Quand les images de vidéosurveillance sont convoquées dans des affaires où les policiers sont impliqués : un cas d’école de l’aporie du système juridico-policier.
La législation belge définit ainsi la vidéosurveillance : « On entend par caméra de surveillance tout système d’observation fixe ou mobile qui collecte, traite ou sauvegarde des images dans le but de prévenir, constater ou déceler les délits [1]. »
Quel est le rôle et la fonction des caméras de surveillances dans les affaires de violences policières, donc de policier·es possiblement incriminé·es ? « Prévenir » et « constater » pour condamner… Vraiment ?
Sourour Abouda, Mohamed Amine Berkane, Ilyes Abbedou, Ibrahima Barrie, Joseph Chovanec, Simon Bachelard, Dieumerci Kanda, Jonathan Jacob, Hassan Chrikri…
Les images ne sont pas regardées en direct : Sourour Abouda, Mohamed Amine Berkane, Ilyes Abbedou, Ibrahima Barrie, Joseph Chovanec, Simon Bachelard, Dieumerci Kanda, Jonathan Jacob, Hassan Chrikri : tout·es sont mort·es en cellule devant des caméras de surveillance.
La plupart de ces décès restent aujourd’hui inexpliqués. Les policiers invoquent souvent des malaises ou des suicides qui auraient alors eu lieu sous l’œil des caméras, ne suscitant aucune réaction des policier·es. « On filme, mais on regarde pas ce qu’on filme ! » déclare l’avocat Vincent Lurquin. Il raconte, à propos d’Ilyes Abbedou (2021, Bruxelles) : « On l’a laissé toute la nuit, on l’a laissé jusqu’à 15h. À 9h du matin on lui a donné son petit déjeuner. Moi j’ai vu les films, vous voyez très précisément qu’il n’a pas bougé depuis qu’il est là, on le voit pendant des heures et des heures… et on lui apporte son petit déjeuner. Et on va lui rechercher son petit déjeuner qu’il n’a pas mangé… puisqu’il était mort ! [2] »
Le service de dispatching qui aurait dû regarder les images des caméras de surveillance de la cellule dans laquelle s’est pendu Dieumerci Kanda le 7 février 2015 surveillait aussi les 150 caméras de rue de la zone de police Midi, rapporte le journal Médor [3]. Cette surenchère de caméras et l’impossibilité de les regarder toutes en direct peut être une des pistes de compréhension de l’absence de réaction des policier·es. Des violences commises sous l’œil des caméras : D’autres personnes ont été frappées à mort par la police malgré la présence de caméras et de collègues qui pouvaient les regarder. Pensons à Jonathan Jacobs, mort des suites des coups reçus dans sa cellule anversoise en 2010, ou à Joseph Chovanec, qui a été maintenu par un plaquage ventral durant 16 minutes dans sa cellule, pendant qu’une policière faisait un salut nazi à l’aéroport de Charleroi en 2018. Ils et elle ne semblaient nullement se soucier d’être filmé·es, et leurs collègues du dispatching ne sont en effet pas intervenu·es. La présence de caméras n’a pas dissuadé les policier·es. Ces violences commises sous l’œil des caméras reflètent un fort sentiment d’impunité de la part des policier·es.
Dans toutes ces affaires, les caméras de surveillance n’ont nullement permis de prévenir : elles n’ont pas servi à secourir des personnes qui avaient besoin d’aide alors qu’elles étaient enfermées sous la responsabilité de la police, ni empêché des policier·es de frapper ou de tuer.
Ces violences commises sous l’œil des caméras reflètent un fort sentiment d’impunité de la part des policier·es.
Des images non lisibles : Pour « constater » un délit, il faudrait avoir accès à des images satisfaisantes. Pourtant, souvent, les caméras présentent des cadrages non pertinents. Contrairement à une caméra présente pour cadrer une situation, comme c’est le cas lorsqu’un témoin filme avec son téléphone, les caméras de surveillance sont installées au préalable et sont souvent fixes. La scène n’est pas cadrée, et bien souvent, une partie de ce qui s’y joue se passe en hors-champ, en dehors du cadre de la caméra. En outre, le champ de la caméra s’avère souvent partiellement bouché par un premier plan (une camionnette, des arbres, etc.) empêchant une analyse précise de la situation.
Des images qui disparaissent : Il est troublant de voir que les caméras qui auraient pu incriminer des policier·es dans les affaires de violences policières ne fonctionnaient souvent pas. Caméras non branchées, cassées, images écrasées, problème d’horodateur, vidéos avec des sautes… ce sont des situations très courantes aux dires des avocat·es et familles de victimes.
