Pour clôturer cette réflexion sur les pratiques extractivistes au Congo, nous allons suivre Raf Custers – missionné par les syndicats pour une enquête de terrain – le long des méandres d’une des chaines d’approvisionnement permettant aux métaux congolais de rejoindre les grands ports de l’Atlantique avant d’être redirigés vers les industries du monde entier.
Puisque cette ville est située sur la frontière, la suprême débrouillardise hante Dilolo, même si c’est bien sûr ce qui la fait survivre aussi. Nous sommes ici au Congo, dans l’un des points de passage pour le pétrole déchargé en Angola depuis les trains-citernes en provenance de l’Atlantique. Ce pétrole va ensuite disparaître vers l’intérieur congolais par des sentiers de contrebande, transporté en bidons – parfois huit bidons sur un même vélo ! – puisque les routes ne sont pas carrossables. Ces bidons peuvent voyager pendant des centaines de kilomètres avant de rejoindre les grands centres urbains. Vous parlez de chaîne d’approvisionnement ? En voici un micro-maillon, à l’envers.
L’extractivisme fait donc référence à l’activité de ravir les ressources naturelles du sol et du soussol afin de les exporter vers les consommateurs industriels.
Chaîne d’approvisionnement… « chdapp » pour faire court, ça sonne comme une transmission bien huilée. Et pourtant, non. Ce mécanisme indispensable au système économique global s’entoure de crises, de combats et de règlements de comptes. Tout est cependant mis en œuvre pour le maintenir en mouvement, car sans matières premières, pas d’industries !
D’habitude, la chaîne d’approvisionnement tourne dans l’autre sens, en avant comme on dit. De l’intérieur, où se trouvent les sites d’extraction (les mines), puis vers les infrastructures d’exportation, et vers les océans ensuite et les industries du Nord. Les mines sont organisées comme des enclaves, des îlots d’activité isolés du monde et de l’économie qui les entourent, et dont tout le produit est ensuite acheminé vers l’étranger. L’extractivisme fait donc référence à l’activité de ravir les ressources naturelles du sol et du sous-sol afin de les exporter vers les consommateurs industriels.
Cela suppose des infrastructures, des routes, des lignes maritimes, des chemins de fer, des pipelines. Dilolo est un poste intermédiaire dans ce système. Ici, l’infrastructure a été posée à mains nues il y a près d’un siècle déjà, pour le compte de la Belgique coloniale. Ce chemin de fer dit de Benguela reliait et relie toujours les mines de métaux de Kolwezi, de Likasi et de Lubumbashi avec les ports atlantiques. Les mines appartenaient surtout à l’Union minière du Haut-Katanga, le géant minier belge. Les ports étaient gérés par le Portugal colonial de l’époque puis, ensuite, par l’Angola après la guerre de libération meurtrière qui arracha l’indépendance en novembre 1975. Mais aussitôt la même année, pour éviter que les nouveaux dirigeants angolais ne s’approprient l’outil de production et ses revenus, les insurgés déclenchent une guerre. Ils étaient de mèche avec le régime de l’Apartheid d’Afrique du Sud et l’Occident civilisé. Rien de civilisé par contre dans cette guerre dont le pays cherche encore à se remettre aujourd’hui.
Dans les comptes rendus de l’Union minière du Haut-Katanga aux Archives de l’État, je lis comment ses patrons évitaient que la « chdapp » soit interrompue ou – menace suprême ! – mise sous gestion souveraine par l’Afrique. Puisque le rail était désormais saboté par les rebelles (imaginez-vous : cette guerre ne prendra fin que dans le courant des années 2000), les administrateurs devaient trouver d’autres routes pour évacuer les minerais – l’emphase étant bien ici sur le mot évacuer.
Les matières passaient maintenant par le Zaïre et son port de Matadi, par Dar es-Salaam sur l’océan Indien, en Tanzanie, et par East London en Afrique du Sud. Ça coûtait un montant faramineux, mais mieux valait les détours que la famine des hauts-fourneaux dans les bassins de la seule industrie au monde, à savoir celle du Nord.
