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Usine à jobs : coup d’œil sur le marché du travail productif en région bruxelloise et son hétérogénéité

La question de l’emploi apparaît incontournable lorsqu’on aborde l’utilité des activités productives en ville. Éviter une simplification déconnectée des besoins des populations régionales devient primordial. Coup d’œil sur le marché du travail productif en région bruxelloise et son hétérogénéité…

© Paula Bouffioux - 2021

Dans leur étude de 2016 [1], les membres de l’Observatoire de l’emploi ont analysé les secteurs industriels bruxellois, sous l’angle de l’emploi et sur base de la nomenclature NACE. [2] Bien qu’« activité productive » n’y soit pas un simple synonyme d’industrie et reste un terme relativement imprécis (voir encadré), cette étude permet de poser plusieurs constats sur l’évolution de ces activités et leurs relations au marché du travail régional.

Ateliers par secteur d’activité et par quartier industriel.
 

Premièrement, l’analyse de l’Observatoire de l’emploi rend indispensable de relativiser le poids des secteurs industriels bruxellois dans le contexte bruxellois. En 2014, les 16 992 salariés d’industrie manufacturière ne représentaient que 2,7% de l’ensemble du marché du travail régional (620 000 postes). [3] Cette part dérisoire est particulièrement basse en Région bruxelloise : même les provinces peu manufacturières du Brabant Wallon et du Brabant Flamand ont des parts plus importantes d’industrie.

Deuxièmement, l’étude de l’Observatoire de l’emploi montre la poursuite du déclin de l’industrie à Bruxelles. Tant le nombre d’entreprises manufacturières que le nombre de salariés qui y travaillent continuent de baisser, et ce, malgré l’augmentation du nombre total d’entreprises en Région bruxelloise.

Troisièmement, l’étude en question permet de connaître les détails de la composition de l’industrie bruxelloise. Celle-ci se révèle être un secteur avec une majorité de PME , de travailleurs masculins (la part des femmes n’atteint que 28%) et faisant de plus en plus recours à la sous-traitance et l’intérim. Des précisions qui permettent aussi de déconstruire certaines idées préconçues, notamment celle selon laquelle l’industrie bruxelloise se composerait à grande majorité d’emplois ouvriers. En effet, la part de la population active dans l’industrie (hors construction) disposant d’un niveau de qualification bas ne s’élève qu’à 15,2%, selon des chiffres datant de 2013 de la Direction générale statistique et information économique. [4] Cette part est plus élevée dans les secteurs du commerce (27,5%), des services administratifs de soutien (29,4%) ou encore d’hébergement et de restauration (40,6%). [5]

Nous pouvons également distinguer dans l’étude de 2016 de l’Observatoire de l’emploi les principaux secteurs industriels présents en Région bruxelloise. Toutefois, les trois secteurs dominants en termes de nombre d’emplois – que sont (I) la fabrication métallique et de la construction mécanique, (II) l’agroalimentaire et (III) la chimie et pharmaceutique – représentent des réalités bien différentes en termes de taille d’entreprise et de type de salariés. Ainsi, des grandes entreprises comme Audi et la Sabca représentent des parts importantes de la production de véhicules et moyens de transport, tandis que la chimie et pharmacie semblent avoir des parts d’employés, de travailleurs qualifiés et de femmes plus importantes que les autres et l’emploi peu qualifié apparaît comme particulièrement présent dans l’agroalimentaire qui concentre beaucoup d’entreprises de moins de 50 employés. Choisir de développer tel ou tel secteur revient donc à choisir de soutenir tel type de population et à favoriser tel modèle de société. Ici encore la production de la ville s’avère un choix politique.

L’industrie peut-elle remédier au problème du chômage bruxellois ?

Envisager le soutien politique à certains secteurs productifs serait relativement vide de sens s’il ne s’agissait de prendre en compte les besoins bruxellois en termes d’emploi et de la question du chômage. Selon l’Observatoire bruxellois de l’emploi (2014), le taux de chômage est passé de 12,4% à 20,1%, entre la création de la région bruxelloise en 1989 et 2014, tandis que la proportion de chômeurs faiblement qualifiés reste nettement majoritaire. En parallèle, l’Agence de Développement Territoriale (2011) soulignait, dans l’état des lieux préalable au projet de Plan Régional de Développement Durable, que le nombre d’emplois peu qualifiés a particulièrement baissé (- 41%) entre 1989 et 2007, alors que le nombre d’emplois hautement qualifiés a fortement augmenté (+ 62%) [6], nettement plus que dans les deux autres régions du pays, en raison d’une plus forte concentration de fonctions supérieures dans la Région. Le besoin criant d’emplois accessibles à des populations peu qualifiées semble indéniable.

