Les associations demandent que la commission de concertation, qui se réunira ce mardi 24 mai 2011, ne se laisse pas berner par le projet de centre commercial sur le site Godin, dont l’absurdité à cet endroit relèverait de l’irresponsabilité politique.
Depuis quelques années, le groupe Mestdagh/Equilis est propriétaire du terrain enclavé entre le marché matinal, le canal et le pont Van Praet, site sur lequel se situe l’ancienne usine de feu Monsieur Godin, un patrimoine industriel unique à Bruxelles.
Sur cet espace, juste en bordure du Familistère (classé et destiné à recevoir du logement), le groupe veut implanter un centre commercial, dénommé Just Under the Sky (JUTS). Le projet fait 56 271 m² et serait équipé d’un parking de 1 653 places.
Le projet, amendé suite à l’étude d’incidences, est aujourd’hui à l’enquête publique en vue d’obtenir les certificats d’urbanisme et d’environnement.
Les associations (IEB, le BRAL, l’ARAU, BruxellesFabrique-BrusselFabriek, la Fonderie, Pétitions-Patrimoine) et les comités d’habitants (le comité Marie-Christine et le comité Inter-quartiers de Neder-Over-Heembeek) ont contesté avec force le projet en 2009. Ils sont rejoints aujourd’hui par l’Union des classes moyennes et l’Unizo. Ils demandent que la commission de concertation, qui se réunira ce mardi 24 mai 2011, ne se laisse pas berner par un projet dont l’absurdité à cet endroit relèverait de l’irresponsabilité politique. Qu’il s’agisse de l’affectation de fait ou réglementaire du site, de sa déconnexion avec le tissu urbain, de l’absence de zone de chalandise primaire indispensable pour faire tourner un centre commercial, de son accessibilité réduite à la voiture, tout plaide ici en défaveur de ce que Mestdagh veut y mettre.
Démonstration en sept points.
1.– Un coup de canif dans le schéma directeur, inachevé, de Schaerbeek Formation
A ce jour, le schéma directeur de Schaerbeek Formation n’a pas été communiqué. On sait que la zone d’études inclus le site du projet JUTS. Il est de saine gestion de partir du général pour aller au particulier et de réaliser les études prospectives préalablement à leur transformation en projets concrets. Dans l’état actuel, le projet JUTS inverse complètement cette logique et rien ne permet de savoir s’il respectera les principes du futur schéma directeur.
2.– Un centre commercial n’est pas une activité d’industrie urbaine
Mestdagh ne demande pas un certificat d’urbanisme pour un « centre commercial » mais pour un centre de « grands commerces spécialisés ». Rien d’étonnant à cela, le Plan régional d’affectation du sol (PRAS) prévoit que les zones d’industrie urbaine accueillent des activités productives, logistiques ou ayant pour objet l’amélioration de l’environnement telles que l’épuration des eaux ou le recyclage des déchets. Toutefois, moyennant mesures particulières de publicité, ces zones peuvent également être affectées aux grands commerces spécialisés.
Un centre commercial, même s’il constitue une entité mixte entre le « shopping center » et le « retail park », n’est pas un grand commerce spécialisé.
Pour fournir des services tels qu’agences de banque, stations-service, restaurations, etc. à leurs utilisateurs, les zones d’industrie urbaines peuvent également accueillir des commerces de complément usuel aux activités principales précitées, pour un maximum de 2 000 m² par immeuble.
Le projet JUTS, en prévoyant 12 000 m² de petits commerces sous prétexte qu’il se compose de six « immeubles » détourne encore une fois la philosophie du PRAS. Ceci avait d’ailleurs été pertinemment rappelé par la commission de concertation dans son avis du 7 juillet 2009 : « il convient de limiter les commerces, hors grands commerces spécialisés, à 2 000 m² maximum pour ce projet. »
Il est étonnant que la presse persiste à annoncer l’implantation de Decathlon dans ce centre commercial alors que cette enseigne a lâché Mestdagh depuis des mois. La Région s’apprête en effet à sacrifier une autre zone d’industrie urbaine, à Bordet, à Evere, de 9 hectares, assorti de 900 places de parking, excusez du peu, pour implanter le plus grand centre de Decathlon en Belgique, au mépris, là aussi de ses propres prescriptions.