Ainsi, les images des onze minutes qui précèdent la mort de Soulaïmane Archich Jimili ont disparu. Il avait été écrasé par le métro en 2014 à Bruxelles suite à un contrôle policier. Il avait quinze ans. Youssef Archich, son oncle, raconte être allé voir les images au commissariat avec le père de Soulaïmane. Les policier·es leur ont d’abord montré les images d’une caméra dont l’axe ne permettait pas de voir l’interpellation des jeunes gens sur le quai du métro. On n’y voyait Soulaïmane qu’à la fin de la scène, au moment où il est écrasé par le métro. La famille voulait savoir ce qu’il s’était passé avant. Ils ont finalement pris connaissance des images issues d’une autre caméra, sur lesquelles on pouvait voir Soulaïmane être interpellé par les policier·es et agent·es de la STIB. Des images soudainement coupées : « Les onze minutes de vidéo qui étaient les plus compromettantes pour les policiers, puisqu’ils rentrent physiquement en contact avec les enfants : on les voit pas. La STIB a répondu simplement que ces images avaient été écrasées, sans aucune autre explication. On ne voit que ce qu’ils ont bien voulu nous laisser voir », témoigne Youssef Archich [4].
Vincent Lurquin, l’avocat de la famille de Moad Touile, qui a été tabassé par la police en 2013 alors qu’il avait quatorze ans, nous raconte également comment des images ont subitement disparu : « J’ai été voir ce qu’il en était par rapport à ces caméras du commissariat. Parce que dès que vous entrez il y a une caméra qui vise la sortie, et toutes les cellules sont filmées. Moad avait dit qu’il avait reçu des coups encore làbas. Les policier·es disaient que ce n’était pas vrai. […] Alors on a regardé et j’étais embêté parce qu’effectivement, cellule par cellule, il n’y avait rien. Mais moi j’avais quand même tendance à croire mon client, je me disais “Pourquoi il m’a raconté ça ? Il avait déjà sa semelle…” [une marque de semelle laissée au visage, attestée par un médecin]. Alors je fais attention. En dessous vous avez le timecode et je vois qu’entre deux cellules, entre le moment où on le fouille et entre le moment où il est amené à la cellule, il y a douze minutes qui manquent. »
Un autre avocat montre une vidéo issue de la caméra de surveillance d’un hôtel, vidéo qui avait été saisie dans un dossier de violences policières. Une coupe est visible dans la vidéo. Le PV du comité P. qui décrit l’image stipule : « Il y a une coupure entre 14h39 et 14h43, soit précisément au moment donné ou l’incident principal serait survenu, étant donné qu’aucune coupure aussi large n’est constatée par la suite à la fin de l’intervention ».
Cette coupe est expliquée ainsi dans le PV : « La caméra présente enregistre sous détection de mouvements, ce système n’est pas remarquablement précis et il peut donner lieu à des failles. Dans la période qui nous intéresse, avec les coins d’ombres, la distinction en couleur est moins précise et la détection de mouvements se fait plus difficilement. »
« On ne voit que ce qu’ils ont bien voulu nous laisser voir. »
L’avocat récuse cette analyse : « On voit que là ils restent dans l’ombre et que ça reste filmé… », il conclut : « Donc personne ne croit ça. […] Moi j’ai dit au procureur en charge de ce dossier : “Ils ont coupé là dedans, les policiers.” Le procureur m’a répondu : “Que voulez-vous que je fasse ? Les policiers me disent qu’il n’y a rien de plus, et que c’est dû à la caméra… je sais rien faire.” “Il y a des policiers qui se foutent bien de votre gueule, désolé”, je lui ai répondu. Voilà, et c’est classé sans suite. »
Dans ces affaires comme dans d’autres, il est saisissant de constater que ce sont précisément les minutes de vidéos les plus cruciales pour comprendre ce qu’il s’est passé qui manquent aux enregistrements.
Les captures d’écran : Les images de vidéosurveillance sont saisies selon l’appréciation du ou de la procureur·e du Roi en charge de l’enquête. Cela peut également faire suite à la demande d’un·e avocat·e de victime de violences policières. Les images peuvent alors être un élément de preuve parmi d’autres, mais c’est sous la forme d’un rapport papier où figurent des captures d’écran commentées par les policier·es en charge de l’enquête qu’elles sont versées au dossier, et c’est de cette manière que les magistrat·es prennent connaissance des vidéos.
Les images sont alors sélectionnées, figées et interprétées.
Les images sont alors sélectionnées, figées et interprétées. Elles sont assorties d’un commentaire écrit et d’une légende, qui guident nécessairement leur lecture.
