Le réaménagement du square de Trooz, de la rue des Palais et de quelques avenues alentours soumis à l’enquête publique par Bruxelles-Mobilité en octobre dernier est l’occasion de revenir brièvement sur l’histoire de ce quartier. Ce récit permet de mettre en lumière les choix urbanistiques et de mobilité opérés aujourd’hui par les aménageurs.
Au commencement était le canal
L’Allée Verte et le square de Trooz sont aujourd’hui des espaces paradoxaux sinon antinomiques. L’Allée est plus grise et large que le canal qu’elle longe. Le square ne compte pour pelouse que les mauvaises herbes entre les pavés et pour manège que celui incessant des voitures.
Ces dénominations légèrement désuètes sont le reflet de l’histoire ancienne de leur tracé. La chaussée d’Anvers (autrefois chaussée de Laeken ou de Malines) qui débouche sur le square reliait au Moyen Âge le village de Laeken aux portes de la ville. Son tracé est interrompu par la percée du canal de Willebroek dans la seconde moitié du XVIe siècle. Le pont de Laeken est alors jeté par dessus ses eaux. Le long du canal, depuis ce nouveau pont jusqu’aux fossés de la seconde enceinte bruxelloise, est tracé une drève que l’on nomme rapidement « Groenen Dijk » ou digue verte. Elle est élargie et plantée d’arbre au cours des siècles suivant. Le pèlerinage populaire vers la chapelle Sainte-Anne de Laeken l’emprunte alors annuellement. Par la suite elle devient un lieu de loisir où se tiennent occasionnellement des courses de chevaux. Au début du XIXe siècle, la bourgeoisie bruxelloise en fait le lieu par excellence des ses promenades, une activité en plein développement alors [1]. La circulation y est alors hiérarchisé en fonction du rang social [2]. La première gare bruxelloise s’installe la long de l’Allée et la foule vient y admirer les premiers trains du continent européen. Bientôt cependant, la bourgeoisie délaisse l’allée au profit de la moderne avenue Louise du haut de la ville. Avec la destruction de l’enceinte bruxelloise et l’arrivée de la gare s’amorce la transformation industrielle du quartier, aidée par la proximité du canal. Les prairies inondables des bords de la Senne se couvrent de rues, d’usines, de commerces et d’habitations bourgeoises comme ouvrières, les rives du canal de quais de déchargement et d’entrepôts.
Les souverains vinrent et puis le square
La famille royale bénéficie dès le début du XIXe siècle de l’attention des aménageurs bruxellois qui prévoient le tracé d’une artère prestigieuse reliant le palais du centre-ville à leur résidence laekenoise. Ils choisissent un tracé passant par le pont de Laeken où aboutissent déjà l’Allée Verte et la chaussée d’Anvers. La rue des Palais qui relie la place de la Reine et l’église Sainte-Marie au pont de Laeken en devient un maillon essentiel [3]. Elle est doublée par la suite de l’avenue de la Reine qui vient fermer le triangle formé par la rue du Palais et ajouter au carrefour du pont de Laeken une branche supplémentaire qui renforce encore son rôle de mobilité essentiel dans cette partie nord de la ville. La transformation par la suite du chemin de halage en boulevard du quai des usines constitue la dernière pièce du puzzle routier. À la fin du XIXe siècle, un second pont vient d’ailleurs suppléer le premier, en aval. La nouvelle articulation de l’espace forme ainsi une grande place quadrangulaire coupée en son milieu par le canal, auquel s’adjoint quelques pelouses. Le square ainsi formé prend au début du XXe siècle le nom du député et ministre catholique Jules de Trooz (1857-1907) dont le principal fait d’arme fut, en qualité de ministre de l’Intérieur, la répression dans le sang des manifestations pour le suffrage universel organisées en avril 1902 [4].
Atomisé par le plan Manhattan
Dans la première moitié du XXe siècle, une grande partie du quartier Nord est acquise par la commune de Bruxelles. Les autorités communales envisagent alors d’assainir le quartier populaire qui accueille une population précarisée : des impasses sont fermées, des ruelles supprimées. Après la Seconde Guerre mondiale, la Senne qui coulait encore dans ce quartier à ciel ouvert est voûtée et les avenues sont réaménagées en faveur de la fluidité automobile. L’Allée Verte, voie d’accès principale depuis le Pentagone vers le Heysel et les expositions universelles de 1935 et 1958, est adaptée en conséquence [5]. Les deux ponts de Laeken et du square de Trooz sont remplacés par un seul, bien plus large, enjambant de biais le canal dans l’alignement de l’avenue de la Reine et engloutissant l’espace central du square qui n’en est désormais plus un.