Dès lors, l’industrie pourrait-elle remédier au problème du chômage et fournir des débouchés professionnels aux Bruxellois peu qualifiés et demandeurs d’emploi ? Comme les travaux de Christian Vandermotten (IGEAT) l’ont montré, la majorité des postes peu qualifiés se trouve aujourd’hui dans les activités de service et dans une moindre mesure dans l’Horeca. De plus, le travail en usine se fait maintenant par des ouvriers sérieusement formés à l’utilisation des machines requises. D’ailleurs, selon des chiffres de l’ONSS [7], il y avait en 2015 une part de 53% d’employés dans les secteurs industriels manufacturiers et extractifs en Région de Bruxelles-Capitale, qui sont généralement plus qualifiés que les ouvriers. Ainsi, les perspectives d’une industrie à nouveau pourvoyeuse d’emplois peu qualifiés semblent à première vue peu encourageantes, d’autant plus en voyant l’évolution de l’économie bruxelloise vers le tertiaire durant ces dernières décennies.

Choisir de développer tel ou tel secteur revient donc à choisir de soutenir tel type de population et à favoriser tel modèle de société.

Malgré cela, certains secteurs gardent des caractéristiques intéressantes en termes d’emploi dont le potentiel ne saurait être nié. En prenant compte de l’étude de l’Observatoire bruxellois de l’emploi (2016), il semble ainsi particulièrement dommage que le soutien à l’industrie agroalimentaire ne soit pas dans les grandes priorités économiques régionales. Non seulement le secteur de l’alimentation se caractérise par une part importante d’emplois peu qualifiés (41% des salariés étaient de niveau secondaire inférieur, en 2014), mais il concentre également de la main-d’œuvre locale de manière significative (57% d’emplois en moyenne entre 2012 et 2014). Certains métiers, comme notamment dans la transformation de la viande, sont peu mécanisables et sont facilement accessibles à des populations plus précarisées. Il s’agit essentiellement de petites entreprises, ce qui peut avoir de l’intérêt pour éviter une concentration d’emplois et de capitaux sous une seule entité. En termes de synergie, certaines grandes sociétés ont des accords pour pallier au problème de la saisonnalité qui caractérise la transformation alimentaire. Leonidas et Viangro se sont ainsi mis d’accord pour des transferts de travailleurs selon les pics d’activité. Les secteurs de la logistique et la construction affichent des caractéristiques similaires à l’agroalimentaire et présentent à ce titre également un potentiel intéressant.

Au regard des 15,1% d’emplois faiblement qualifiés existant en Région bruxelloise [8], promouvoir des activités économiques qui ont des proportions plus élevées semble déjà avoir du sens si on cherche à répondre au besoin primordial d’emplois peu qualifiés, décrit préalablement. À côté de cela, ces secteurs sont d’autant plus attrayants qu’il s’agit de productions qui sont intimement liées à l’autonomie des entités urbaines – avec ses avantages environnementaux, géopolitiques, socio-économiques, etc. – et qu’ils bénéficient déjà de tissus économiques existants non négligeables sur lesquels un développement industriel pourrait s’appuyer. En outre, il convient de rappeler que le nombre réel d’emplois peu qualifiés en Région bruxelloise est sous-estimé en raison de l’existence d’une économie informelle. Dans le secteur de la construction, par exemple, le phénomène est largement reconnu. La prise en considération du nombre d’emplois réels pour répondre aux besoins du secteur de la construction devrait amener nombre de questions sur le potentiel de ce secteur tout en abordant l’incontournable enjeu des conditions de travail.

L’urbanisme selon Charles Michel

« Jobs jobs jobs » répète à tue-tête notre Premier ministre… Un mot d’ordre insistant qu’on retrouve sans mal dans les discussions institutionnelles autour des activités productives. Lors des entretiens réalisés par IEB en 2017 auprès de nombreuses instances bruxelloises de l’aménagement du territoire [9], l’aspect de la quantité de postes créés est omniprésent et domine les débats autour des activités productives. A contrario, les questions de conditions de production, de relations salariales ou de bien-être au travail sont peu ou prou citées par les acteurs interrogés.

