Inter-Environnement Bruxelles
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Tour et Taxis : les pouvoirs publics font cadeau d’1 milliard d’euros à Nextensa

1.027.890.205 euros. C’est le montant du profit généré par les autorités publiques en faveur du promoteur immobilier Nextensa. Pourtant le retour pour la collectivité est bien maigre : pas de logement abordable, peu d’équipements publics et aucune attention portée aux besoins réels de la population des quartiers. Ce profit est le résultat de choix politiques : vente de terrains publics à un prix trop bas, changement d’affectation du sol sans captation de la plus-value créée, cadre urbanistique taillé sur mesure pour le promoteur… Mardi 15 avril, la commission de concertation rendra son avis concernant la demande de permis pour Lake Side, la dernière et la plus importante phase d’urbanisation du site de Tour et Taxis. Nous demandons que le permis soit refusé tant qu’aucune garantie de compensation au profit de la collectivité ne soit assurée.

Tour & Taxis © IEB - 2025

Comment un tel cadeau public a-t-il pu se produire ?

Le calcul du montant des bénéfices privés générés par des décisions publiques a été réalisé par IEB, BRAL et l’urbaniste Jan Denoo. Ce chiffre d’un milliard d’euros repose sur deux éléments :

Premièrement : l’augmentation de la valeur marchande des terrains due aux décisions des pouvoirs publics. En 2001, les opérateurs publics que sont la SNCB et le Port de Bruxelles ont vendu les terrains de Tour & Taxis pour 44 millions d’euros. Un montant calculé sur la fonction industrielle des terrains. La même année, la Région de Bruxelles-Capitale modifiait le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS), pour y permettre la réalisation de logement, de bureaux et de commerces, augmentant de manière exponentielle la valeur des terrains sans qu’aucun mécanisme de captation de la plus-value ainsi créé ne soit mis en place. En 2017, la Ville de Bruxelles adoptait un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) épousant les désirs du promoteur, lui permettant d’augmenter la densité et les gabarits autorisés tout en supprimant toute obligation de seuils de logements sociaux ou d’équipements publics. D’autres décisions ont aussi fait grimper la valeur des terrains et ne sont même pas comptabilisées dans notre calcul : les investissements publics comme le pont Suzan Daniel ou le réaménagement des quais du canal.

Nous estimons ce montant à 335.717.475 euros.

Deuxièmement : le « sur-profit » du promoteur réalisé grâce aux largesses permises par le PPAS. En d’autres termes, ce sont tous les profits réalisés par le promoteur qui dépasse la marge standard de 15 %, qui constitue la référence dans le secteur immobilier. Ces surprofits devraient être réinvestis partiellement dans la création d’équipements publics et de logements sociaux.

Nous estimons ce montant à 715.434.950 euros.

Un bien maigre retour pour la collectivité

Face aux gains du promoteur, un compromis avait été acté en 2008 sous la forme d’un Schéma Directeur devant guider les principes de l’urbanisation du site. À l’issue d’un processus participatif avec les quartiers concernés, un minimum de 20 % de logements sociaux ainsi que 20 % d’équipements devaient voir le jour. Ces objectifs furent purement et simplement supprimés par la Ville lors de la réalisation de son PPAS, sans aucune explication valable et à rebours des conclusions des études réalisées par des bureaux d’étude indépendants.

Dès lors, la seule contrepartie publique restante constitue les charges d’urbanismes imposées au promoteur pour un total de 23 millions d’euros, et que nous avons soustrait de notre calcul. Cette maigre compensation a servi à financer des voiries aux abords du site (ce qui devrait incomber au promoteur) mais aussi à financer des logements conventionnés. Ces logements, revendus par le promoteur lui-même, à un prix en dessous du marché grâce à cette subsidiation publique ne s’accompagnent d’aucune obligation d’occupation effective par les acquéreurs ni d’interdiction de revente pour une durée déterminée. En d’autres termes, bien que co-financés par les pouvoirs publics, ils seront très vite revendus sur le marché privé et spéculatif. Cela n’empêche pas Nextensa d’avoir le culot de demander que les charges d’urbanismes de « Lake Side » soient utilisées pour combler son « manque à gagner » sur la réalisation des 11 % de logements conventionnés que lui impose le PPAS comme seule compensation publique !

Enfin, pour améliorer l’acceptation de son projet, Nextensa annonce la réalisation de 61 logements sociaux dans Lake Side, soit à peine 4 % des logements développés sur l’ensemble du site. Il n’existe toutefois aucun accord avec une société de logement social, ce qui laisse présager que ces logements – comme dans Park Lane, leur projet précédent – seront vraisemblablement revendus sur le marché privé.

Un manque à gagner ?

Pourtant, Nextensa, et les personnes qui la possèdent ont très largement les moyens d’assumer que leur projet pharaonique leur rapporte moins que prévu…

Nextensa appartient à 63 % au groupe belge Ackerman et Van Haren (A&VH), qui lui-même appartient pour 1/3 à la famille Bertrand, multimilliardaires héritiers.

