Chloé Deligne — 30 novembre 2012
Malgré une longue tradition en études démographiques pionnières et de grande qualité, la Belgique et Bruxelles ne semblent pas s’être emparées des questions démographiques à un niveau politique pour penser l’aménagement du territoire.
L’histoire de la statistique démographique moderne remonte en Belgique aux travaux d’Adolphe Quételet (1796-1874) qui, le premier, a tenté de dresser un portrait de la population belge. Il est à l’origine du premier recensement (publié en 1846), qui intégrait des données tant démographiques que d’ordre social et économique. A cette époque en effet, la statistique démographique se préoccupait beaucoup de mettre en rapport les phénomènes de natalité et de mortalité excessives, observées en certains endroits du territoire, avec des conditions de vie et des facteurs sociaux. L’étude pionnière de l’Inspecteur général des Prisons, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), consacrée à la comparaison de la mortalité à Bruxelles par rapport à d’autres grandes villes, pour la période 1840-1842, est emblématique de cette préoccupation. L’enquête réalisée par cet homme engagé dans l’action sociale visait plus à mettre en évidence les effets des conditions de vie sur la démographie qu’à prévoir l’évolution de la population à court, moyen ou long terme. La carte de Bruxelles intitulée « Carte de la mortalité comparée à l’indigence dans la Ville de Bruxelles », qui résulte de ses observations, oppose déjà clairement les quartiers pauvres où l’on meurt plus et plus jeune aux quartiers aisés où l’on meurt moins et plus vieux. Dès cette époque, démographie et espace urbain sont donc mis en résonance.
Le prétexte hygiéniste
Cette corrélation établie entre quartiers pauvres d’une part et morbidité (maladie) et mortalité des habitants d’autre part ne déboucha pourtant pas sur des mesures radicales en faveur du logement ouvrier par exemple mais suscita, ou plutôt autorisa, l’émergence d’un discours virulent des autorités et de la bourgeoisie au pouvoir à l’encontre des “impasses”, des “ruelles insalubres”, des “taudis infects”,… juste bons à être éradiqués pour faire place à la ville « moderne ». Les grandes opérations urbanistiques menées à Bruxelles entre 1850 et 1950 (destruction-reconstruction du quartier Notre-Dame-aux-Neiges, voûtement de la Senne, Jonction Nord-Midi,…) s’appuyèrent presque systématiquement sur ce discours. Pour autant, on n’investit jamais dans la construction massive de logements bon marché en remplacement des destructions opérées. Ce manque d’attention pour la création de logements abordables est d’autant plus paradoxal que, par ailleurs, jusqu’au seuil de la crise des années 1970, le capitalisme industriel mis en place au 19e siècle considère l’abondance de la main d’œuvre comme une des conditions de la prospérité d’une nation. Dans cette perspective, la (promesse d’une) croissance démographique est toujours plutôt bien accueillie tandis que les moindres signes de baisse de la natalité ou de la fécondité sont perçues comme des menaces pour la croissance économique, sans compter que pour les milieux catholiques, elle est aussi le signe d’une décadence morale. L’idée que la reproduction et la vitalité des classes productives seront favorisées si on assure à ces dernières des conditions de vie décentes est à la base des initiatives en matière de logement social... qui restent cependant très limitées par rapport aux besoins. Ce paradoxe peut sans doute être expliqué, partiellement au moins, par le régime ultra libéral de la propriété en Belgique et la faiblesse de la propriété publique. Un régime qui assure au possesseur du sol une très grande liberté d’action et le pousse à spéculer sur les fonctions les plus (immédiatement) rentables, et à rechercher la complicité des pouvoirs publics pour mener à bien ces projets spéculatifs.
Globalement, on ne peut donc pas dire qu’il y ait eu à Bruxelles (et en Belgique de façon plus générale), de véritables mesures qui aient suivi les réflexions occasionnelles sur les projections démographiques et sur leurs liens avec le développement territorial. Tout au plus le « spectre » d’une croissance ou d’une décroissance démographique permit-il ici ou là d’ajouter (ou d’agiter) un argument, au moment de la réalisation d’un grand projet d’infrastructure ou de promotion immobilière, par exemple.
