Le quartier Midi, depuis l’arrivée de la gare TGV dans les années 1990, fait l’objet de toutes les attentions et convoitises tant de la part des pouvoirs publics que des promoteurs : Schéma de développement, Plans particuliers d’affectation du sol, Plan d’expropriations, Master Plan, adoptés, abrogés ou à venir, s’y succèdent depuis vingt ans. Une façon pour les pouvoirs publics de garder la maîtrise ? Pas si sûr.
Début des années 90, arrivée de la gare TGV au Midi. Effet d’aubaine ? Occasion à saisir pour revitaliser un quartier présenté comme moribond ? Toujours est-il que l’appétit des promoteurs se réveille et avec eux celui de la commune de Saint-Gilles et de la Région. Il est vrai que dès 1990, la SNCB évoque l’édification d’un mini Manhattan au quartier Midi. On parle de 400 000 m² de bureaux. Le face à face entre pouvoirs publics et privés ne se fera pas tant sur les choix des affectations autorisées ou non des terrains convoités – c’est clairement le bureau qui a la cote – mais sur la course aux plus-values.
Les bureaux emboîtent les PPAS
Les PPAS [1] adoptés par les communes de Saint-Gilles et d’Anderlecht en 1992 visent avant tout à faire du quartier Midi un quartier d’affaires. Adoptés dans la foulée du schéma de développement du quartier (1991), ils le trahissent d’emblée pour valoriser les fonctions dites « fortes » parce que génératrices de plus-values, à savoir les bureaux et les hôtels. Ainsi le PPAS France (îlot Côte-d’Or, 35 familles expropriées) prévoit 160 000 m² de bureaux (il est vrai que la SNCB en voulait 350 000). Le PPAS Fonsny 1, célèbre depuis la « saga du quartier Midi » [2] (400 familles expropriées), prévoit quant à lui la démolition de cinq îlots d’habitations pour y construire essentiellement du bureau (100 000 m²). Le « signal ferroviaire » voulu par la SNCB, une coupole à 54 mètres de haut, est néanmoins renvoyé dans ses cartons.
C’est Charles Picqué en personne qui va bloquer l’entrée en vigueur des cinq PPAS en considérant qu’il serait sage d’attendre les réflexions sur le développement de Bruxelles qui seront coulées dans le Plan Régional de Développement adopté en 1995 : « Le PRD est un instrument pour éviter le coup par coup en urbanisme. Il doit planifier le moyen et le long termes, donner des orientations aux communes dans l’usage de leur argent » [3]. Le Ministre-président craint, à l’époque, que le quartier ne digère pas le nombre de mètres carrés de bureaux prévus par les cinq PPAS. Ce qui ne l’empêchera pas de débloquer dès 1993 le PPAS Fonsny 2, au profit du promoteur Jean Thomas, pour permettre 35 000 m² de bureaux sur l’îlot De Waele, qui était jusque là affecté à l’habitat.
Toutefois, en 1995, le PRD confortera les options prises par les PPAS en consacrant la logique des pôles privilégiés de bureaux aux abords des gares, au sacrifice des zones d’habitat qui y préexistent.
Des habitants et des plans jetables
Vingt-cinq années plus tard, le quartier Midi s’est délesté de plusieurs centaines d’habitants dont les maisons ont été expropriées sur une durée de près de vingt ans. A leur place, s’érigent aujourd’hui 300 000 m² de bureaux massifs de part et d’autre de la gare. Et les PPAS faits sur mesure pour les bâtisseurs de bureaux sont déjà obsolètes, les communes de Saint-Gilles et d’Anderlecht voulant pousser encore plus avant la dynamique de promotion immobilière qui ratisse le quartier. Elles lancent à l’automne 2010 une procédure d’abrogation de deux des cinq PPAS. Le rapport motivant la proposition d’abrogation du PPAS Bara I ne laisse planer aucun doute sur leurs intentions : « Le PPAS dont les quotas de bureaux sont atteints pour-rait être un frein aux développements autorisés par le PRAS et aux objectifs du PRD relatifs au développement des zones
administratives aux abords des gares. (...) La suppression du PPAS évitera ainsi de bloquer le développement de projets ainsi que les délais de procédure de délivrance de permis d’urbanisme. »
Et de fait, les deux PPAS incriminés, bien que largement favorables à l’implantation de la fonction bureau, établissaient néanmoins des contraintes de mixité (le PPAS Bara I impose notamment 10 000 m² de logements dans la zone) et de gabarits (Rez+10). Or, on apprend à la même époque, par la voie de la presse, que le groupe Atenor est propriétaire depuis 2007 d’un terrain porté aujourd’hui à 7 500 m² d’emprise au sol, situé juste derrière la Tour du Midi et qu’il souhaite introduire à cet endroit une demande de permis pour un projet de 100 000 m² de bureaux se déclinant sur trois tours atteignant respectivement chacune 148, 109 et 68 mètres de haut. Projet plus que largement dérogatoire à ce qui est autorisé par les PPAS tant en termes de fonctions que de gabarit.
