Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Un port de plaisance à Anderlecht ? Une charge publique anti-sociale pour un profit privé !

Petite illustration du modèle entrepreneurial en Région bruxelloise, au travers du projet de marina à Anderlecht.

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Quelques kilomètres plus au sud, c’est un autre équipement censément doté des fameuses vertus d’attractivité et chère à la ville entrepreneuriale qui tente de s’installer : une marina.

Tout démarre un « coup de comm’ » d’un architecte, Philippe De Bloos, en 2010, lequel présente au salon immobilier Realty, un projet appelé « Rives » et consistant en la transformation radicale du quai industriel de Biestebroeck. Alors que la rive droite du canal à cet endroit d’Anderlecht est affectée dans son ensemble en « zone d’industrie urbaine » (ZIU), l’investisseur vend le concept de « vivre, travailler et se détendre au bord de l’eau », et par la magie d’une maquette et d’une animation en image de synthèse, pare le quai d’une marina digne de Dubaï et bordée de logements de luxe…

La première marina prend l’eau

Par sa démesure et son incongruité (et malgré la promesse farfelue de créer 5 000 emplois grâce à cette métamorphose !), cette première mouture de marina, s’étalant sur 45 hectares le long de 300 mètres de quais, sembla vite classée dans les archives des projets urbanistiques mégalomanes heureusement jamais réalisés. Mais l’effet d’annonce de l’architecte-promoteur avait marqué les esprits et lancé une dynamique qui lui échappa d’ailleurs rapidement.

L’idée d’une marina avait fait des adeptes, dont le bourgmestre d’alors Gaëtan Van Goidsenhoven, qui y vit l’opportunité de se débarrasser de ce qu’il qualifia de « ghetto industriel crapoteux ».

Plusieurs promoteurs se mirent à acquérir d’importantes parcelles dans le périmètre, faisant monter les valeurs foncières de ces terrains pourtant alors toujours affectés à l’industrie dans le PRAS (Plan régional d’affectation du sol).

Il ne fallait pas être devin pour comprendre que cette flambée des prix allait vite empêcher les pouvoirs publics d’imposer leurs vues sur le réaménagement du bassin, mais cela ne sembla pas inquiéter la Commune d’Anderlecht. Au lieu d’entamer immédiatement l’élaboration d’un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) établissant les règles d’un développement territorial équilibré, elle temporisa en commandant une étude préalable nécessitant de longs mois de travail, tout en ne cachant pas sa volonté de permettre à terme la construction de logements et d’activités récréatives, comme pour mieux conforter les investisseurs dans leurs fantasmes immobiliers… Il faut dire que l’idée d’une marina avait fait des adeptes, dont le bourgmestre d’alors Gaëtan Van Goidsenhoven, aujourd’hui échevin de l’urbanisme, qui y vit l’opportunité de se débarrasser de ce qu’il qualifia de « ghetto industriel crapoteux ».

Au niveau de la Région, la Société de développement régional de Bruxelles (SDR B, rebaptisée depuis Citydev) s’inquiéta des effets de cette spéculation. Mais elle semblait bien seule. Début 2012, elle élabora un plan de préemption pour le périmètre (un droit qui rend les pouvoirs publics prioritaires dans toute transaction immobilière dans un périmètre déterminé, mais comme la fixation du prix de vente y est basée sur le prix du marché, ce dispositif n’est efficient que lorsque les valeurs immobilières sont basses)… que le gouvernement bruxellois laissa mariner au frigo.

En 2013, ce dernier adopta le PRAS « démographique », entérinant la transformation de 30 hectares d’une partie de cette zone en ZEMU (zone d’entreprises en milieu urbain) en vue d’y autoriser la création de logements. Ce changement d’affectation constitua le cheval de Troie pour les projets spéculatifs des promoteurs, prenant le risque de condamner définitivement toute capacité portuaire à venir dans le sud de Bruxelles et de mettre à mal la préservation d’une zone d’activités productives.

Un timing bien huilé…

Quelques années plus tard, tandis que les promoteurs ont mis le grappin sur quelques hectares de ZEMU, en octobre 2016, la Commune met à l’enquête publique son projet de PPAS Biestebroeck. Même si la spéculation bat son plain dans la zone, le projet de marina semble alors appartenir au passé, le promoteur Atenor ayant lui-même fini par abandonner son port de plaisance sur sa parcelle « City Docks ».