Par exemple, on lit dans un PV : « Un septième policier arrive en marchant […] recule tout en portant sa main à la hanche » – comment sait-t-on qu’il recule sur une capture d’écran ? A été ajouté un encart fléché qui dirige le regard : « Policier main à la hanche ».
Le texte influence toujours l’interprétation de l’image. Avec les captures d’écran commentées présentes dans les PV, la lecture de la vidéo est guidée à plusieurs niveaux : l’image est sélectionnée, extraite de son contexte, fixée, commentée et décrite. Les vidéos sont ainsi relues, réinterprétées. Dans certains PV, il n’y a même pas de capture d’écran, juste une « analyse d’images caméra » écrite.
L’interprétation des images et le « regard blanc » : [5] Cette interprétation des images ne peut s’extraire de son contexte, notamment de rapports de domination marqués par des schèmes racistes et la prégnance d’un regard blanc. Elsa Dorlin en a fait l’analyse à partir des images de l’arrestation de Rodney King (un homme noir tabassé par la police à Los Angeles en 1991). Elle relève que ces images qui furent accueillies comme l’évidence de la violence policière, ont été vues a contrario par le jury comme une scène de légitime défense montrant la « vulnérabilité des policiers » face à cet homme noir : « King ne peut pas être perçu comme un corps qui se défend, il est vu a priori comme un agent de la violence. [6] »
Les membres du comité « Justice pour Lamine Bangoura » font une lecture similaire et montrent les mécanismes de criminalisation du corps noir pendant l’arrestation et le meurtre de Lamine Bangoura à Roeselare en 2018 [7]. Ce corps est perçu comme ayant une force surhumaine qu’il faut maîtriser. Ils montrent aussi comment cette vision a terni tout le procès. En entendant les râles d’agonie de Lamine Bangoura, sur la vidéo filmée par l’assistant de l’huissier intervenu chez lui, la Cour de cassation de Gand parlera de « rugissements » : « Pour comprendre qu’une telle lecture de l’image soit possible, il faut tenir compte sérieusement de ce fait : le regard profondément et historiquement raciste qui est posé sur ce corps noir, le regard du blanc. Le regard du blanc, ce n’est pas un acte de perception directe, neutre. Le “rugissement”, c’est le résultat d’une production raciale du visible. Celle des policiers qui va convaincre leur avocat qui va convaincre le juge qui va convaincre les journalistes. “Lamine Bangoura, plus Lukaku que Messi”, titre Le Soir. C’est un regard historiquement façonné par un schème raciste, c’est une manière d’entrer en relation perceptive, esthétique et émotionnelle avec les corps noirs. [8] »
En entendant les râles d’agonie de Lamine Bangoura, la Cour de cassation de Gand parlera de « rugissements »…
L’interprétation qui est faite des images par les policier·es est nourrie de ces représentations racistes. Il est alors crucial pour les avocat·es de victime de violences policières d’obtenir les images afin de pouvoir en proposer une contre-analyse.
L’accès aux images pour les avocat·es de la partie civile est compliqué : il faut réussir à les faire saisir avant qu’elles ne soient effacées, puis réussir à les récupérer au greffe et à les visionner.
Les délais de conservation : Les règles concernant la conservation et l’accès aux images dépendent de s’il s’agit de caméras privées (soumise à la « loi caméra » [9]) ou de caméras « utilisées dans la cadre de missions de police », donc aussi bien les caméras fixes que les caméras mobiles telles que les bodycams, qui sont soumises à la loi sur la fonction de police (LFP) [10].
Cependant, ces lois encadrent le temps de conservation maximal des images, non minimal. Très souvent, lorsque les avocat·es en demandent la saisie, ils et elles se voient répondre que les images ont été effacées. Les capacités de stockage des images dans les serveurs de la police expliquent, notamment, pourquoi les temps de conservation sont en réalité très courts.
L’obtention des images s’avère ainsi souvent être une course contre la montre. L’avocat Alexis Deswaef raconte : « C’est le réflexe qu’il faut avoir comme avocat, on dépose une plainte chez le juge d’instruction et il faut en parallèle demander au procureur tout de suite de mettre les images à l’abri, les sauvegarder, parce que souvent ces images ne sont gardées que 30 jours et s’il faut passer par la mise en instruction et les délais que ça prend, les images sont déjà effacées. [12] »
Le stockage et l’accès aux images : Une fois que les images ont été saisies, encore faut-il que les avocat·es puissent y avoir accès, et c’est également un parcours du combattant. Elles doivent être déposées en tant que pièces à conviction, ce qui est loin d’être la règle.
