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Tour & Taxis : une urbanisation inquiétante

Mohamed Benzaouia – 3 septembre 2018

Tour & Taxis a une surface de 38 hectares, l’équivalent de 60 terrains de football, situés au milieu de la zone du canal et à moins de deux kilomètres du centre historique. Le développement de cette friche urbaine consiste à construire pas moins de 371 000 m² de nouveaux bâtiments allant jusqu’à 24 m de hauteur le long de la rue Picard et de 100 à 150 m de hauteur aux alentours du bâtiment de Bruxelles Environnement. Ceci aura des répercussions considérables sur les quartiers avoisinants et au-delà, sur le centre-ville. L’urbanisation de ce site suscite beaucoup de réactions. Regardons de plus près ce qu’il s’y passe !

L’urbanisation de ce site telle qu’envisagée aujourd’hui résulte d’un projet introduit dans l’urgence afin de résoudre un imbroglio juridico-financier. Le promoteur « trois partenaires dont Extensa » avait justifié alors les 400 000 m² de son projet par la conjonction, d’une part, des différents ratios imposés par le cadre légal (PRAS,…) et, d’autre part, en regard de certaines clauses introduites dans le contrat de vente par le demandeur lui-même (soit, en l’occurrence, des surfaces minimales de 100 000 m² pour le bureau et 80 000 m² pour le commerce). Ces données contractuelles relèvent cependant du droit privé et ne peuvent entrer en ligne de compte pour des décisions de type urbanistique qui dépendent du droit de l’urbanisme.
En 2015 Extensa devient propriétaire exclusif du site en rachetant les parts de de ses partenaires.

Les projets dont il est question aujourd’hui – la modification de « la zone C » et le projet de modification de la « gare Maritime » – ont fait l’objet d’une première demande de permis en 2008 qui a donné lieu au permis n82P/07 délivré par la Ville le 17 décembre 2009. Ce permis a fait l’objet d’une multitude de modifications et nous nous trouvons aujourd’hui, et probablement encore demain, devant une « cascade » de demandes de permis modificatifs. Ceux-ci empêchent de développer toute vision globale qui permettrait d’analyser convenablement cette urbanisation massive et ses différentes conséquences sur les quartiers avoisinants voire même au-delà.

Le saucissonnage des projets et les multiples modifications sont un obstacle à la compréhension des enjeux réels et à une implication active des habitants et associations.

Les projets de constructions et de rénovations actuels...

Après la rénovation de l’Entrepôt Royal et des Sheds, la construction du nouveau siège de Bruxelles Environnement (IBGE), la construction d’un bâtiment pour l’administration de la Communauté flamande (Méandre) ainsi qu’une première salve de construction de logements, d’autres projets sont en cours au niveau administratif, dont arrive bientôt la demande de permis.

Dans la dernière demande de permis d’urbanisme et d’environnement, Extensa propose de construire huit blocs de logements sur le terrain entre la gare maritime (GM) et la rue de l’Escaut, avec un rez-de-chaussée et 7 à 12 étages, ce qui donnera des hauteurs allant jusqu’à 44,90 m, alors que la hauteur initialement autorisée par le Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) est de 24 m ( = hauteur de la GM). Certaines dérogations ponctuelles avaient été octroyées. Cette densité est beaucoup trop grande et dommageable pour le site et pour les quartiers avoisinants. De plus, aucun logement social n’est prévu. Tous les logements sont moyens ou de luxe et une minorité de logements comportent trois chambres ou plus.

Deux de ces blocs seraient prévus comme maison de repos commerciale et résidences-services exploités par Anima Care, qui est une entreprise liée à Extensa. En plus de ce cumul d’enrichissements pour Extensa, ces infrastructures ne correspondent pas aux besoins du quartier qui a une population jeune. Il est donc plus utile de prévoir plutôt des écoles primaire et secondaire ainsi que des crèches.

Dans la GM, douze pavillons seront construits pour accueillir des commerces, des entreprises productives et des bureaux. Extensa rêve d’y installer, entre autres, une haute école d’hôtellerie. Plusieurs associations et habitants demandent que l’affectation de la GM tienne aussi compte des besoins des jeunes manuels du quartier en prévoyant des formations professionnelles qualifiantes, des stages, du travail, des animations artistiques dans le secteur de l’économie sociale et, éventuellement, de l’hôtellerie.

Un site enclavé ou un site ouvert à son environnement ?

Afin de renforcer les liens vers le quartier existant et l’intégration du projet dans son environnement, il est essentiel que ce site actuellement enclavé soit connecté aux quartiers voisins afin qu’il s’y intègre parfaitement. Il faut pour cela créer des ponts et des connections entre les futurs occupants du site et le quartier existant, mais aussi entre les riverains actuels et le projet. Il faut que le site leur soit facilement accessible. Il est essentiel que le parc reste ouvert en permanence et que l’on évite de créer un sentiment de forteresse.

Il est important aussi que l’offre de commerces soit adaptée à la demande des riverains du projet pour les inciter à pénétrer sur le site. Or les activités commerciales, projetées dans la Gare Maritime par exemple, visent une clientèle autre que les habitants des quartiers avoisinants. En effet, il s’agit bien de projets qui ne répondent à aucune carence des quartiers adjacents. Il s’agit d’une zone caractérisée par un manque d’opportunités. Les revenus y sont 20% plus bas qu’ailleurs dans la Région bruxelloise. Plus d’un tiers de la population active est sans emploi. Pour les jeunes ce chiffre s’élève à 48%. Sans oublier que 20% des jeunes grandissent dans une famille sans revenus du travail. Il va sans dire que le besoin de formation et d’emploi adaptés aux besoins des habitants du quartier est primordial.

