L’été dernier, de nombreuses villes mondiales ont à nouveau été confrontées au problème du surtourisme. Si Bruxelles n’est pas (encore) concernée, ce dossier propose d’analyser les caractéristiques du tourisme actuel et ses effets déjà tangibles sur la Région bruxelloise.
Des dizaines de têtes et autant de téléphones tenus à bout de bras ou de perches, peut-être un morceau de cadre, c’est sans doute ce que vous auriez aperçu si vous aviez décidé de voir La Joconde au Louvre cet été, avant de vous avouer vaincu·e par la chaleur et les coups de coude et de vous diriger vers une autre salle, largement ignorée par la foule. Évidemment, le lieu a toujours été hautement touristique, mais ce sont désormais plus de 20 000 personnes qui se pressent chaque jour dans la Salle des États où se trouve l’œuvre de de Vinci. Le 15 juin dernier, une grève surprise des agents d’accueil a contraint le Musée à fermer ses portes pendant plusieurs heures, les employé·es dénonçant une fréquentation hors de contrôle et une dégradation des conditions de travail générée par la suppression de 200 emplois en quinze ans. Dans un futur proche, il sera nécessaire de s’acquitter d’un billet supplémentaire juste pour apercevoir le tableau et se prendre en selfie…
Qu’elle soit argentique ou numérique, la représentation de soi a toujours fait partie intégrante du tourisme, mais le rôle des réseaux sociaux – du fait de leur immédiateté et de leur large capacité de diffusion de l’information – est aujourd’hui incriminé comme un amplificateur d’un tourisme de masse qui ne concerne plus uniquement les lieux et expériences touristiques « officielles » des villes (un café sur la Piazza San Marco de Venise, une halte dans le jardin du Palais de Sintra…), mais bien chaque lieu comprenant un potentiel instragrammable, approuvé par un touriste devenu ambassadeur et influenceur, parfois malgré lui.
Si les réseaux sociaux favorisent, selon les mots d’Aude Vidal [1], un rapport jetable au monde et « une approche consumériste du voyage : on visite une fois, on prend une photo et on passe à autre chose » [2], ils ne font que perpétuer un conflit qui existe depuis la massification du tourisme : d’un côté la recherche d’une altérité et d’une authenticité, et de l’autre la mise en scène factice des particularités locales, standardisées à des fins marchandes.
Et si les retombées économiques promises occupent le centre du cadre, hors-champ des lieux de vie se retrouvent confrontés à une série de nuisances. Plusieurs villes sont aujourd’hui concernées par un surtourisme qui mène à la déstructuration des services fondamentaux à la population locale, fait peser une pression sur l’environnement, entrave le droit au logement et exacerbe les inégalités et les rapports de domination (entre consommateur-voyageur·euses et travailleur·euses précaires, entre pays riches et pays du sud…). Un surtourisme qui n’est pas plus une évolution naturelle qu’un effet de mode sur les médias sociaux, mais, d’abord et avant tout le fruit de la rencontre entre politiques publiques et intérêts privés à la recherche de nouveaux marchés.
Le surtourisme est d’abord et avant tout le fruit de la rencontre entre politiques publiques et intérêts privés à la recherche de nouveaux marchés.
C’est au tournant des années 1970, dans un contexte de désindustrialisation des territoires, que le tourisme urbain prend son essor. Pour perpétuer le développement économique, de nouvelles politiques publiques sont mises en place pour capter des flux de visiteur·euses et donner une fonction productive aux lieux. Ce processus de mise en tourisme des villes se matérialise par la création de nouvelles infrastructures, l’organisation de grands évènements, la requalification des espaces publics ou la mise en valeur du patrimoine, le tout visant à renforcer l’attractivité territoriale tandis qu’un city marketing voit le jour pour vendre la ville aux touristes et investisseurs (le logo « I ⁄ New-York » voit le jour en 1977). Une logique qui perdure aujourd’hui.
« Au départ, l’échevinat du tourisme, personne n’en voulait. Qu’est-ce que j’ai senti à ce moment-là ? Bruxelles avait une réputation d’une ville ennuyeuse, la capitale de l’Europe oui, mais on s’y ennuie. Je me suis dit : “Mais qu’est-ce qu’on peut créer comme industrie ?” Pas évident dans une ville extrêmement dense. Regardez ce qui se passe avec Audi Forest. Et je me suis dit qu’il y avait une industrie en plein développement devant nous : le tourisme qui emploie dans les aéroports, les gares, les hôtels et l’horeca en général. Et qui est employé ? Les gens de nos quartiers. C’est un vivier de plus de 40 000 emplois directs [3] », déclarait Philippe Close avant sa réélection comme bourgmestre de la Ville de Bruxelles en 2014. Au même moment, Rudi Vervoort rassurait le Parlement sur le pari gagné de cette stratégie : « À la question “Quelle image avez-vous des villes suivantes ?”, Bruxelles arrive à la huitième position sur quinze, tous marchés confondus. Ce résultat prometteur nous porte à croire que la position de Bruxelles ne peut que s’améliorer, notamment grâce à l’activation régulière et continue de la marque. [4] »
Bruxelles, capitale marquée par des séjours touristiques très courts, a pu profiter comme bon nombre de villes de la popularisation des city-trips favorisés par l’essor des compagnies aériennes low cost et l’ouverture de nouvelles lignes ferroviaires, la fragmentation des temps de congés et l’essor du télétravail. Toutefois l’expression « tourisme de masse » peut masquer certaines inégalités : le voyage ne s’adresse pas à tout le monde.