Alors que tout le monde pense ce projet mort et enterré, l’architecte De Bloos jette son dévolu sur une vaste friche (près de 19 000 m²) située à côté de la rue Wayez et du quai Demets, en rive gauche, sur l’ancien site Shell. Toutefois le projet de PPAS en cours de discussion cadre suffisamment les affectations de l’îlot pour freiner l’éventualité d’une marina totalement inapproprié à cet endroit. Coup de théâtre ! En mai 2017, la Commune introduit une modification radicale au projet de PPAS , en y intégrant un « bassin » de 5 000 m² destiné à accueillir des yachts en plein cœur d’Anderlecht et la possibilité, sur l’îlot Shell, de construire une tour de 14 étages ! Une modification taillée sur mesure pour un promoteur ayant dans ses cartons un projet immobilier massif nommé « T he Dock ». Les nombreux détracteurs du projet espèrent alors encore que le bon sens de la Région interviendra pour bloquer le projet.

Le 4 septembre 2017, la commission de concertation rend un avis chèvre-choutiste et botte en touche en renvoyant la question de la pertinence de l’érection d’un bassin de plaisance au stade de la délivrance des permis : « Considérant que le RIE Complémentaire a, comme demandé dans l’avis de la commission de concertation de 2016, évalué la possibilité de création d’un port de plaisance dans cet îlot ; que le choix d’implantation du port de plaisance est expliqué dans le RIE Complémentaire et vise à permettre un plus grand développement du périmètre A, l’autre alternative envisagée ; […] ; que seul les permis d’urbanisme et d’environnement liés à la création de cet équipement peut définir les conditions de gestion (fonctionnement, conventions de dragage, financement de la déviation du collecteur… ). »

Malgré une note très critique du Maître architecte sur le projet, le gouvernement bruxellois entérine le 7 décembre 2017 une version du PPAS Biestebroeck qui fournit une base légale à la création d’un port de plaisance. Dès le lendemain, la Commune d’Anderlecht mettra le projet « The Dock » à l’enquête publique (en plein milieu des vacances de Noël) : 302 logements construits en partie en hauteur (dont une tour de 14 étages), flanqués d’une marina pour 45 yachts, des commerces, des bureaux, un hôtel et un parking souterrain.

Un projet sans plus-value et anti-social

Excepté le bénéfice financier pour les investisseurs, ce projet ne présente aucune plus-value, ni pour le quartier ni pour la Région. L’actuel port de plaisance de la Région, le Brussels Royal Yacht Club (BRYC) n’est remplit qu’à 60% et sert essentiellement de port d’hivernage en raison du peu d’avantage pour la navigation de plaisance sur le canal en direction de Charleroi. Le projet de marina, si d’aventure il rencontre un certain succès (ce qui est douteux au vu de son mauvais emplacement), viendra donc directement concurrencer le BRYC déjà sous-utilisé.

Les plaisanciers boudent cet axe non pas en raison du manque d’infrastructure d’accueil mais parce que de nombreux facteurs jouent en sa défaveur : le trajet comporte de nombreuses écluses, la priorité est donnée au transport de marchandises, les 14 kilomètres du canal dans sa traversée de la Région bruxelloise présente 19 ponts quasi tous fixes. Si bien que les plaisanciers privilégient le canal Albert ou le canal de la Dendre. Ainsi le canal de Bruxelles-Charleroi comptabilise 600 mouvements de bateaux de plaisance par an alors que le canal Albert en compte 2 500.

Pour couronner le tout, il apparaît qu’un port de plaisance est déjà en construction 6 kilomètres plus au Sud à Beersel aggravant encore l’inutilité du projet de marina à Anderlecht.

À moins que l’objectif soit ailleurs. Il est évident que si un promoteur s’embarque dans une telle aventure, ce n’est pas par amour de la navigation mais parce que le projet de marina augmentera la valeur des logements. Le promoteur s’en défend et annonce que les appartements seront au prix du marché anderlechtois, soit 3 000 €/m² hors TVA . Bien au-dessus en réalité du prix du marché qui est de 2 550 €/m² pour l’ensemble de la commune et encore bien plus tassé dans la zone de Cureghem/Biestebroeck.

Le Conseil consultatif du logement n’a pas manqué de faire part de ses inquiétudes dans son avis rendu le 19 mai 2017 : « la création de la marina pourrait s’accompagner d’effets négatifs pour la population vivant actuellement dans le quartier environnant, comme la réduction du stock de logements accessibles. Le risque est grand de créer une dualité sociale et une véritable rupture avec les quartiers voisins plus pauvres. »

Si un promoteur s’embarque dans une telle aventure, ce n’est pas par amour de la navigation mais parce que le projet de marina augmentera la valeur des logements.

