C’est en 1965 que j’ai découvert Une saison au Congo, d’Aimé Césaire, qui venait d’être éditée. Cette pièce racontait, dans un langage poétique, la vie et la mort de Patrice Lumumba comme aucun media belge n’en avait parlé. C’était le temps où le nom de Lumumba, assassiné en 1961, était synonyme de fou sanguinaire. Dans l’hebdomadaire Pourquoi pas ?, Serge Creuz excitait la population avec ses caricatures qui montraient un monstre martyrisant les braves colons belges et violant les bonnes sœurs.
Dans la presse, on pouvait lire qu’il était heureux que des justiciers inconnus – on savait peu de choses sur les circonstances de sa fin – l’aient éliminé. La mémoire est oublieuse : Creuz est considéré aujourd’hui comme un peintre humaniste et progressiste et une école de la ville porte même son nom. Césaire, député de la Martinique, avait accès à des informations plus ou moins confidentielles sur les derniers jours de Lumumba aux mains de ses tortionnaires congolais… et belges.
Quand, plus de cinquante ans après, le gouvernement belge instaurera une commission d’enquête pour faire la lumière sur ces tragiques événements, on verra que la quasi-totalité de l’information sur la mort du leader africain se trouvait dans le texte de la pièce et dans Lumumba Patrice, les cinquante derniers jours de sa vie, édité en 1966 par le CRISP.
Dans ma candeur, je pensais qu’Une saison au Congo concernait prioritairement les Belges, que ce n’était pas à Paris ou à New York que cela devait être montré, mais ici.
D’emblée, une question essentielle se posait : Aimé Césaire serait-il d’accord pour que sa pièce soit jouée en première à Bruxelles ? J’entends encore son rire au téléphone : « Vous êtes complètement fou de vouloir montrer ça en Belgique, vous allez droit vers de gros ennuis. Mais je vous donne mon accord. Venez me voir à Paris ! »
Quelques jours plus tard, nous débarquions chez lui, un rez-de-chaussée dans un HLM de la porte Brancion, où étaient aussi présents Jean-Marie Serreau et Paul Vergès, à l’époque député de La Réunion. Serreau était metteur en scène des pièces de Beckett, Genet, Ionesco, et envisageait de monter Une saison au Congo à Paris. Il collaborait avec la Compagnie des griots de Robert Liensol, qui regroupait les meilleurs acteurs noirs de France. Sur l’insistance de Césaire, Serreau promit de m’aider à monter la pièce. On verra plus tard comment il respecta sa promesse.
« Vous êtes complètement fou de vouloir montrer ça en Belgique, vous allez droit vers de gros ennuis. Mais je vous donne mon accord. Venez me voir à Paris ! »
Nous n’avions pas un sou pour monter la pièce et n’espérions pas la moindre aide du ministère de la Culture ou des théâtres conventionnés. Roger Somville apporta la solution au problème : « Je t’offre une litho ou un petit tableau. Si d’autres artistes font pareil, tu peux exposer ce que tu auras récolté. » Plus de soixante œuvres furent collectées : Bury, Somville, Lorjou, Van Anderlecht, Broodthaers, Pasteels, Mandelbaum, Counhaye, Folon, Perot, D’Haese, Claus, Delahaut, Lismonde, Dubrunfaut, Milo, Picart Le Doux, Masereel, Richez, Vandercam et tant d’autres sans qui le spectacle n’eût jamais existé.
Magritte nous envoya une lettre très violente, injuriant « ce traître de Césaire » (qui avait claqué la porte du mouvement surréaliste). J’aurais voulu l’exposer et la vendre mais notre avocat m’en dissuada… De son côté, Paul Delvaux me donna rendez-vous au café Fourquet, place Flagey : « Ma femme refuse que je vous donne une œuvre, elle dit que c’est mauvais pour ma cote. Mais voici un chèque de 10 000 francs… » L’argent ainsi récolté permit de payer les frais du spectacle, où personne n’était rétribué.
Voulant vérifier les révélations de la pièce, je contactai certains qui avaient rencontré Lumumba. Jean Van Lierde avait été son conseiller et me parla longuement de lui, avec tendresse et admiration. [1] Par contre, un journaliste nommé Davister et un ancien administrateur colonial n’avaient pas de mots assez injurieux : « Un voleur, un fou, un arrogant qui a insulté notre roi, etc. »
Afin de soutenir l’initiative, un comité de soutien fut lancé. En Belgique, peu de « notables » signèrent – Maurice Béjart, René Hainaux, Georges Goriely, Henri Storck, Jules Chomé et quelques autres – mais, à l’étranger, ce fut une réponse massive : Jean-Paul Sartre, Claude Lelouch, Max-Pol Fouchet, Claude Roy, François Truffaut, Arthur Adamov, Siné, Alain Resnais, Joris Ivens, Léo Ferré… Plus d’une centaine !
Les écrivains Tone Brulin et Hugo Claus apportèrent soutien et contacts, Jo Dekmine (Théâtre 140) procura un logement pour les comédiens étrangers, Jean Van Lierde, co-responsable du CRISP, apporta ses conseils chaleureux, Rudi Van Vlaenderen, fondateur du RITCS, m’aidera pour la mise en scène… Bien d’autres qu’on retrouvera plus loin.
Il me faut ici témoigner d’un incident assez pénible sur le plan éthique. Fin septembre 1966, Césaire m’envoya une lettre d’encouragement où il me demandait de modifier quelques passages, visant à atténuer l’image négative de Mobutu. Jean Van Lierde et moi décidâmes de ne pas tenir compte de cette attitude du « Césaire politique » en totale contradiction avec la vérité historique.