Le quartier en déclin industriel et commercial sera, on le sait, une victime emblématique des ambitions démesurées de promoteurs et de politiciens mégalomanes [6] qui créeront un traumatisme durable dans la ville et dans la conscience de ses habitants [7]. Si le quartier Masui échappe en partie à l’annihilation subie par les îlots plus au sud, le plan autoroutier de 1964 et le plan Manhattan, n’ont pas moins de fortes conséquences en terme d’aménagement et de mobilité. L’échangeur autoroutier prévu au milieu du quartier est abandonné et la percée du boulevard Jacqmain prolongé (ou Albert II) est limité grâce notamment à la mobilisation des habitants et des associations. C’est le cas aussi du rejet en 1977 d’un viaduc prévu entre le boulevard Bolivar et le boulevard Belgica par dessus le canal et la rue Picard. Les infrastructures routières, de bureaux et de parkings créées sur place fonctionnent cependant déjà comme un aimant à voiture et augmentent considérablement la pression automobile sur les alentours : le quartier Nord reste aujourd’hui un pôle d’attraction très important (il reste le troisième en terme de superficie de bureau dans la Région, derrière le Quartier européen et le Pentagone) [8].
Stigmates autoroutiers
Le carrefour de Trooz actuel et les avenues avoisinantes sont donc le fruit de cette histoire et de ces choix d’aménagements : celui de la construction d’un canal et de la concentration de toutes les artères vers un pont unique, le pont de Laeken, tout d’abord, du développement d’un faubourg dense d’usine et de logements ensuite, suivi de sa destruction au profit de projet mégalomanes et inachevés, du long abandon et du manque d’investissement dans ces quartiers pauvres et enfin plus globalement d’un long consensus politique et économique en faveur de la voiture. Il en résulte aujourd’hui, en cette partie de la ville comme ailleurs, un nœud autoroutier complexe et une présence dominatrice de la voiture.
La gestion de cet embarrassant héritage autoroutier est complexe, elle se pose dans l’ensemble de l’agglomération bruxelloise [9]. Que faire de ces infrastructures héritées d’un autre âge ? Depuis une vingtaine d’années au moins, le discours politique s’est amendé en faveur d’une mobilité plus humaine. La place réservée à la voiture dans l’espace urbain a été timidement remise en question dans les plans d’aménagement et les règlements régionaux. Les plus récents, le plan IRIS 2 tout comme le PRDD, en cours d’élaboration, se donnent ainsi pour objectifs la diminution de la pression automobile et la transformation des autoroutes urbaines en boulevards. Leur application a souvent été timorée.
Un réaménagement pour rien
Le réaménagement du square Jules de Trooz, mis à l’enquête publique en novembre dernier, n’échappe malheureusement pas à cette règle. Bruxelles Mobilité, maître d’ouvrage, entend par cette réorganisation améliorer l’accessibilité et la circulation des piétons et des cyclistes. Force est de constater cependant que les aménagements ne rencontrent pas ou trop peu ces objectifs.
Le Rapport d’Incidences Environnementales (RIE) réalisé par l’auteur de projet parvient au même constat que nous posions ci-dessus [10] : le morcellement de l’espace public du square et son caractère routier fort trouvent leur origine dans une évolution historique en faveur de la multiplication des bandes de circulation automobile et de l’augmentation de la capacité du carrefour (p. 27). Pour autant, l’étude ne remet pas en cause ces choix historiques. Bien au contraire, on constate surtout une volonté de statu quo et une frilosité manifeste à retirer le moindre mètre carré à la voiture. Le projet prend appui sur une étude de mobilité qui retient un scénario de circulation particulier pour ses « meilleures performances de tous les scénarios testés tant pour les voitures que pour les transports publics » (p. 11). Le choix est donc biaisé. Le principe de fluidité du trafic des voitures et des transports publics prend le pas sur la volonté d’aménagement d’espaces publics de qualité pour tous les usagers.
Le projet prévoit par exemple toujours neuf bandes de circulation sur l’Allée Verte au niveau de son croisement avec l’avenue de la Reine. Le RIE ne justifie à aucun moment le maintien de l’ensemble de ces bandes de circulation ni n’envisage de scénarios de réduction. Pourquoi par exemple maintenir trois bandes de « tourne-à-gauche » de l’Allée Verte vers l’avenue de la Reine et Laeken alors que l’avenue ne compte par la suite que deux bandes ? Dans l’autre sens, pourquoi prévoir deux bandes de « tourne-à-droite » depuis l’avenue de la Reine vers l’Allée Verte alors que l’étude de mobilité n’en prévoit qu’une seule (p.13) ? Le nombre de bandes se justifie d’autant moins que chacune de ces avenues a par la suite un gabarit de deux fois deux bandes.