La « chdapp » tournait mal. On se rappelle que partout en Afrique australe les mouvements de libération avançaient, que les colons de Rhodésie s’enfuyaient, et que seul le régime dictatorial du maréchal Mobutu au Zaïre, et ses alliés blancs, permettait au monde des affaires de dormir paisiblement. « J’ai pu constater personnellement », disait Paul-Émile Corbiau, le gouverneur de la Société Générale en 1978, « que l’entourage de Mobutu a le ferme désir de tout faire pour rouvrir la frontière pour transportations ferroviaires. » On appelle « comprador » celui qui aide le capital étranger à ravir les ressources de son propre pays. Les minerais du Katanga transiteraient par le Zaïre/Congo. Au même moment, l’Union minière prospectait dans les Amériques pour identifier les ressources exploitables et rejoignait un consortium qui se tournait vers les métaux des fonds marins. En aucun cas, les flux de métaux ne pouvaient tomber à sec. Vers la fin de la dictature, le gouvernement de Mobutu privatise l’extraction et met des pans entiers du secteur minier en vente. Le pays, comme tant d’autres, exécute ce que disent les manuels de la Banque mondiale. Celui pour l’Afrique, publié en 1992, était intitulé Strategy for African Mining. Dans mon livre Chasseurs de matières premières [1], j’en fais ce résumé : « Selon la banque, les mines publiques ne pouvaient pas faire concurrence aux mines privées et elles devaient donc être privatisées immédiatement. Cela devait se faire en accordant à des investisseurs privés la majorité et la direction complète des entreprises d’État ou en créant des entreprises mixtes (ou joint-ventures). D’après la Banque mondiale, le déshabillage des entreprises d’État allait faire le bonheur de tout le monde. Cela céderait les mines rentables aux investisseurs privés et procurerait des impôts et des devises aux gouvernements. C’est ce qu’on appelle un Enlightened Partnership, un partenariat éclairé, concluait la Banque mondiale avec autosatisfaction, une collaboration qui témoigne d’un bon sens rassis. »
La chaîne se complique davantage, d’autres maillons s’ajoutent, d’autres « acteurs » se greffent sur la « chdapp ». Au Congo les mines étaient nationalisées et exploitées par l’entreprise étatique Gécamines. Mais la commercialisation des minerais de la Gécamines était confiée à une filiale belge de l’Union minière. En 2001, celle-ci change de peau, devient Umicore et se dit spécialiste des métaux rares. Visionnaire, Umicore se débarrasse d’un passé peu glorieux en même temps que de ses mines et s’oriente vers l’achat et le recyclage de métaux, principalement pour catalyseurs automobiles et pour batteries rechargeables.
Des marchands d’un autre type s’installent aussi pour prendre leur part du gâteau. Ils achètent à moindre coût et vendent cher. Leurs sociétés sont très souvent dans les mains d’une famille ou de quelques partenaires et restent complètement opaques : pas de rapports financiers, ni de comptes à rendre à quiconque. Ils sont peu et hégémoniques. Ce sont les Vitol et Gunvor dans le secteur du pétrole, les Cargill, Dreyfus, Olam et Noble pour les produits agricoles, les Glencore et Trafigura pour les métaux. Glencore, malgré son énorme poids et sa capacité à écraser à lui seul le fonctionnement normal de l’offre et de la demande du marché des matières premières, est parmi les rares marchands qui cherchent une cotation en bourse. Il lui faut en effet des investisseurs-bailleurs pour diversifier, profiter entre autres des privatisations au Congo et devenir entreprise minière elle aussi, financer ses mines nouvellement acquises et se positionner parmi les plus grands producteurs de cobalt du Congo, et donc du monde.
Visionnaire, Umicore se débarrasse d’un passé peu glorieux en même temps que de ses mines et s’oriente vers l’achat et le recyclage de métaux.