Aucun théâtre ayant pignon sur rue ne voulant collaborer, nous nous tournâmes vers les organisations militantes.
À l’époque, il n’y avait qu’un seul acteur noir à Bruxelles (Marcel Loma, qui jouera le rôle de Mobutu). Il était évident que l’aide des Griots de Paris était indispensable. Je pris donc contact avec Jean-Marie Serreau, qui avait promis de m’aider. Chaque rendez-vous nécessitait le long déplacement à Paris, avec chaque fois des heures d’attente, une brève conversation, mais pas la moindre aide concrète ! Ces voyages ne furent pourtant pas inutiles. L’un d’eux me permit de passer une nuit mémorable avec Kateb Yacine et ses amis au célèbre Harry’s Bar et de rencontrer des comédiens qui décidèrent de s’impliquer. Ainsi, Darling Légitimus et son fils Théo, avec d’autres comédiens martiniquais et l’actrice camerounaise Lydia Ewande, débarquèrent à Bruxelles. Peu à peu, la troupe se constitua. Des acteurs professionnels (Christian Maillet, Rudi Van Vlaenderen, Bernard Graczyk…) se joignirent aux comédiens venus de France et aux « amateurs » belges (Jo Dustin, Marc Baudoux, Claire Fievez, Roland Lespineux, Sam Ditalwa…). Avec Fernand Schirren, qui réalisera la musique en direct sur scène, la distribution sera de vingt-deux personnes !
À l’époque, il n’y avait qu’un seul acteur noir à Bruxelles.
Aucun théâtre ayant pignon sur rue ne voulant collaborer, nous nous tournâmes vers les organisations militantes. Une compagnie maoïste, le Théâtre populaire, dirigée par Herbert Rolland, acceptait de nous accueillir mais à condition de modifier certains passages du texte. On retrouvera plus tard ce personnage manifestant contre le spectacle aux côtés des « katangais » (mercenaires) et nous accusant d’être payés par la CIA. [2] Finalement, Pierre Le Grève, qui animait la Gauche socialiste, nous prêta une salle sans conditions. La période de préparation fut assez chaotique. Pour la représentation, nous dûmes nous rabattre sur le Centre culturel d’Anderlecht, assez éloigné du centre-ville.
Une saison au Congo fut créée, en première mondiale, le 20 mars 1967, devant une salle comble. Un cordon de gendarmerie retenait les manifestants (extrême droite, maoïstes, ex-colons…) qui hurlaient devant le théâtre. Contrairement à la presse française, la presse belge fut (presque) unanime pour appliquer un silence total sur l’événement ! Le spectacle fut ensuite joué dans quelques salles et s’arrêta quand les caisses du Théâtre vivant furent vides.
En guise d’épilogue
Quelques semaines après la création du spectacle, mes ennuis personnels commencèrent. La police me convoqua tous les jours pendant un mois, jusqu’à ce que je me présente deux ou trois fois avec un ami avocat. Il était manifeste que la police cherchait à provoquer un incident permettant de m’inculper.
Professionnellement, je jouais alors régulièrement au Rideau de Bruxelles. Au cours d’une conférence de presse, son directeur, Claude Étienne, estima que j’avais sali notre pays et que je n’avais plus ma place dans son théâtre. Ce qui l’avait scandalisé était un discours de Baudouin dans la pièce, où le roi des Belges était un peu ridicule. Et pour cause : Césaire avait inséré tel quel un extrait du discours du roi. Dans la foulée, plus aucun théâtre ne m’engagea, idem pour la télé, et tous mes collègues comédiens « changèrent de trottoir ». C’est ce que j’appelais le maccarthysme à la belge. Pendant plus de deux ans, pour nourrir ma petite famille, je fis toutes sortes de métiers, mais c’est une autre histoire.
Un événement singulier se produisit peu après la création de la pièce : Jean Van Lierde reçut une proposition de Mobutu pour une tournée au Zaïre ! Ce n’était pas si étonnant car le dictateur avait lancé une campagne de « lumumbisation » pour asseoir son régime en captant cyniquement la popularité de Lumumba au Congo et dans toute l’Afrique. La proposition était financièrement très alléchante mais il fallait jouer dans les lieux choisis par le pouvoir et modifier certains passages. J’ai évidemment refusé.
Aimé Césaire reçut également une invitation pour faire une conférence à Kinshasa. Malheureusement, le grand écrivain accepta et atténua la critique envers Mobutu dans une nouvelle édition de la pièce (celle qui est maintenant en librairie). Dommage ! Dernier souvenir : Serreau me proposa d’être son assistant sur la pièce qu’il allait monter quelques mois plus tard à Paris. [3] J’ai refusé et suis retourné à mon taxi.
Rudi Barnet
[1] Il participa à la rédaction de « Lumumba Patrice, les cinquante derniers jours de sa vie », paru en 1966 (sous les pseudonymes de G. HEINZ et H. DONNAY).
[2] Plus tard, avec la Révolution culturelle et l’arrêt du financement du groupe fondé par Jacques Grippa, le « Théâtre populaire » disparut. Herbert Rolland, après avoir travaillé dans la multinationale Shell, créa le « Théâtre de la vie ».
[3] Il embaucha plusieurs comédiens de notre groupe et annonça que c’était une première mondiale.