Des arguments en carton pâte pour bétonner des tours
Les deux communes arguent du fait que l’abrogation des PPAS n’aurait pas d’effets urbanistiques en raison du relais pris par le PRAS et le RRU. Pourquoi abroger les PPAS dans ce cas ? Si le PRAS autorise du logement en zone administrative, il n’en impose pas, différence majeure avec le PPAS qui impose lui 10 000 m² de logements. Quant au RRU, il cale les gabarits sur les bâtiments environnants et, vu la présence de la tour du Midi à 148 mètres de haut, il offre sans nul doute des marges bien plus élevées que celles prévues par les PPAS.
En novembre 2010, les deux commissions de concertation chargées de se prononcer sur l’abrogation des PPAS ont rendu un avis favorable, et ce, malgré la levée de boucliers des associations (ARAU, Bral, CODES, Comité du quartier Midi, IEB, ULAC) dénonçant la démission des pouvoirs publics face aux promoteurs. Sans même entamer un débat sur la pertinence de construire des tours, comment justifier l’abrogation des PPAS pour dépasser le quota actuel de bureaux alors que la Région connaît une crise aiguë du marché de bureaux (1,6 millions de m² vides) et que le promoteur du projet reconnaît sans fard que son projet est spéculatif et se remplira, au mieux, en occasionnant un nouveau vide structurel de superficies de bureaux ailleurs en Région bruxelloise ?
Comment justifier la suppression d’une contrainte, déjà faiblarde, de 10 000 m² de logements alors que la Région connaît un déficit important de l’offre de logements et doit faire face à un boom démographique annoncé ? Comment justifier encore que les pouvoirs publics se privent de leurs outils de régulation urbanistique et créent ainsi un vide réglementaire alors que la Région est dans l’attente d’un Master Plan pour la zone Midi et qu’un nouveau Plan Régional de Développement (PRD) doit fixer les grandes lignes de la trame urbaine bruxelloise ? N’était-ce pas Charles Picqué, lui-même, comme nous le rappelions ci-dessus, qui a bloqué trois ans durant les PPAS du quartier Midi au motif qu’il était nécessaire d’attendre l’adoption du PRD ?
Une gouvernabilité rassurante
Interpellé à ce sujet le 16 février 2011, le Ministre-président répondra avec une certaine indolence : « Je veux bien attendre sans rien faire que le PRDD soit finalisé. L’idéal, en effet, serait de ne rien modifier tant que nous n’aurons pas de projet global pour la ville. (...) Nous devons justifier précisément les décisions prises en attendant le PRDD. Bien entendu, l’on pourra nous suspecter d’avoir accepté des projets en dehors de tout cadre global et définitif » [4]. Eh bien suspectons ! Dans une autre interpellation, Charles Picqué confirme que des PPAS devront être adoptés pour fixer les règles de développement de la zone Midi [5]. Pourquoi choisir l’option de nouveaux PPAS alors que la zone est déjà couverte par des PPAS qui pourraient être adaptés, si ce n’est pour faciliter la vie des promoteurs ?
Sans doute le Ministre-président espère-t-il cette fois-ci attirer sur le territoire de sa commune des occupants assujettis à la taxe sur les bureaux. Jusqu’à présent ce sont plutôt des administrations et des parastataux qui sont venus s’installer au Midi, privant les communes des substantiels bénéfices qu’elles pouvaient espérer.
