée. Donc, on a été au tribunal, ça a été jugé discriminatoire et elle est tombée à l’eau. Puis, au début des années 2000, il a remis une taxe de 600 € par carrée. Puis de 650 €. Puis, en 2012, le bourgmestre l’a montée directement à 950 €. Et, en 2015, à 3 000 € indexable chaque année. Donc, là, pour le moment, c’est à 3 175 € euros.
Certains propriétaires ont été au Conseil d’État mais il n’a pas encore statué – ce sera jugé en 2020.

Et c’est au propriétaire de payer la taxe ?
Normalement, oui. Mais, il ne faut pas se leurrer, ils mettent ça sur le loyer. Ils disent à la femme : « Ou tu payes ou tu t’en vas ! »

À l’époque, je payais 350 € de loyer par mois. Et ces propriétaires ont commencé à demander 350 € par semaine !

Qu’en est-il de ton loyer ?
Je paie 900€ pour une pièce qui fait 35 m² avec une fenêtre pas isolée (alors que je suis tout le temps devant). Derrière, j’ai une pièce vide remplie d’humidité, une salle de douche insalubre et un WC qui ne fonctionne pas.

Et quand tu demandes à ton propriétaire de faire des travaux ?
Il veut me jeter dehors. Ils font tous ça.

On n’a pas le droit de sous-louer une carrée ?
Non, c’est un rez-de-chaussée où une seule fille travaille. Sinon, c’est du proxénétisme parce que celle qui a le bail est est considérée comme profitant de l’autre.

Et dans les faits ?
95 % des carrées sont sous-louées. À l’époque, on ne sous-louait pas. L’agent de quartier passait et quand il voyait que ce n’était pas la même fille, il ne chipotait pas, il faisait fermer.

Les propriétaires vérifient comment se passe le commerce de leurs locataires ?
Bien sûr. Ils ont des espions qui comptent les clients, comme ça, ils augmentent un peu le loyer quand ils estiment que les filles gagnent mieux.

Il y a beaucoup de propriétaires qui demandent de l’argent en black, en plus du loyer et de la taxe ?
95 % ! Ils disent : « Voilà, je te fais un bail de 1 000 €, mais tu me donnes 600, 1 000, 2 000 € en plus en noir. Si ça ne te va pas, il y en a dix qui attendent pour rentrer. »

Personne n’a jamais essayé de virer ces propriétaires ?
Si, mais ça ne donne rien. Dans les années 90, ils avaient toujours très très peur que la fille aille le déclarer à la police. Directement, on leur fermait leur carrée. Ils étaient beaucoup plus sévères à l’époque. Alors que maintenant, le proxénétisme immobilier n’est plus puni. Et ces femmes ne parlent pas : elles ont peur de perdre leur emploi. Parce que bon, si elles viennent d’un réseau, elles doivent payer 45 000 € à la mama, on leur a fait une séance de vaudou… Elles ont très très peur.

Parle-nous un peu d’Espace P…
Espace P…, c’est la toute première association que j’ai connue qui ne soit pas abolitionniste (parce qu’à l’époque, il y avait Le Nid puis Entre 2 Bruxelles qui l’étaient). Ils peuvent nous aider à sortir de la prostitution si on le désire, ils ont des permanences médicales, des distributions de préservatifs…

Et ils ont une importance dans la vie du quartier ?
Oui. Ils ont des contacts avec certains propriétaires : quand ils peuvent, ils aident les femmes qui sont harcelées par certains propriétaires.

Comment elles arrivent ici, ces filles des réseaux ?
Ce sont les mamas qui les font venir. Les mamas, ce sont des anciennes travailleuses du sexe qui ont travaillé ici et ont mis de côté pour acheter une ou plusieurs fille(s) au village (au Niger et au Ghana). Être mama, pour elles, c’est une gloire : ça veut dire être cheffe d’entreprise. Si une ancienne n’est pas mama, c’est qu’elle n’a pas réussi dans sa vie. Elles font venir la fille, lui font un rituel vaudou et lui réclament 45 000 € pour le voyage et l’hébergement.