Démographie et fiscalité
Seule exception à ce tableau : le problème de la dépopulation du centre urbain qui a des répercussions sur les rentrées fiscales des communes. A Bruxelles, l’inexorable baisse démographique qui affecte le centre-ville (Pentagone) est amorcée dès les années 1890, et se prolonge sur près d’un siècle. La réponse prioritairement donnée par les autorités communales à ce phénomène a été de créer du logement destiné aux classes sociales supérieures (espérant ainsi attirer ainsi des habitants fiscalement intéressants) et/ou d’incorporer de nouveaux territoires. C’est ainsi que furent successivement créés et incorporés de nouveaux quartiers bourgeois comme le Quartier Léopold, l’avenue Louise, le Quartier des Squares, le quartier du Cinquantenaire, au cours du 19e siècle ; puis le quartier de l’avenue Roosevelt à l’occasion de l’Exposition universelle de 1910 ; et enfin les anciennes communes de Laeken, Neder-Over-Heembeek et Haren en 1921. Cette politique enraya à peine l’hémorragie. Les grands travaux d’infrastructure et d’équipement tertiaire accentuèrent le processus : entre 1946 et 1999, la population de Bruxelles-Ville diminua de 30% encore, le phénomène se doublant d’un appauvrissement global de la population.
Dans les autres communes de la Région, les situations sont différenciées, tant dans la chronologie des croissances et déprises démographiques que dans la composition sociale de ces phénomènes. Dans tous les cas (exception faite de Saint-Josse), la déprise démographique y est cependant moins intense que dans la ville-centre. Elle ne suscite donc que rarement l’élaboration de véritables stratégies de développement territorial. L’une d’entre elles, menée à Saint-Josse sous la houlette de l’emblématique bourgmestre Guy Cudell au cours de ses longues années de mayorat (1953-1999) consista à autoriser la construction de tours de bureaux jugées lucratives pour la commune pour assurer les sources de financement d’une politique de construction de logement social. Le “succès” de cette politique urbanistique doit aujourd’hui être fortement relativisé.
Pour une politique des petits pas ?
En d’autres mots, il ne semble pas exister à Bruxelles, ni en Belgique, de tradition politique de réflexion sur les relations entre phénomènes démographiques (immigration, émigration, vieillissement, rajeunissement, compositions familiales, structures par âges…) et aménagement du territoire (en termes de logement, de services,…), alors que ces phénomènes et réalités sont par ailleurs bien identifiés et analysés par les milieux scientifiques et certaines administrations. Cette absence laisse aujourd’hui les autorités régionales bien démunies devant la reprise démographique amorcée à Bruxelles, comme dans tant d’autres villes, depuis le début ou le milieu des années 1990 —parfois un peu avant (1982 pour Saint-Josse par exemple) ou un peu après (2000 pour Bruxelles-Ville par exemple). L’insistance des autorités, reprise par les médias, sur le fait qu’il s’agit d’un « boom » récent plutôt que d’une « croissance » entamée il y a près de 20 ans, apparaît fort comme l’aveu de cette carence.
A l’instar de H. Gérard, démographe à l’UCL, on pourrait donc affirmer qu’en Belgique :
« La population — variable tout compte fait difficilement maîtrisable — apparaît dès lors comme un donné dont il faut s’accommoder. Une telle optique toutefois requiert de rester attentif à l’évolution de cette variable et de faire les “accomodements” nécessaires au fur et à mesure et sans se limiter au seul court terme. Mais quelqu’élémentaire qu’elle soit, cette façon d’envisager les choses ne semble même pas avoir été adoptée en Belgique jusqu’ici »[ H. Gérard, « La politique démographique en Belgique », dans La population de la Belgique (1974 World Population Year), (Comité international de coopération dans les recherches nationales en Démographie, Séries), 1976, pp.177-200, ici p.200.]].
Ces quelques mots de conclusion résonnent d’autant plus qu’ils ont été écrits en 1976…
Bibliographie