Les charges d’urbanisme, une question en suspens

Le gouvernement bruxellois dit vouloir mettre à contribution la promotion immobilière privée afin de développer le parc de logements « abordables ». C’est notamment dans cette optique qu’a été adopté l’arrêté « charges d’urbanisme » en 2013. Cette redevance vise à compenser les coûts en infrastructure qu’un nouveau lotissement peut engendrer pour la collectivité. Les montants perçus peuvent tout autant financer des équipements publics (crèche, école, espace vert, etc.) que des logements sociaux.
Si le principe semble simple, les précédentes demandes de permis ont montré des lacunes dans la gestion et le calcul de ces charges. Une simple comparaison entre différents projets réalisés dans la Région bruxelloise ces dernières années illustre cette réalité. Le projet « Nautilus » à Anderlecht a construit 36 logements conventionnés pour 1 800 871 euros de charges alors que le projet Méandre à Tour et Taxis en a produit 31 pour 4 644 075 euros. L’ARAU en avait fait état en octobre 2017 [1]. Cette analyse ayant eu un impact au niveau bruxellois, Rudy Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise, avait justifié cette différence, d’une part, par les montants encore dus (+/- 3 000 000 €) et, d’autre part, en raison de dispositifs techniques. En effet, le promoteur de Nautilus avait anticipé les charges d’urbanisme en réalisant des logements conventionnés tandis que les charges d’urbanisme ont été imposées au projet Méandre [2].

Il subsiste néanmoins un sentiment de manque de transparence qui est renforcé, en outre, par l’absence de registre des charges d’urbanisme. Ce dernier aurait dû être opérationnel depuis 2004, conformément aux prescriptions du Code bruxellois d’aménagement du territoire (COBAT).

En son absence, les pouvoirs publics doivent communiquer systématiquement sur les montants de la redevance ainsi que les affectations des différents montants perçus. Étant donné le contexte social du quartier maritime de Tour et Taxis, les charges d’urbanisme devraient être essentiellement affectées à la création de logements sociaux. En effet, ils sont trop peu nombreux dans le quartier. On ne compte que 3,96 logements sociaux pour 100 ménages [3].

En termes de mobilité, on se dirige vers une congestion garantie

À l’heure actuelle, aucune desserte en transports en commun digne de ce nom ne permet le développement du site tel qu’envisagé par le promoteur. Il faut rappeler que l’étude d’incidence liée au PPAS mentionne qu’au bout de 50% d’urbanisation du site de T&T, une ligne de tram à haute performance est nécessaire. Certes, un développement des transports en commun par la réalisation d’une ou plusieurs lignes de tram a été évoqué dans le passé, mais tous les projets ont depuis été repoussés aux calendes grecques, alors que le Pont Picard dont on attend toujours la construction n’intégrerait pas de voies de tram. La nécessité d’un tracé de tram pour desservir le site s’explique par le besoin d’ absorber les 15 000 déplacements individuels quotidiens prévus.

Comment autoriser le développement d’un tel quartier sans avoir la garantie (séparation des compétences oblige) d’une solution viable pour la mobilité ?

Concernant le parking, au vu des perpétuels changements de nombres de places dans les permis et les permis modificatifs, il est impossible d’avoir une vue d’ensemble sur le nombre réel de places prévues. En même temps, dans les quartiers environnants la voirie est déjà largement saturée.

Conclusion

Nous sommes partis d’un processus participatif incluant les habitants, associations (BRAL/IEB) et l’administration régionale qui a abouti en décembre 2008 à un schéma directeur équilibré avec notamment 20% de logements sociaux et 30% de logements conventionnés. Après des années de négociations discrètes, « secret d’alcôve », un PPAS a vu le jour en 2017. Celui-ci ne prévoit plus de logements sociaux et a réduit le pourcentage de logements conventionnés à 11%.

Après ce grand recul et au vu de la façon peu transparente dont les décisions ont été prises les dernières années, ainsi que l’attitude peu critique des autorités devant délivrer les avis et permis (Ville de Bruxelles, commune de Molenbeek et Région), on peut regretter que cette urbanisation se fasse uniquement en fonction des intérêts financiers hautement spéculatifs du promoteur « Extensa ».

Comment se fait-il que les pouvoirs publics communaux et régionaux suivent cette logique et laissent faire le marché sans aucune régulation ?

Les pouvoirs publics apparaissent comme démissionnaires. Il est grand temps qu’ils reprennent la main sur le développement de ce site.

par Mohamed Benzaouia

Ancien travailleur d’IEB


[1ARAU, « Les charges d’urbanisme, deux poids, deux mesures ? » [en ligne], communiqué de presse du 19 octobre 2017, disponible sur : www.arau.org.

[2Réponse donnée à la question de B. Clerfayt, C.R.I., Parl. Rég., Brux.-Cap., 2017-2018, séance du 17 janvier 2018, n°54-COM, p. 82 -89.

[3Monitoring des quartiers, « Part des logements sociaux (nombre de logements sociaux pour 100 ménages) » [en ligne], disponible sur : https://monitoringdesquartiers.brussels.