Claire Scohier – 22 décembre 2017
L’adoption par la Région bruxelloise, en décembre 2017, du Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) « Biestebroeck » élaboré par la Commune d’Anderlecht, permet de lancer sur l’ancien site Shell le projet « The Dock », pour lequel il a été taillé sur mesure. Au menu : une marina, une tour de 14 étages, des logements de luxe, des bureaux… Un projet contraire à l’intérêt public.
Jusqu’il y a peu, la rive droite du canal à Anderlecht était affectée dans son ensemble en « zone d’industrie urbaine » (ZIU). Mais c’était sans compter sur les visées spéculatives d’un certain nombre d’investisseurs voulant vendre le concept de « vivre, travailler et se détendre au bord de l’eau ». Et sur le « coup de comm’ » d’un architecte qui présenta en 2010, au salon immobilier Realty, un projet appelé « Rives » et consistant en la transformation radicale du quai industriel de Biestebroeck. Par la magie d’une maquette et d’une animation en image de synthèse, les quais se paraient d’une marina digne de Dubaï et bordée de logements de luxe…
L’homme n’avait pas que des motivations architecturales, il était aussi motivé par quelques opportunités foncières dans la zone, dont une grande parcelle acquise par des investisseurs proches de lui, d’autres sur lesquelles il avait pris des options d’achat… Finalement, c’est en rive gauche, sur l’ancien site Shell qu’il jettera son dévolu pour réaliser son rêve, une vaste friche (près de 19.000m²) située à côté de la rue Wayez et du quai Demets, tout près du quai de Biestebroeck.
La première marina prend l’eau
Par sa démesure et son incongruité (et malgré la promesse farfelue de créer 5000 emplois grâce à cette métamorphose !), cette première mouture de marina, s’étalant sur 45 hectares le long de 300 mètres de quais, sembla vite classée dans les archives des projets urbanistiques mégalomanes heureusement jamais réalisés. Mais l’effet d’annonce de l’architecte-promoteur avait marqué les esprits et lancé une dynamique qui lui échappa d’ailleurs rapidement. Plusieurs promoteurs se mirent à acquérir d’importantes parcelles dans le périmètre, faisant monter les valeurs foncières de ces terrains pourtant alors toujours affectés à l’industrie dans le PRAS (Plan régional d’affectation du sol).
Il ne fallait pas être devin pour comprendre que cette flambée des prix allait vite empêcher les pouvoirs publics d’imposer leurs vues sur le réaménagement du bassin, mais cela ne sembla pas inquiéter la Commune d’Anderlecht. Au lieu d’entamer immédiatement l’élaboration d’un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) établissant les règles d’un développement territorial équilibré, elle temporisa en commandant une étude préalable nécessitant de longs mois de travail, tout en ne cachant pas sa volonté de permettre à terme la construction de logements et d’activités récréatives, comme pour mieux conforter les investisseurs dans leurs fantasmes immobiliers… Il faut dire que l’idée d’une marina avait fait des adeptes, dont le bourgmestre d’alors Gaëtan Van Goidsenhoven, aujourd’hui échevin de l’urbanisme, qui y vit l’opportunité de se débarrasser de ce qu’il qualifia de « ghetto industriel crapoteux ».
Au niveau de la Région, la Société de développement régional de Bruxelles (SDRB, rebaptisée depuis Citydev) s’inquiéta des effets de cette spéculation. Mais elle semblait bien seule. Début 2012, elle élabora un plan de préemption pour le périmètre (un droit qui rend les pouvoirs publics prioritaires dans toute transaction immobilière dans un périmètre déterminé, mais comme la fixation du prix de vente y est basée sur le prix du marché, ce dispositif n’est efficient que lorsque les valeurs immobilières sont basses)… que le gouvernement bruxellois laissa mariner au frigo.
En 2013, ce dernier adopta le PRAS « démographique », entérinant la transformation de 30 hectares d’une partie de cette zone en ZEMU (zone d’entreprises en milieu urbain) en vue d’y autoriser la création de logements. Ce changement d’affectation constitua le cheval de Troie pour les projets spéculatifs des promoteurs, prenant le risque de condamner définitivement toute capacité portuaire à venir dans le sud de Bruxelles et de mettre à mal la préservation d’une zone d’activités productives.
Un timing bien huilé…
Quelques années plus tard, tandis que les promoteurs ont mis le grappin sur quelques hectares de ZEMU, en octobre 2016, la Commune met à l’enquête publique son projet de PPAS Biestebroeck. Même si la spéculation bat son plain dans la zone, les projets de marina semblent alors appartenir au passé, le promoteur Atenor ayant lui-même fini par abandonner son port de plaisance sur sa parcelle « City Docks ». Il ne semble pas y avoir de raison de s’inquiéter du devenir de l’îlot Shell : le projet de PPAS cadre suffisamment les affectations de l’îlot pour freiner l’éventualité d’un projet totalement inapproprié à cet endroit. Mais à la surprise générale, début mai 2017, la Commune introduit une modification radicale au projet de PPAS, en y intégrant un « bassin » de 5000 m² destiné à accueillir des yachts en plein cœur d’Anderlecht et la possibilité, sur l’îlot Shell, de construire une tour de 14 étages ! Une modification taillée sur mesure pour un promoteur ayant dans ses cartons un projet immobilier massif nommé « The Dock ».