Rappelons ici que quatre Belges sur dix n’ont pas les moyens de s’offrir une semaine de vacances par an. D’autres sont contraint·es de se diriger vers des destinations financièrement accessibles, mais saturées par les flux touristiques en raison de régulations et d’infrastructures insuffisantes. Enfin parfois, les régulations, teintées d’un certain mépris de classe, visent moins à juguler la saturation que la démocratisation du tourisme et la perte de standing (on se souviendra de l’interdiction des shorts et frigos-box à Knokke-Le-Zoute).
Mais c’est en matière d’empreinte carbone que les inégalités rejoignent la question environnementale : 75 % de celle-ci étant déterminée par le transport (distance et mode), la voiture et surtout l’avion présentant le plus d’externalités négatives. Ainsi, les 1 % les plus riches ont à leur compte un bilan carbone plus élevé que la moitié la plus pauvre de la planète.
Contrairement à Barcelone, Lisbonne ou Marseille, Bruxelles n’est pas une destination concernée par le surtourisme. Néanmoins, les signaux sont au vert pour une croissance de l’afflux touristique dans la capitale : en 2024, 9,5 millions de nuitées ont été réservées à Bruxelles [5], un record.
Cette croissance se marque davantage sur le tourisme de loisirs (alors qu’il y a trente ans, le tourisme d’affaires représentait presque deux tiers des nuitées) et suscite à la fois l’enthousiasme des professionnels du secteur mais aussi une certaine inquiétude : il faut dire que le touriste d’affaires dépense en moyenne 400 euros par jour contre 225 pour le touriste de loisirs. Le mauvais état du Palais des Expositions, délaissé au profit du projet Néo sur le plateau du Heysel, expliquerait la baisse de grands congrès internationaux tenus à Bruxelles. Alors que la Ville de Bruxelles s’entête dans la chimère Néo, Brussels Expo présentait en mars dernier son master plan pour la création d’un nouveau centre de convention à 300 millions d’euros…
C’est dans ce contexte général que le numéro que vous tenez entre les mains vise à explorer quelques-unes des conséquences déjà tangibles des politiques touristiques, en particulier sur la question du logement et des espaces publics, mais aussi à comprendre les particularités du tourisme actuel, caractérisé par une tendance à la financiarisation. Cette dernière se marque par la présence de grands groupes financiers à la recherche de rentes de monopole, captant en chaîne une bonne partie de la valeur créée (de la compagnie aérienne au logement touristique, en passant par la grande enseigne de fast-food ou de café) et mettant à mal la théorie du ruissellement selon laquelle les gains économiques du tourisme profiteraient à tous et toutes.
La nuance est aussi de mise en ce qui concerne l’emploi créé, marqué par un travail saisonnier extrêmement vulnérable aux crises (pandémie, attentats…), une précarisation significative et une mobilité importante des travailleur·euses ne trouvant que peu de perspectives à long terme [6]. Et ce sans mentionner l’arrivée de l’intelligence artificielle : dans un rapport publié en mai dernier, Actiris concluait que la suppression des emplois faiblement complémentaires à l’IA n’était pas à exclure, en particulier dans l’Horeca et chez les réceptionnistes hôteliers, pouvant être remplacé·es par des systèmes automatisés.
Le renforcement de l’attractivité de Bruxelles se fait aujourd’hui via l’organisation de grands évènements (avec pour corollaire l’épineuse question des nuisances sonores) ou la création de grandes infrastructures comme le futur Musée Kanal [7]. Mais pour éviter la saturation dans l’hypercentre bruxellois, la stratégie est à la dispersion des flux touristiques sur l’ensemble du territoire. Notamment parmi les quartiers populaires déjà mis sous pression par la promotion immobilière privée, où l’arrivée de flux touristiques pourrait contribuer à tirer les prix vers le haut, en particulier en ce qui concerne le logement.
Outre la commune de Molenbeek, en lice pour être capitale de la culture en 2030 avec l’objectif louable de mettre à l’honneur sa diversité et sa richesse culturelle face aux préjugés et à la stigmatisation, le quartier Nord de Bruxelles entreprend une mue visant à attirer de nouveaux·elles habitant·es, mais aussi des touristes. Qualifiée de « nouveau Berlin » par l’hebdomadaire conservateur anglais The Sunday Times, Bruxelles peut capitaliser sur l’image trendy d’un lieu de fête et d’effervescence artistique, où la vie coûte bien moins cher qu’à Paris ou à Londres.