Seuls les syndicats s’inquiètent de cette question et regrettent une dualisation de l’emploi au sein des entreprises manufacturières avec des fonctions ouvrières de plus en plus exercées sous forme de contrats intérimaires pour permettre à l’entreprise de s’adapter à la conjoncture. [10] Ces constats posent question, d’autant plus que ces problèmes sont loin de n’être que le lointain souvenir d’une période industrielle archaïque et dépassée. [11] L’Observatoire de l’emploi (2016) a ainsi analysé les problèmes d’emploi intérimaire et de sous-traitance dans les secteurs industriels bruxellois. Si on prend à nouveau le cas du secteur de la construction, il semble légitime à titre fonctionnel de vouloir garder les sites de stockage de matériaux et de machines à l’intérieur d’une ville qui est constamment en chantier, afin d’éviter une mobilité superflue qui serait source de nuisances et de pollution. Cependant l’état actuel des relations de travail dans le secteur de la construction n’est pas glorieux. Le recours à de multiples niveaux de sous-traitance, la flexibilité accrue des ouvriers et la compétition entre les travailleurs européens sont autant de problèmes qui mettent à mal leur santé physique et psychologique. [12]

En conclusion, promouvoir le développement et/ou le maintien d’activités productives en ville peut être pertinent en vue de répondre au besoin d’emplois peu qualifiés à Bruxelles, mais encore faut-il que les emplois créés par les entreprises se déroulent dans de bonnes conditions. Encore faut-il que l’impératif de croissance économique ne prenne pas le pas sur l’émancipation des classes populaires, la valeur d’échange sur la valeur d’usage.


[1Observatoire bruxellois de l’emploi (2016). Secteurs Industriels : Actualité et persectives. Bruxelles : Actiris.

[2La Nomenclature statistique des Activités économiques dans la Communauté Européenne (NACE) consiste en une liste de codes qui classifient les activités économiques selon leur typologie. Utilisée dans l’ensemble de l’Union Européenne depuis 1970, cette classification des activités économique est devenue relativement incontournable.

[3Dans le rapport intermédiaire préparant le Plan industriel de 2018, l’IGEAT comptait près de 22 000 emplois industriels en intégrant les indépendants, s’élevant ainsi à 3,3% du total régional de postes.

[4Actiris et Bruxelles Formation (2015). Identification des secteurs et métier porteurs d’emploi en Région de Bruxelles-Capitale dans le cadre de la commande de formations professionnelles telle que prévue par la 6e réforme de l’État, p. 11.

[5Le secteur de la construction n’était ici ainsi pas repris dans les secteurs industriels et manufacturiers, et sa part de population active disposant d’un niveau bas de qualification s’élève à 36,2%, selon le même rapport d’Actiris et Bruxelles Formation.

[6Agence de Développement Territorial (2011) Plan Régional de Développement Durable. État des Lieux, Bruxelles, p.106. L’étude de Gilles Van Hamme, Isaline Wertz et Valérie Biot (2011) confirme ce constat en observant les mêmes tendances sur la période 1991-2001.

[7Ces chiffres ont été présentés par Christian Vandermotten lors du colloque du 8 juin 2017 du Conseil Économique et Social de la Région de Bruxelles-Capitale.

[8Actiris (2016). Le marché de l’emploi en Région bruxelloise, p. 8.

[9Durant l’année 2017, IEB a procédé à des entretiens semi-directifs avec des personnes des organismes bruxellois suivants : Citydev, Perspective, Impulse, le Cabinet Gosuin, le Bouwmeester Maître Architecte, le Conseil Économique et Social de la Région de Bruxelles-Capitale, des chercheurs universitaires, privés et institutionnels (IGEAT – ULB, Cosmopolis – VUB, LoUIsE – ULB), l’Observatoire des activités productives, Architecture Workroom) et des associations représentant des intérêts privés (FGTB, BECI). Les résultats de ces entretiens ont été synthétisés dans cette étude publiée en ligne : A. Orban et C. Scohier, Évolution des activités productives en Région de Bruxelles-Capitale et besoins des habitants, 21 décembre 2017.

[10FGTB, Plan industriel bruxellois, novembre 2016.

[11Pour plus d’informations sur l’évolution du marché du travail belge ainsi que sur les problèmes de précarisation des nouveaux emplois créés dans le tertiaire en Belgique, voir l’étude « Les structures socioéconomiques de l’espace belge » de Pierre Marissal, Pablo Medina Lockhart, Christian Vandermotten et Gilles Van Hamme (2006).

[12Cemers, J. (2016). Construction labour, mobility and non-standard employment, Hesamag, n°13, printemps-été 2016, p. 17-21.