Ce groupe financier coté en bourse - un des plus grands de Belgique, très performant, puisque la valeur de ses actions ne cesse de monter, paie à ses actionnaires des dividendes réguliers se chiffrant à plusieurs dizaines de millions : en 2025, ce sont 126 millions d’euros qui sont distribués aux actionnaires au titre du bénéfice de l’année 2024. Les profits annuels se chiffraient à 466 millions en 2024.

Autant de raisons pour légitimer une prise en compte prioritaire des intérêts de la population bruxelloise, quitte à ce que cela « coûte » quelques sous au groupe A&VH.

Une ville pour qui ? Habitant.es ou actionnaires ?

Tour & Taxis est le symbole de politiques publiques défaillantes qui gaspille un foncier de plus en plus rare sans exiger de contreparties à la hauteur. Des villes comme Munich utilisent le principe de la Sozialgerechte Bodennutzung : l’administration y est formée pour calculer le retour public proportionnel à la valeur créée par les changements d’affectations. Bruxelles et la Belgique accusent ici un sérieux retard, comme le montre une vaste étude internationale sur la captation de la plus-value publique¹.

Aujourd’hui, ce sont précisément les partis qui ont mis le logement abordable au cœur de leurs promesses électorales qui détiennent les leviers à la Ville et à la Région. Ils ont donc le devoir de recadrer les choses et d’imposer des garanties : rien n’empêche la Ville de Bruxelles d’abroger son PPAS. Si l’exemple n’est pas donné sur un site de l’ampleur de Tour et Taxis, quand le sera-t-il ?

Nous demandons donc non seulement que le permis Lake Side soit revu, mais aussi que la Ville de Bruxelles et la Région mettent en place une vraie politique structurelle de captation de la plus-value dans les futurs projets urbains. Car les ressources sont rares, et le droit à la ville ne peut devenir un bien privatisé.


ANNEXES

Comment le chiffre du milliard a-t-il été calculé ?

Le calcul repose sur des données publiques et des hypothèses réalistes concernant les coûts de construction, les prix de vente et les marges bénéficiaires habituelles des promoteurs. Il a été établi par projet et par fonction (logement, bureau, commerce, équipement collectif), avec un prix au m² ajusté selon le type.

Coûts de construction par fonction :

  • 2.200 €/m² pour le résidentiel
  • 2.600 €/m² pour les bureaux
  • 2.800 €/m² pour les commerces
  • 2.400 €/m² pour les équipements publics

Ces chiffres proviennent d’estimations moyennes issues d’études en architecture et immobilier, confirmées dans le secteur bruxellois. La valeur résiduelle du sol a été calculée selon une méthode réaliste : valeur de vente – coût de construction – marge standard de 15 %. Cette valeur a été comparée au prix d’achat initial de 44 millions d’euros.

Charges d’urbanisme : seuls 23 millions d’euros ont effectivement été collectés auprès du promoteur via les charges urbanistiques.

Le calcul complet et ses explications sont disponibles de manière transparente via les organisations concernées. Les journalistes et décideurs politiques peuvent les consulter. Nous invitons Nextensa et la Ville de Bruxelles à publier leurs propres chiffres s’ils proposent une autre lecture.

Historique de Tour & Taxis

  • Début du 20e siècle : Construction de la gare de marchandises Tour & Taxis, sur la rive gauche du canal de Bruxelles. Le site servait de plateforme logistique multimodale (rail, route, eau).
  • 1970–1990 : Déclin économique progressif, abandon du site.
  • 2001 : Vente par la SNCB et le Port de Bruxelles à des privés (dont Leasinvest, Robelco) pour 44 millions d’euros.
  • 2001 : Modification du PRAS, rendant le site apte à un usage urbain mixte.
  • 2008 : Élaboration d’un schéma directeur participatif recommandant notamment 20 % de logements sociaux.
  • 2015 : Le promoteur Nextensa (issu de T&T Project et Leasinvest) devient propriétaire unique du site.
  • 2017 : Adoption d’un nouveau PPAS par la Ville de Bruxelles. Densité augmentée, obligation de logements sociaux supprimée, proportion de bureaux autorisés doublée.

Principaux sous-projets et dates estimées de réalisation

  • Entrepôt Royal : réaffectation vers 2005, occupation à partir de 2008–2010
  • Maison de la Poste : rénovation achevée vers 2011
  • Bâtiment Herman Teirlinck (Région flamande) : en usage depuis 2017
  • Gare Maritime : rénovation entre 2016 et 2020, maintenant bureaux et commerces
  • Sheds : lieux d’événements et d’expositions dès 2015
  • Bruxelles Environnement : immeuble de bureaux terminé vers 2015–2016
  • Park Lane I : premier projet résidentiel, débuté en 2017, livré vers 2020
  • Park Lane II : livré progressivement dès 2021–2022
  • Lake Side : demande de permis 2023–2024, décision attendue le 15 avril 2025
  • Hôtel des Douanes : reconversion en bureaux, probablement achevée en 2021–2022

Sources

Maliene, V., Halleux, J.-M., Hendricks, A., & Nordahl, B. (2023). Public Value Capture of Increasing Property Values across Europe.