3.– Un centre commercial anachronique en termes de mobilité
Tous ceux qui empruntent le Pont Van Praet savent que cette zone souffre d’embouteillages chroniques. Or le projet aggravera immanquablement cette situation déjà en souffrance. Le projet n’exige pas moins de 1 653 places de parkings. Pas étonnant lorsque l’on sait que le bureau d’étude estime à 70% la part prise par la voiture dans les moyens utilisés pour accéder au site. Toute la bonne volonté du promoteur pour démontrer la bonne accessibilité du site via les transports en commun (lignes 3 et 7) ne parvient pas à nous convaincre que ce type de projet puisse être pensé autrement que pour un accès voiture. Avec l’A12, l’autoroute d’Anvers, dans le premier rôle ! L’« oval-point » que Mestdagh tente de nous vendre avec son projet comme baguette magique pour résoudre les problèmes de mobilité dans la zone n’est que poudre aux yeux. Il vise surtout à entamer rapidement des projets de voirie qui justifieront après coup l’implantation du centre commercial.
Si le projet se vend comme « urbain », il se vit comme n’importe quel ensemble de boîtes à chaussures de la périphérie des années 70 ou 80. Si la Région veut accueillir un tel projet, elle doit s’interroger sérieusement sur son objectif de réduction de 20% de pression automobile. Elle peut abandonner avec certitude ses ambitions d’émission zéro pour la zone. Et ce sans parler des vraisemblables amendes de la Commission européenne pour non-respect des Directives qui imposent des limites aux émissions polluantes.
4.– Un centre commercial sans zone de chalandise
Obligé de composer avec les contraintes urbanistiques et économiques, Mestdagh joue les apprentis sorciers et tente de vendre un mélange de retail, de « haut de gamme » (sic) et de fun, un shopping indigeste tant pour le consommateur que pour la zone qui l’accueille. Ne pouvant faire à cet endroit ni de l’alimentaire, ni du petit commerce spécialisé mais devant néanmoins tirer hors de leurs quartiers des consommateurs, déjà pourvus en offre commerciale, Mestdagh espère pouvoir concilier l’inconciliable.
Irréaliste, quand on lit le schéma de développement commercial qui contredit le fantasme du chaland qui parcourt des kilomètres pour se rendre dans un centre commercial (89% des Bruxellois ne fréquentent pas de pôle commercial en dehors de la Région de Bruxelles-Capitale) alors que JUTS espère capter tant la clientèle du Nord de Bruxelles que les habitants de Vilvorde, Machelen et Evere.
Ceci s’explique par la faible chalandise en zone primaire d’un projet hors de tout tissu urbain qui, pour sa survie, est obligé de pêcher la majorité de sa clientèle bien au-delà de son territoire d’implantation. Les spécialistes affirment que pour survivre un centre commercial a besoin d’une zone de chalandise primaire. Considérant le nombre d’infrastructures (canal, chemin de fer, incinérateur, pénétrantes,...) et de zones vides (Zone ferroviaire de Schaerbeek Formation, Domaine royal) à proximité, les habitants les plus proches sont dans le quartier Marie-Christine et autour de la gare de Schaerbeek.
JUTS veut s’insérer dans le marché prétendument déficitaire en offre commerciale du Nord de Bruxelles, et vite, vu les deux autres méga-projets qui sont sur la table (Uplace à Machelen et le projet NEO au Heysel), lesquels chercheront aussi à capter les ménages bruxellois et de la périphérie. Comme l’a souligné récemment la plate-forme pour un développement économique durable, chaque Région mène une course contre la montre pour que son projet soit le premier en piste. Argument d’ailleurs invoqué avec véhémence par Mestdagh pour justifier une délivrance rapide du permis quitte à ce que le projet ne réponde pas à tous les critères souhaités.