C’est en tout cas le pari du nouvel hôtel « The Standard » et de son rooftop, ouvert dans le bâtiment Zin, reconversion des anciennes tours WTC, qui fait face au parc Maximilien. Plus qu’un hôtel, l’établissement vend une ambiance, axée sur l’événementiel.
Lors de l’enquête publique sur le bâtiment, la création d’un nouvel espace vert dans le quartier avait été écartée en raison du sentiment d’insécurité qu’il pourrait faire naître chez les futur·es occupant·es, le quartier étant identifié comme menaçant (bandes de jeunes, migrant·es…), et remplacé par une serre privative. Aujourd’hui, la directrice marketing de l’hôtel l’assure : le quartier ne fait plus peur. D’ailleurs, la dernière fête organisée dans la serre était ouverte à tou·tes : « C’est ça, la clé d’une bonne gentrification : ne pas s’aliéner, ne pas perdre le charme de sa ville. » Et puis, insiste-t-elle, « ça crée aussi de l’emploi... [8] ».
Toutes les villes concernées aujourd’hui par le surtourisme l’assurent : il vaut mieux réguler en amont que de payer les pots cassés en aval. Gageons qu’une politique touristique réussie ne vise pas seulement à assurer un droit au logement à la population locale, à contenir les nuisances provoquées par les foules ou à garantir l’équilibre entre les différentes fonctions urbaines, mais aussi à inventer d’autres manières de visiter que la consommation immédiate. Un autre rapport aux lieux, un autre rapport au monde…
À l’époque de l’airbnb-isation des villes – symbolisée par les valises à roulettes – et d’une ère résolument numérique, je me suis dit que les codes de ce tourisme-là avaient bien changé.
Qui se rappelle de ces appareils photo tenus par le père de famille ? « Un peu plus à gauche ! Non, un peu plus à droite ! » : un coup de génie marketing de Kodak pour leur laisser le sentiment de contrôler leur environnement. Il ne faudrait pas que monsieur s’ennuie hors du bureau. Et qui se rappelle de cette longue attente au retour du labo, où l’on découvrait les diapos et photos colorées sorties de leur boîte ? Autant de souvenirs qu’il fallait ensuite placer habilement dans le carrousel ou dans l’album de famille – le rôle de la mère cette fois : la mémoire familiale est affaire de femmes. Enfin, qui se souvient des réunions de famille, d’amis et d’ennui provoqué par l’interminable projection commentée des photos de vacances ?
Les ciels bleus et les monuments historiques, bien que numériques, sont toujours présents. Mais ils sont partagés dans l’immédiat et l’immense solitude d’un temps non vécu. Je vois ces hommes et ces femmes, errant sous la chaleur tels des statues de cire comme dans un roman de Marguerite Duras ou des Sims en pilote automatique : interchangeables, dans un décor urbain lui aussi interchangeable. Ielles ne sont pas là. Quant aux couleurs, elles sont bien là, mais cernées de gris : elles deviennent monochromes. Sur la Grand-Place, je regarde stupéfait une jeune femme appeler l’intégralité de son répertoire en FaceTime. Il ne s’agit plus d’une usine à souvenirs, mais d’une entreprise de validation sociale immédiate – sinon à quoi bon être là. La nostalgie colorée de la pellicule Kodachrome n’existe plus. Les touristes ont perdus toute bonhomie, s’iels en ont jamais eu. Je souhaite donc les montrer aujourd’hui tels que je les ai vus : apathiques, perdu·es et seul·es, comme des enfants trop gâtés dans un désert de pavé et de bitume.
Lionel Jusseret
IEB
[1] Voir A. VIDAL, Dévorer le monde : voyage, capitalisme et domination, éd. Payot, 2025.
[2] S. Brunfaut, « Aude Vidal : ’On a un rapport jetable au monde. On accumule les destinations comme des trophées’ », L’Écho, 26 juillet 2025.
[3] « Élections communales : l’attractivité du centre de Bruxelles, la grande absente de la campagne électorale », Le Soir, 9 octobre 2024.
[4] PRB – Session 2024-2025, Commission Développement territorial 07/10/2024
[5] Cela comprend les nuitées dans des hôtels, des auberges et des appartements privés proposés sur des plateformes comme Airbnb.
[6] A. Wei, « Le tourisme et son double, Bruxelles (1970-2000) », ULB, 2005.
[7] À ce sujet, lire M. rosenfeld, « 1996 : De Citroën à Kanal ».
[8] A. Marsac, « The Standard, nouvel hôtel de luxe à deux pas de Bruxelles-Nord : “Le quartier ne fait plus peur, la situation évolue” », La Libre, 28 juillet 2025.