Le pire endroit pour une marina !

Il apparaît à la lecture du rapport d’incidences environnementales que de nombreux obstacles techniques pèsent sur la réalisation d’une marina à cet endroit.

Durant les crues, la navigation est interdite car les deux écluses sont submergées. Le bassin viendrait s’implanter dans une partie étroite du canal formant un coude et donnant peu de visibilité au trafic, ce qui rend les manœuvres à cet endroit très délicates sachant que les péniches sont prioritaires et que les berges du canal sont élevées, accroissant encore la mauvaise visibilité. En outre, le chenal traversera la route et la piste cyclable qui longent le canal, et ce, juste avant le pont de Cureghem qui enjambe le canal vers la rue Wayez. En bref : au moment où la Région prévoit des passerelles pour faciliter les connexions des piétons et des cyclistes entre les deux rives, elle permet ici une barrière juste avant une passerelle alors que le passage existant est optimal. La route du canal est à peu près la seule piste cyclable plane et efficace qui permet de traverser Bruxelles. C’est un axe très important tant pour les résidents bruxellois que pour les navetteurs qui se trouve mis à mal.

Enfin, le nouveau bassin obligera à dévier un important collecteur de Vivaqua touchant 100 000 habitants, ce qui nécessitera le placement d’un nouveau collecteur avec des techniques spécifiques en raison de la proximité de la nappe phréatique.

C’est une fois encore les pouvoirs publics qui prennent le risque et le secteur privé qui engrange les bénéfices.

Un coût démesuré au profit non partagé

Les différents obstacles a l’aménagement du projet en raison de son implantation inadaptée ont pour conséquence de multiplier les coûts estimés de l’opération. L’aménagement du bassin lui-même est estimé à 575 000 €, le déplacement du collecteur à 2 000 000 €, l’évacuation des terres pour la réalisation du bassin à 3 000 000 €, la réalisation d’un pont mobile, seule choix permettant d’assurer le confort de la piste cyclable, 2 000 000 € encore !

Selon les calculs du Rapport d’incidences environnementales (R.I.E.) du PPAS Biestebroeck, une telle infrastructure ne peut être rentabilisée en moins de 60 ans, en partant du principe peu probable que tous les emplacements seront occupés pour un abonnement annuel de 1 600 € (c’est le prix de la marina d’Anvers qui offre des avantages bien plus compétitifs). C’est d’ailleurs pour permettre l’économie de son projet, que le promoteur a accru en cours de route le nombre des logements de 218 à 302 et le nombre d’emplacements de parkings de 199 à 345.

Le R.I.E. précité signale que si la demande (résidence de standing et de plaisance) n’est pas rencontrée, le projet est voué à l’échec. Et de pointer les exemples de Londres et Saïda au Maroc, où la création d’une telle infrastructure a suscité un décalage trop difficile à combler pour les promoteurs, avec pour résultat un investissement massif des autorités publiques pour la maintenir en fonction. En effet, il s’agit d’un bassin créé en intérieur d’îlot sur lequel tout développement ultérieur est fort compliqué. En réalité, c’est une fois encore les pouvoirs publics qui prennent le risque et le secteur privé qui engrange les bénéfices. En effet, le promoteur ne cache pas son intention de revendre la parcelle dès les permis délivrés.

Qu’un promoteur veuille s’embarquer dans une telle aventure parce qu’une marina augmentera la valeur de ses logements, c’est son business. Mais que les pouvoirs publics lui facilitent la tâche et prennent le risque de payer les pots cassés en cas d’enlisement d’une infrastructure qui ne présente aucun intérêt public, c’est un comble.

« Que ces projets réussissent ou échouent ils ciblent invariablement les personnes à plus hauts revenus et des activités économiques à forte rentabilité puisque leur financement dépend du rendement des loyers. Loin de freiner le processus de segmentation sociale et d’exclusion comme prôné par les pouvoirs publics qui les soutiennent, ils débouchent sur la formation de véritables oasis de richesses au sein d’un environnement pauvre. » [1]

Claire Scohier
Inter-Environnement Bruxelles


[1E. Swyngedouw, F. Moulaert et A. Rodriguez, « L’urbanisation néolibérale en Europe : grands projets urbains et nouvelle politique de la ville », in Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les prairies ordinaires, 2014, p.154.