Elles sont au courant de ce qu’elles vont faire en Belgique ?
Elles le savent peut-être, mais elles n’imaginent pas le montant de la dette ni le prix de la passe [1], et qu’il faudra des années pour rembourser…

Quel est le prix de la passe dans le quartier ?
En 92, quand j’ai commencé à travailler, c’était l’équivalent de 25 € et les quelques filles de réseaux travaillaient à 12,50 €. Quand l’euro est arrivé, les loyers et le prix de la vie, tout a augmenté. On s’est dit : « Si on demandait 30 € ? » Les filles des réseaux, elles, sont montées à 20 €, 15 €, la nuit.

Mais ces filles-là ne peuvent pas choisir leurs prix ?
Non, c’est la mama qui décide. Et une fois qu’un client entre, elles ne peuvent plus le laisser sortir sans avoir payé : elles se feraient frapper ou engueuler par la mama. Si le client n’a que 5 € sur lui, la fille ne fera peut-être qu’une masturbation. Moi, je peux mettre les prix que je veux. Mais comme il y a une certaine homogénéité dans le quartier, si on augmente, les clients nous disent : « Comment ça se fait que les filles qui ont 18 ans demandent 20 € et toi, t’es une vieille et tu demandes 50 € ? »

Et elles ont quel âge, en général ?
En général, celles de la nuit, 18 – la journée, ce sont les mamas, qui ont la quarantaine. Mais on peut difficilement leur donner un âge. Elles disent ce qu’elles veulent, qu’elles ont perdu leurs papiers…

Qu’est-ce que tu penses de la mauvaise image du quartier ?
C’est un serpent qui se mord la queue, en fait. Il n’y a pas de volonté de combattre le trafic de drogue dans le quartier.
Et la saleté, quand on loue une maison à 40 personnes et qu’il n’y a qu’un WC, évidemment, les besoins naturels, ça se fait dans la rue. Et évidemment quand il fait chaud, ils sont tous dehors. Et tu ne sais pas garder les poubelles à l’intérieur sans qu’il n’y ait des odeurs : les camions poubelles ne passent que deux fois par semaine. Donc, les gens mettent tous les jours leurs poubelles dehors. Et quand les propriétaires jettent les locataires dehors, ils jettent les meubles à la rue, aussi, comme ça, c’est plus facile !

Et les infractions ?
Devant nous, il se passe moins d’infractions, parce que je vais prendre une photo, je vais appeler la police etc. Ils se gênent de moins en moins de le faire devant des femmes qui n’ont pas de papiers. Par exemple, au Nouvel An, on a eu six carreaux cassés, j’ai dit aux filles : « Est-ce que vous avez déposé plainte ? Il faut parce que comme ça on sait qu’il y a de l’insécurité dans le quartier. » Ou des filles qui ont pris un revolver sur la tempe. Et elles me disent : « Non, on n’y va pas parce qu’on n’a pas de papiers. »

Tu parles de quelles infractions ?
Casse de voitures, trafic de drogues, tout ce qui est volé dans les bus, à la gare du Nord, ils essaient de le revendre ici…

Et les policiers ?
J’en vois pas. Avant, on avait Willy qui passait tous les jours. Il y a une quinzaine d’années qu’il n’y a plus de policiers qui passent.

Est-ce que tu aurais des pistes pour améliorer cela ?
Il faudrait d’abord que le bourgmestre soit à l’écoute des travailleurs du sexe, des associations de terrain et de certains habitants. Parce que travailler seul dans son coin, pour remonter un quartier, c’est pas possible. On doit travailler ensemble.

Entretien réalisé par Janis Woolf
Utsopi


[1Une passe consiste en général en une fellation et une pénétration pendant une dizaine de minutes.