Une fois que les images sont effectivement au greffe, les avocat·es peuvent aller les consulter. C’est une démarche qui n’est pas courante car elle prend du temps et ne porte pas souvent ses fruits. Nous avons accompagné une avocate au greffe du Tribunal de Police de Bruxelles et avons pu observer les obstacles encore rencontrés à cette étape-ci : c’est sur un CD-ROM que les images avaient été copiées dans un format très peu courant. Après avoir essayé en vain d’installer des logiciels pour ouvrir le CD-ROM sur son ordinateur personnel, l’avocate a demandé l’assistance d’une employée. La vidéo s’est avérée corrompue. L’avocate a alors dû faire reporter l’audience pour demander qu’un nouveau CD-ROM valide soit déposé au greffe. La deuxième fois où elle y est retournée, le CD-ROM était encore corrompu et la vidéo n’était toujours pas visible et l’avocate a dû demander de nouveau un report d’audience.
Un avocat nous explique qu’il y a une incompatibilité informatique entre le système du parquet et celui de la police : le format utilisé pour les fichiers de la police n’est pas compatible avec les ordinateurs du greffe. Il faut alors renvoyer les vidéos pour changer le format. L’avocate Joke Callewaert nous dit à ce propos : « Le problème c’est qu’il y a plein d’avocats qui ne font pas ces démarches, d’aller voir la vidéo, de pousser auprès du juge pour demander à voir la vidéo parce que ça énerve les juges [13]. »
Une fois que les images ont été saisies, encore faut-il que les avocat·es puissent y avoir accès.
Le visionnage des vidéos pendant les audiences : Aucun visionnage d’images ou de vidéo n’est prévu pendant les jugements. Il n’y a pas de matériel disponible pour cela en Belgique. Si l’avocat·e de la partie civile souhaite montrer une vidéo, il ou elle devra en faire la demande, ce qui est souvent refusé car le ou la juge estime que cela prendra trop de temps. Si c’est accepté, l’avocat·e doit apporter son propre ordinateur. Avocat·es, juge, greffier·e, procureur·e, etc. se tassent alors derrière l’ordinateur personnel de l’avocat·e pour visionner et écouter la vidéo, avec la qualité que l’on peut imaginer.
« Imaginer qu’on va résoudre un problème de société aussi profond que l’impunité de la police avec des trucs techniques… c’est illusoire. » [Selma Benkhelifa [14]]
Tant du côté de la chaîne technique, que de celui de la chaîne juridique, les obstacles sont nombreux pour que les images policières – issues des caméras de surveillance, mais aussi des bodycams – puissent prévenir ou permettre de constater, voire condamner, des violences policières. Certain·es militant·es évoquent les angles morts des caméras des commissariats ou l’absence de caméras dans les fourgons et dans le local de fouille, mais il nous semble que ce n’est pas la multiplication des caméras qui résoudrait les obstacles inhérents à notre système juridicopolicier. Le contre-pouvoir se situe peut-être davantage du côté de la société civile, avec les images de sousveillance filmées au téléphone par des passant·es ou des victimes, et diffusées sur les réseaux sociaux ou dans des journaux indépendants.
Le contre-pouvoir se situe peut-être davantage du côté de la société civile.
Une précédente version de ce texte est parue sur le site https://surveillances.be. Voir aussi le dossier de Police Watch (LDH) en collaboration avec l’Equality Law Clinic : « L’apport des preuves audiovisuelles en matière de violences policières ».
[2] Entretien réalisé le 9 juin 2023.
[3] J. MEIJER et P. PEYROLLE, « Autopsie d’une mort étrange en cellule », Médor, 2021.
[4] « Soulaymane, 2 ans déjà », Radio Rive West, 2016 : https://radiorivewest.wordpress.com/
[5] Expression empruntée à Nordine Saïdi, fondateur de Bruxelles Panthères.
[6] E. DORLIN, Se défendre, Une philosophie de la violence, éd. Zones, 2017.
[7] Lamine Bangoura a été tué à son domicile par huit policiers en 2018, lors d’une expulsion domiciliaire.
[8] Comité Justice et Vérité pour Lamine Bangoura, « Déconstruire le regard blanc », par la voix de Nordine Saïdi à la table ronde ronde « Impacts d’image de violences policières prises au Smartphone » organisée au cinéma Nova [Notes synthétiques sur https://surveillances.be/].
[11] Ce délai peut être prolongé à trois mois pour des lieux qui peuvent présenter un risque particulier pour la sécurité tels que les gares, les aéroports, les prisons etc.
[12] Entretien réalisé le 8 février 2022.
[13] Entretien réalisé le 10 mars 2022.
[14] Idem.