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ULB 2008-09 : l’expérience du CAS

La campagne de régularisation de 2009 [1], bien que très décevante pour bon nombre de sans-papiers, fut obtenue grâce à un large mouvement d’occupations des principales universités du pays par des sans-papiers. Dans leur sillage, plusieurs comités étudiants de soutien virent le jour, parmi lesquels le Comité d’Actions et de Soutien (CAS) aux « sans-papiers » de l’ULB. [2]

© Ayomide, Christian, Rania, Adam, Ziad, Luis, Deivi, Jonathan, Esther, Mala - 2021

En mars 2008 les négociations pour la formation d’un gouvernement arc-en-ciel, sous l’égide de l’homme fort du moment Yves Leterme, se soldaient par un accord en matière migratoire annonçant une régularisation sur une base dite des « attaches durables ». Mais Annemie Turtelboom, nommée Ministre de la Politique de la migration et de l’asile, rechignait à la tâche d’appliquer cet accord qui prévoyait la légalisation de toute personne pouvant attester de son ancrage dans la société belge. [3] En réaction, le 8 avril 2008, 85 sans-papiers de l’UDEP [4] initièrent une occupation dans un local [5] de l’Université libre de Bruxelles. Cette première occupation fit rapidement tache d’huile, et les militants de l’UDEP furent bientôt rejoints dans leur combat par plusieurs centaines de leurs semblables, bien décidés à occuper les campus de la VUB, de l’Université Saint-Louis et de l’UCL.

Au même moment, une poignée d’étudiant-es de l’ULB montèrent le Comité d’Action et de Soutien (CAS). Ce comité, réuni autour de trois revendications – régularisation de tous les sans-papiers ; arrêt des rafles et des expulsions ; suppression des centres fermés – entendait remplir deux types de fonctions. Premièrement, apporter une aide logistique aux occupants, notamment pendant les longues périodes de grève de la faim – cette partie concerne le volet « soutien » du comité. Deuxièmement, investir les rues bruxelloises aux côtés des « sans-papiers », au moyen d’actions de manifestations et de désobéissance civile devenues, au fil de la lutte, quasi hebdomadaires. Le pari de la création du CAS fut donc de trouver une formule intermédiaire entre un comité de soutien ponctuel – de type « assemblée des voisins » – et un collectif contre les expulsions et les centre fermés, qui articulerait les enjeux humanitaires (soutien) et politiques (actions) liés à la lutte des sans-papiers. Une forme de collectif relativement autonome mais qui restait greffé à une action de migrants qui, tout en la soutenant logistiquement, cherchait également ses propres chemins d’expression politique.

Si bien que très vite, les identités imposées par le jeu des altérités se brouillent. Il n’y a plus de « sans-papiers », il y a Ahmed, Myriam, Anita…

Le fait que l’occupation ait été d’emblée implantée sur le campus universitaire, a rendu possible la médiation entre des personnes qui d’ordinaire ne se rencontrent pas : entre des « sans-papiers », condamnés à l’invisibilité de l’économie politique, et des étudiants universitaires généralement guidés par un souci de réussite de leurs études et la bonne tenue des td’s (fêtes estudiantines). La rencontre de ces deux mondes – que peu oppose mais que rien n’unit pour autant – semble avoir été un élément central de l’intensification politique du CAS. Le CAS est devenu en effet petit à petit un lieu de discussion – de conflits également – autour des questions migratoires et des dispositifs d’exclusion qui leur sont inhérents. Ce sont des récits de vie qui s’échangent, des savoirs qui se partagent et des expériences qui se confrontent. Ce sont également des réalités qui sortent de l’invisible lors de longues soirées de veillées ou d’actions de blocage. L’espace ouvert par l’occupation a donc permis à ses membres et leurs soutiens de sonder de nouvelles alliances pour tenir ensemble. Les réflexions et les actions portées en commun définissaient un nouveau territoire de rencontres et de subjectivation ainsi rendues possibles, tandis que le CAS opérait de la transversalité entre les différentes composantes du mouvement (étudiants, militants, sans-papiers).