Début décembre 2017, le gouvernement bruxellois entérine le PPAS Biestebroeck, accordant le cadre légal permettant de lancer ce projet. Dès… le lendemain, la Commune d’Anderlecht met « The Dock » à l’enquête publique (en plein milieu des vacances de Noël) : 302 logements construits en partie en hauteur (dont une tour), flanqués d’une marina pour 45 yachts, des commerces, des bureaux, un hôtel et un parking souterrain.
Un projet sans plus-value et anti-social
Excepté le bénéfice financier pour les investisseurs, ce projet ne présente aucune plus-value ni pour le quartier ni pour la Région. L’actuel port de plaisance de la Région, le Brussels Royal Yacht Club (BRYC) n’est remplit qu’à 60 % et sert essentiellement de port d’hivernage en raison du peu d’avantage pour la navigation de plaisance sur la canal en direction de Charleroi. Le projet de marina, si d’aventure il rencontre un certain succès (ce qui est douteux au vu de son mauvais emplacement), viendra donc directement concurrencer le BRYC déjà sous-utilisé.
Le foncier bruxellois est trop précieux pour le gaspiller en vue de réaliser une marina de 5000 m² entourée de logements haut de gamme hors de portée du revenu moyen des Bruxellois.e.s et plus encore des habitants de ce quartier populaire. Ce que n’a pas manqué de pointer le Conseil consultatif du logement dans son avis rendu le 19 mai 2017 en reprenant les inquiétudes évoquées dans le rapport d’incidences environnementales : « la création de la marina pourrait s’accompagner d’effets négatifs pour la population vivant actuellement dans le quartier environnant, comme la réduction du stock de logements accessibles. Le risque est grand de créer une dualité sociale et une véritable rupture avec les quartiers voisins plus pauvres ».
Le pire endroit pour une marina !
Il apparaît à la lecture du rapport d’incidences environnementales que de nombreux obstacles techniques pèsent sur la réalisation d’une marina à cet endroit. Le canal Bruxelles-Charleroi donne la priorité au transport de marchandises, ce qui occasionne en été de longs temps d’attente pour les bateaux de tourisme. C’est pourquoi la plupart des plaisanciers lui préfèrent des canaux à usage plus touristique avec moins d’écluses (on compte deux bateaux par jour en période touristique). Il faut dire qu’il existe entre l’écluse d’Anderlecht et le BRYC pas moins de 19 ponts quasi tous fixes.
Durant les crues, la navigation est interdite car les deux écluses sont submergées. Le bassin viendrait s’implanter dans une partie étroite du canal formant un coude et donnant peu de visibilité au trafic, ce qui rend les manœuvres à cet endroit très délicates sachant que les péniches sont prioritaires et que les berges du canal sont élevées, accroissant encore la mauvaise visibilité. En outre, le chenal traversera la route et la piste cyclable qui longent le canal, et ce, juste avant le pont de Cureghem qui enjambe le canal vers la rue Wayez. En bref : au moment où la Région prévoit des passerelles pour faciliter les connexions des piétons et des cyclistes entre les deux rives, elle permet ici une barrière juste avant une passerelle alors que le passage existant est optimal. La route du canal est à peu près la seule piste cyclable plane et efficace qui permet de traverser Bruxelles. C’est un axe très important tant pour les résidents bruxellois que pour les navetteurs qui se trouve mis à mal.
Enfin, le nouveau bassin obligera à dévier un important collecteur de Vivaqua, ce qui nécessitera le placement d’un nouveau collecteur avec des techniques spécifiques en raison de la proximité de la nappe phréatique.
Un coût démesuré au profit non partagé
Le Rapport d’incidences environnementales (R.I.E.) signale que si la demande (résidence de standing et de plaisance) n’est pas rencontrée, le projet est voué à l’échec. Il existe des exemples, dont Londres et Saïda au Maroc, montrant que la création d’une peut créer un décalage trop difficile à combler pour les promoteurs, avec pour résultat un investissement massif des autorités publiques pour la maintenir en fonction. En effet, il s’agit d’un bassin créé en intérieur d’îlot sur lequel tout développement ultérieur est fort compliqué.
Il est évident que si un promoteur s’embarque dans une telle aventure, ce n’est pas par amour de la navigation mais parce que le projet de marina augmentera la valeur des logements a mais sans garantir le fonctionnement ultérieur de l’infrastructure. En réalité, c’est une fois encore les pouvoirs publics qui prennent le risque et le secteur privé qui engrange les bénéfices.
Or, les coûts estimés de l’opération sont conséquents. L’aménagement du bassin lui-même est estimé à 575.000 €, le déplacement du collecteur à 1.400.000 € et l’évacuation des terres pour la réalisation du bassin à 3.000.000 EUR. En outre, l’emplacement choisi est situé à un endroit où les déchets et alluvions ont tendance à s’accumuler, ce qui nécessitera un dragage fréquent et coûteux estimé à 70.000 € par an.
Une telle infrastructure ne peut être rentabilisée en moins de 60 ans,en partant du principe peu probable que tous les emplacements seront occupés pour un abonnement annuel de 1600 € (c’est le prix de la marina d’Anvers qui offre des avantages bien plus compétitifs).
Qu’un promoteur veuille s’embarquer dans une telle aventure parce qu’une marina augmentera la valeur de ses logements, c’est son business. Mais que les pouvoirs publics lui facilitent la tâche et prennent le risque de payer les pots cassés en cas d’enlisement d’une infrastructure qui ne présente aucun intérêt public, c’est un comble ! Et rappelons que c’est la quasi totalité du projet de PPAS, désormais adopté, qui conduira au gaspillage d’un précieux foncier. Juste pour répondre aux appétits des promoteurs…
Inter-Environnement Bruxelles