Malgré une longue tradition en études démographiques pionnières et de grande qualité, la Belgique et Bruxelles ne semblent pas s’être emparées des questions démographiques à un niveau politique pour penser l’aménagement du territoire.
L’histoire de la statistique démographique moderne remonte en Belgique aux travaux d’Adolphe Quételet (1796-1874) qui, le premier, a tenté de dresser un portrait de la population. Il est à l’origine du premier recensement (1846) qui intégrait des données tant démographiques que d’ordre social et économique. à cette époque en effet, la statistique démographique se préoccupait beaucoup de mettre en rapport les phénomènes de natalité et de mortalité excessives, observées en certains endroits du territoire, avec des conditions de vie et des facteurs sociaux. L’étude de l’Inspecteur général des Prisons, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), consacrée à la mortalité à Bruxelles pour la période 1840-1842, est emblématique de cette préoccupation. L’enquête réalisée par cet homme engagé dans l’action sociale visait plus à mettre en évidence les effets des conditions de vie sur la démographie qu’à prévoir l’évolution de la population à court, moyen ou long terme. La « Carte de la mortalité comparée à l’indigence dans la Ville de Bruxelles », qui résulte de ses observations, oppose déjà clairement les quartiers pauvres où l’on meurt plus et plus jeune aux quartiers aisés où l’on meurt moins et plus vieux. à cette époque, démographie et espace urbain sont donc mis en résonance.
Le prétexte hygiéniste
Paradoxalement, cette corrélation établie entre quartiers pauvres, morbidité (maladie) et mortalité des habitants ne déboucha pas sur des mesures radicales en faveur du logement ouvrier par exemple mais suscita, ou plutôt accompagna, l’émergence d’un discours virulent des autorités et de la bourgeoisie au pouvoir à l’encontre des « impasses », des « ruelles insalubres » des « taudis infects »,… juste bons à être éradiqués. Les grandes opérations urbanistiques menées à Bruxelles entre 1850 et 1950 (destruction-reconstruction du quartier Notre-Dame-aux-Neiges, voûtement de la Senne, Jonction Nord-Midi,…) s’appuyèrent presque systématiquement sur ce discours. Pour autant, on n’investit jamais dans la construction massive de logements en remplacement des destructions opérées.
Plus globalement, on ne peut pas dire qu’il y ait eu à Bruxelles de véritables mesures qui aient suivi les réflexions occasionnelles sur les projections démographiques et sur leurs liens avec le développement territorial. Tout au plus le « spectre » d’une croissance ou d’une décroissance démographique permit-il ici ou là d’ajouter (ou d’agiter) un argument, au moment de la réalisation d’un grand projet par exemple.
Démographie et fiscalité
Seule exception à ce tableau : le problème de la dépopulation du centre urbain qui a des répercussions sur les rentrées fiscales des communes. à Bruxelles, l’inexorable baisse démographique qui affecte le centre-ville (Pentagone) est amorcée dès les années 1890, et se prolonge sur près d’un siècle. La réponse prioritairement donnée par les autorités communales à ce phénomène a été de créer du logement destiné aux classes sociales supérieures (espérant ainsi attirer des habitants fiscalement intéressants) et/ou d’incorporer de nouveaux territoires. C’est ainsi que furent successivement créés et incorporés de nouveaux quartiers bourgeois du type Quartier Léopold, avenue Louise, Quartier des Squares, au cours du 19e siècle ; puis quartier Roosevelt en 1910 ; et enfin les anciennes communes de Laeken, Neder- Over-Heembeek et Haren en 1921. Cette politique enraya à peine l’hémorragie. Les grands travaux d’infrastructure et d’équipement tertiaire accentuèrent le processus : entre 1946 et 1999, la population de Bruxelles-Ville diminua de 30% encore, le phénomène se doublant d’un appauvrissement global de la population.
Dans les autres communes de la Région, les situations sont différenciées, tant dans la chronologie des croissances et déprises démographiques que dans la composition sociale de ces phénomènes. Dans tous les cas, la déprise démographique y est cependant moins intense que dans la ville-centre. Celle-ci ne suscite que rarement l’élaboration de stratégies de développement territorial. St-Josse fait figure d’exception puisque dans cette commune, l’emblématique bourgmestre Guy Cudell assuma au cours de ses longues années de mayorat (1953-1999) une politique qui consistait à autoriser la construction de tours de bureaux jugées lucratives pour la commune pour assurer les sources de financement d’une politique de construction de logement social. Le « succès » de cette politique doit aujourd’hui être fortement relativisé.
Pour une politique des petits pas ?
En d’autres mots, il ne semble pas exister à Bruxelles, ni en Belgique, de tradition politique de réflexion sur les relations entre phénomènes démographiques (immigrations, vieillissement, rajeunissement, compositions familiales,…) et aménagement du territoire (en termes de logement, de services,…). Cette absence laisse aujourd’hui les autorités bien démunies devant la reprise démographique amorcée en région bruxelloise, comme dans tant d’autres villes, depuis le début ou le milieu des années 1990.
A l’instar de H. Gérard, démographe à l’UCL, on pourrait donc affirmer qu’en Belgique : « La population-variable tout compte fait difficilement maîtrisable-apparaît dès lors comme un donné dont il faut s’accommoder. Une telle optique toutefois requiert de rester attentif à l’évolution de cette variable et de faire les ’accommodements’ nécessaires au fur et à mesure et sans se limiter au seul court terme. Mais quelqu’élémentaire qu’elle soit, cette façon d’envisager les choses ne semble même pas avoir été adoptée en Belgique jusqu’ici » [1] Ces quelques mots de conclusion résonnent d’autant plus qu’ils ont été écrits en 1976...
[1] H. Gérard, « La politique démographique en Belgique », dans La population de la Belgique (1974 World Population Year), 1976, pp.177-200, ici p. 200.