Ce qui force cette articulation c’est bien sûr la présence des personnes sans-papiers avec qui la lutte est entretenue. Dans chaque action, le CAS veillait à empêcher que l’action ne se referme sur elle-même. Pour faire force, celle-ci devait être au préalable reconnue, acceptée, audible, par les sans-papiers. Cet impératif était la manière dont les membres du CAS entendaient lutter « avec » les sans-papiers, sans substitution maladroite ni paternalisme malveillant. Au fil des actions portées en commun, des relations fortes entre membres du comité et occupants se nouent : amicales, amoureuses parfois. Si bien que très vite, les identités imposées par le jeu des altérités se brouillent. Il n’y a plus de « sans-papiers », il y a Ahmed, Myriam, Anita… Cela a rendu « la lutte des sans-papiers » plus singulière aux yeux des membres du comité. Au bout d’un temps, ils n’étaient plus uniquement impliqués dans une cause politique, ils sont « affectés » par les personnes qui la portaient.

Par-delà le succès ou non de son entreprise [6], ce qui attire aujourd’hui l’attention sur une telle expérience militante est également la capacité du comité à « inventer » des mécanismes de fonctionnement interne déjouant les modes de capture du militantisme classique, et se renforçant d’une réelle hétérogénéité de ses membres. Ces inventions sont également à l’origine d’un enthousiasme et d’une fraîcheur véhiculés par cette nouvelle génération de militants, qui parvenait à développer un « jeu » collectif de manipulation du territoire urbain au travers de l’organisation de manifestations sauvages hebdomadaires.

Cet enthousiasme collectif est ce qui a permis de se faire rejoindre par d’autres militants sans que ceux-ci ne soient tétanisés devant l’impossible issue que peut représenter la lutte des sans-papiers. La régularité des manifestations et des actions multipliait ainsi les possibilités d’éprouver de la joie collective. Petit à petit une confiance mutuelle se tisse entre les membres du comité. Cette confiance est également une condition de réalisation de l’agir politique. C’est une sorte d’empowerment qui est rendu possible car il a ses origines non dans la réflexion des conséquences a posteriori de l’action, mais dans la capacité a priori d’y atteindre une joie collective. Cette énergie, cette vigueur, cette confiance mutuelle, fut également ce qui permit aux neuf militants du CAS de tenir dans la longueur de leur procès (entre 2009 et 2014) et de l’emporter, en appel, face aux accusations du Commissaire Vandersmissen. Mais ça, c’est une autre histoire…

Youri Lou Vertongen


[1Depuis la « fermeture » officielle des frontières en 1974, la Belgique n’a organisé que trois campagnes de régularisation massive des personnes sans-papiers présentes sur son territoire : en 1974, suite à la décision de fermer les frontières ; en 1999, après le tollé provoqué par l’assassinat de Semira Adamu par des gendarmes chargés de son expulsion ; et en 2009.

[2Pour une analyse complète du Comité d’Actions et de Soutien (CAS) aux sans-papiers voir Vertongen, Youri Lou, « Agir politique dans les pratiques minoritaires : l’expérience micropolitique du Comité d’Actions et de Soutien aux sans-papiers de l’ULB, entre devenir-moléculaire et devenir-minoritaire », Mémoire de master en sciences politiques, Université libre de Bruxelles, 2012. Voir également Vertongen, Youri Lou, « L’invention démocratique dans les pratiques minoritaires. Le cas du CAS. Enthousiasme et subjectivation collective », Multitudes, n°55, printemps 2014, Paris, pp. 193-201.

[3Parmi les critères retenus dans l’accord : la durée du séjour, l’emploi d’une des langues nationales, la scolarisation des enfants, un emploi stable, etc.

[4Union pour la défense des sans-papiers. Voir le site http://sanspapiers.skynetblogs.be.

[5Ce local, situé au 129 avenue Adolphe Buyl, à Ixelles, hébergeait autrefois le Musée de la perception de l’ULB.

[6Le CAS sera dissout à la suite d’un désaccord interne, quelques semaines avant le lancement de la campagne de régularisation.