Le cobalt est en forte demande aujourd’hui. Pour « réaliser la transition énergétique », affirment ceux aux commandes. Ils « transitionnent », disent-ils, du fossile au tout électrique. On a comme l’impression qu’ils veulent remplacer toute la flotte fossile – plus d’un milliard de véhicules – par une nouvelle flotte électrique. Pour y arriver, la consommation en métaux sera colossale. La transition énergétique n’économise ni sur l’énergie ni sur les matières premières. Et le cobalt est l’un des métaux nécessaires pour rendre cette e-locomotion possible.
Au Congo, les Occidentaux ont laissé la place à des entreprises chinoises. Les Américains de Freeport-McMoran étaient les premiers à vendre leurs parts dans les énormes sites de cuivre et de cobalt de Tenke et Fungurume. On trouve aujourd’hui, à côté de Glencore, des grands producteurs chinois. On y trouve aussi un innombrable prolétariat de sous-traitants, et des centaines de milliers de creuseurs dits artisanaux, livrés à eux-mêmes depuis les privatisations par la grande industrie, mais devenus indispensables pour faire tourner la « chdapp ».
Il existe une dizaine d’initiatives internationales de « formalisation et d’encadrement du cobalt artisanal » pour s’assurer que le cobalt du Congo continue d’affluer.
Et une fois de plus, les têtes pensantes des grandes industries montrent leurs capacités d’adaptation. Philips, l’entreprise néerlandaise fabriquant, entre autres, de l’électroménager, est parvenu à mettre en place une chaîne d’approvisionnement directe depuis les provinces hautement insécurisées du Kivu, de l’Est du Congo, vers ses usines d’Europe afin de les ravitailler en étain. Ce même modèle est appliqué aujourd’hui pour le cobalt extrait par les creuseurs des carrières du Katanga. Voici ce que j’ai trouvé début 2021, en mission pour l’IFSI – la solidarité internationale de la FGTB – dans les environs de Lubumbashi, Likasi, et Kolwezi : il existe une dizaine d’initiatives (internationales) de « formalisation et d’encadrement du cobalt artisanal » pour s’assurer que le cobalt du Congo continue à affluer. Il y a la RCI (Responsible Cobalt Initiative) ; il y a la GBA (Global Battery Alliance), créée en 2017 par le World Economic Forum, qui compte plus de 70 entreprises, ONG et institutions dont les multinationales minières Anglo American, Glencore et Vale ainsi que les entreprises belges Deme et Umicore ; il y a au sein de la GBA le CAP (Cobalt Action Partnership), la RMI (Responsible Minerals Initiative), Cobalt for Development (Allemagne) de BASF/BMW / Samsung / Volkswagen / GIZ ; la FCA (Fair Cobalt Alliance, des Pays-Bas) ; Better Cobalt / Better Mining (Royaume-Uni) ou encore le Ciraf (Cobalt Industry Responsible Assessment Framework). Et pour terminer, le « projet pilote de Mutoshi » des marchands de métaux Trafigura avec l’ONG américaine PACT (implanté dans le bassin minier du Katanga depuis près de vingt ans). Que veulent ces initiatives responsables, équitables et, sans aucun doute, durables ? Pas vraiment le bien-être des travailleurs de ce secteur ou la prospérité des pays concernés. Elles veulent avant tout éviter que le cobalt des creuseurs ne se perde dans la contrebande, dans des bidons de pousse-pousseur à vélo pour ainsi dire. Puisque le Nord en a urgemment besoin pour nourrir ce beau rêve qu’est la transition à tout prix.
Leurs sociétés sont très souvent dans les mains d’une famille ou de quelques partenaires et restent complètement opaques : pas de rapports financiers, ni de comptes à rendre à quiconque. Ils sont peu et hégémoniques.
[1] R. CUSTERS, Chasseurs de matières premières, 2013, préface Michel Collon, éd. Investig’Action.