Ainsi, on peut lire dans l’étude d’incidence : « Le projet JUTS constitue une opportunité pour la Région et pour la Ville de Bruxelles de capter au moins en partie la clientèle potentielle identifiée par le Schéma de développement commercial au nord de la Région et ce, avant la mise en œuvre du projet Uplace à Machelen. » La mise en œuvre de l’alternative permettant la préservation du patrimoine de Godin « prendrait beaucoup plus de temps (...) et signifierait que ce projet de taille plus modeste arriverait sur le marché après le projet Uplace Machelen ».
JUTS avant Uplace, rien n’est moins sûr. Uplace est aussi au stade de l’enquête publique. Les deux projets visent début 2015 pour l’ouverture des portes. Délivrer les certificats sacrifierait une zone d’industrie urbaine pour un projet dont la viabilité économique repose sur du sable alors que l’étude d’incidences démontre la difficile reconversion d’un tel projet.
5.– Un centre commercial qui ne créera pas d’emploi
Les promoteurs excellent à faire miroiter la production d’emplois pour défendre leurs projets. En 2009, Mestdagh annonçait 1 700 emplois. Aujourd’hui ses ambitions se restreignent à la création de 500 emplois. Mais c’est oublier les 300 emplois peu qualifiés qui existent actuellement sur le site. Ceci nous ramène à une création nette de seulement 200 emplois. Si on ajoute le risque de perte d’emplois dans les commerces auxquels le projet fera concurrence, on pourrait facilement arriver à un bénéfice nul voire à un résultat négatif.
Il n’est de plus pas garanti qu’il s’agisse d’emplois destinés à des Bruxellois. Rappelons que le Gouvernement régional avait obtenu de haute lutte qu’IKEA réserve une part significative des emplois à des Bruxellois, condition qui n’a pas été remplie. Au motif qu’ils doivent être bilingues, vendeurs et clarkistes viennent de la périphérie, avec l’impact que cela suppose sur la mobilité...
6.– Un centre commercial qui fera concurrence aux commerces existants et en particulier aux commerces du centre-ville
L’étude d’incidences reconnaît que le projet fera concurrence au City 2 et au haut de la ville dont il volerait cumulativement 13% de part de marché. Forcément, les 110 000 visiteurs attendus hebdomadairement par JUTS devront bien venir de quelque part et réduiront leurs achats ailleurs.
7.– Un centre commercial qui détruira un patrimoine unique
L’étude d’incidences est claire : l’ensemble du site est d’un très grand intérêt patrimonial. En outre les bâtiments, malgré les infiltrations, sont considérés comme en bon état de stabilité. Or le projet ne permet la préservation que du Familistère (déjà classé) et de la Cathédrale (bâtiment industriel le plus ancien du site) mais les laisse orphelins de tout le complexe industriel qui constitue la valeur patrimoniale d’ensemble. Quels sens auront encore la Cathédrale et le Familistère, écrasés par une méga-structure vouée au shopping. Il est risible d’imaginer que l’espace muséographique proposé par Mestdagh compensera cette perte sèche. Paradoxe ultime : l’affectation actuelle du site s’allie très bien avec la préservation de l’ensemble des bâtiments de l’usine Godin. Ce site a été conçu il y a plus de 100 ans pour accueillir des activités productives et a évolué en accueillant aujourd’hui des activités de recyclage, ce que prévoit précisément le PRAS. Ce n’est pas de la nostalgie mais du bon sens que de préserver cet ensemble industriel unique à Bruxelles.
En conclusion, les associations et les comités d’habitants relèvent l’absurdité d’un projet qui fera disparaître une importante zone d’industries urbaines au profit du secteur commercial déjà en sur-capacité. Ce projet est en totale contradiction avec le PRAS et les défis posés aujourd’hui à la Région bruxelloise en termes de développement d’activités économiques adaptés à une main d’œuvre peu qualifiée.
Ce projet sacrifiera du terrain en zone stratégique et un patrimoine remarquable pour un centre commercial vite démodé et très difficile à reconvertir. Sans compter que même si Mestdagh respectait toutes les normes environnementales imaginables (ce qu’il est loin de faire), son projet reste conçu pour l’accessibilité voiture, il augmentera une pression automobile déjà au bord de l’asphyxie et créera de monstrueux embouteillages.
La Commission de concertation a reporté son avis. Lire l’avis.
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