Démolir d’abord, réfléchir ensuite
Sans attendre la décision du gouvernement, Atenor préparait déjà le terrain en introduisant une demande de permis de démolition des bâtiments sis sur le terrain susvisé. La commission de concertation a rendu le 17 février 2011 un avis favorable malgré deux abstentions et un avis très critique de Bruxelles-Environnement (IBGE). Ce dernier s’étonnait, en effet, de cette demande préalable de démolition alors que le gouvernement n’avait toujours pas abrogé les PPAS en vigueur [6] et qu’il devrait appartenir à l’étude ultérieure d’incidences du projet d’Aténor de déterminer s’il faut privilégier la démolition des bâtiments existants plutôt que leur restauration.
La lune de miel entre planification urbaine et promoteurs
Le cas du quartier Midi n’est pas isolé. La mode semble lancée de cette gouvernance prêt-à-porter au profit de projets immobiliers. Les projets portés par Atenor constituent une parfaite illustration de ce phénomène. En 2009, la Ville de Bruxelles adopte le PPAS Willebroeck, lequel épouse harmonieusement les contours de la futur tour Premium, 140 mètres de haut, aujourd’hui rebaptisée Up Site par Atenor. Au quartier européen c’est le Projet Urbain Loi (PUL) qui épouse la tour Europa de 100 mètres. C’est encore et toujours Atenor. La Région lui facilite d’autant la vie qu’elle a décidé de devancer l’adoption d’un PPAS en élaborant un Règlement Régional d’Urbanisme zoné (RRUz) en 6 mois qui laissera le champ libre au promoteur et à la Commission européenne pour l’élaboration de leurs tours. Ailleurs, on apprend qu’Atenor vient de racheter un morceau de ville de 5,4 hectares au bord du canal dans le quartier de la Petite Île, alors qu’un nouveau PPAS s’y prépare. Et le promoteur de passer commande : « Nous plaidons pour que ce PPAS porte des objectifs à atteindre et des hauteurs à ne pas dépasser, mais pas des gabarits restrictifs pour laisser la créativité aux architectes » [7]. Et ce n’est pas le bourgmestre d’Anderlecht qui risque de les freiner dans leur volonté de créer là une Marina avec logements de luxe, vu ses déclarations enthousiastes au récent forum sur l’avenir du canal organisé par Atenor.
Terrains... vagues d’abrogation à Anderlecht
La commune d’Anderlecht avec ses nombreux terrains vagues et ses vastes
territoires d’industrie urbaine, qui plus est en bordure du canal, apparaît comme une cible privilégiée des développeurs. Ce qui ne semble nullement la gêner. En l’espace de quatre mois, la commune a proposé l’abrogation de quatre PPAS : les PPAS « Bara I et II », le PPAS « Ancienne Fabrique des Bougies » et le PPAS « Pont de Cureghem ». Cette vague abrogative laisse le champ libre à la logique spéculative des moult promoteurs de bureaux et autres hôtels de standing qui, tels des vautours, surveillent les territoires autour de la gare du Midi et du canal.
A table... mais pour qui ?
Cette planification sur mesure à répétition a des réminiscences de bruxellisation et laisse à penser que les avancées démocratiques de notre urbanisme continuent de confiner au façadisme avec, comme principales victimes, ceux qui sont les plus nombreux en Région bruxelloise : les habitants à bas revenus. La logique redistributrice prônée par la Région pour défendre cette politique d’attractivité immobilière n’est qu’un leurre et ne fait que creuser les écarts entre les plus démunis et une jet set déconnectée. Les communes et la Région dressent la table, les promoteurs n’ont plus qu’à se servir et les habitants se mettre à la diète.
[1] Les Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS) sont adoptés par les communes et imposent, parcelle par parcelle, les prescrits urbanistiques à respecter pour l’aménagement ou le réaménagement d’un quartier : nature des affectations, gabarits, prescrits architecturaux... Il a une valeur réglementaire même s’il est possible d’y déroger.
[2] Lire Gwenaël Brëes, Bruxelles-Midi, L’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Aden, 2009.
[3] « Un maître plan pour le Bruxelles de 2005 », Le Soir, 4 décembre 1993.
[4] Interpellation de A. Dirix à Charles Picqué, Commission Aménagement du Territoire du 16 février 2011, p. 2.
[5] Interpellation de A. Maron à Charles Picqué, Commission Aménagement du Territoire du 16 février 2011, p. 22.
[6] Entre-temps, le gouvernement a approuvé l’abrogation du PPAS France et Bara 1 par arrêté du 5 mai 2011, publié au Moniteur Belge du 20 mai 2011.
[7] « Atenor aime l’eau du canal », la Libre Belgique, 02.03.2011.