Et au milieu roulent les voitures
Du fait de ces aménagements, l’Allée Verte conserve un statut d’autoroute urbaine et de barrière difficilement franchissable qui vient doubler et renforcer la barrière « naturelle » formée par le canal. En matière de traversée piétonne de l’Allée Verte, le projet reproduit globalement les aménagements précédents qui ont consacré la multiplication de petits passages piétons, avec autant de petits îlots étroits et de feux de circulations (de quatre à cinq passages). S’ils sont de nature à améliorer la sécurité des usagers qui la traversent, ces aménagements ont pour effet de rallonger le franchissement, et de renforcer le sentiment d’éloignement et de difficulté à joindre les deux rives.
La création d’un espace arboré au croisement de l’Allée Verte, de la chaussée d’Anvers et de la rue des Palais est un élément à mettre au crédit des aménageurs. Il permet la mise en place d’un espace de transition entre la chaussée au caractère local et d’espace de marché hebdomadaire d’une part et le carrefour autoroutier d’autre part. En dehors de cet angle du carrefour, le square de Trooz risque cependant de conserver son statut de point noir dans la mobilité des modes doux.
Un piéton et un cycliste sur un îlot désert
Il faut d’ailleurs souligner un manque général de continuité des cheminements piétons et la présence de nombreux détours et chicanes imposés aux piétons. Aucune traversée piétonne n’est envisagée sur la rue de la Reine côté canal (existante en 1996 et supprimée avant 2004), contraignant les piétons à un large détour sous le pont automobile ou au travers de multiples traversées des autres avenues.
Le constat est globalement similaire pour les cyclistes. S’il faut concéder que plusieurs pistes cyclables sont aménagées, on constate toujours un manque de continuité entre les aménagements et une difficulté voire une dangerosité des cheminements. Ainsi, la traversée des cyclistes depuis la rue de la Reine (côté Laeken) vers la rue des Palais apparaît comme dangereuse et non sécurisée du fait du franchissement de nombreuses bandes de circulation automobile venant de plusieurs directions et de voies de tram. La rue des Palais est pourtant « privilégiée pour la circulation cycliste » par le RIE (p. 28). Le RIE fait par ailleurs mention d’un sas vélo sur l’Allée Verte au carrefour avec le square de Trooz vers le quai des Usines, un aménagement souhaitable, mais celui-ci est introuvable sur le plan. Les cyclistes venant de l’avenue de la Reine (côté square) et souhaitant continuer vers le Quai des Usines. De manière générale, on peut regretter que l’aménagement bidirectionnel de l’Allée Verte ne connaisse pas de prolongation de l’autre côté du carrefour, vers le quai des usines, consacrant de la sorte une fois de plus le morcellement et le manque de lisibilité des aménagements cyclables.
L’ambition du statu quo
Le réaménagement proposé aujourd’hui pour le square de Trooz apparaît donc malheureusement comme une occasion manquée. Des circonstances historiques autant qu’idéologiques ont fait de cet espace un no-man’s land dédié à la voiture. Symptôme, parmi de nombreux autres à Bruxelles, d’une politique dédiée au tout-à-la-voiture, le carrefour aurait pu être un laboratoire de la réadaptation de ces stigmates aux nouvelles pratiques de la mobilité urbaine. Force est de constater qu’il n’en est rien : la frilosité politique à s’attaquer à la sacro-sainte automobile, en contradiction manifeste des discours officiels, accouche d’un consensus mou auquel Bruxelles nous habitue trop souvent. Nos ambitions de mobilité doivent-elles avoir pour seule horizon le statu quo ?
[1] C. Loir et L. Turcot (éds), La promenade au tournant des XVIIIe et XIXe siècles Belgique – France – Angleterre, Bruxelles, Editions de l’Université (Études sur le XVIIIe siècle), 2011.
[2] T. Toelen, La grande et petite histoire de la Chaussée, AMVB, Bruxelles, 2005, p. 63.
[3] Direction des Monuments et Sites de la Région de Bruxelles-Capitale, « Rue des Palais », Inventaire du patrimoine architectural, 2013-2014. URL : www.irismonument.be/fr.Region_de_Bruxelles-Capitale.Rue_des_Palais.html.
[4] F. Van Kalken, « Jules de Trooz », Biographie Nationale, vol. 25, Bruxelles, Bruylant, 1920-25, col. 666-668.
[5] Th. Demey, Un canal dans Bruxelles. Bassin de vie et d’emploi, Bruxelles, Badeaux, 2008, p. 125.
[6] Th. Demey, Des gratte-ciel dans Bruxelles. La tentation de la ville verticale, Bruxelles, Badeaux, 2008, pp. 83-99.
[7] A. Martens, « Dix ans d’expropriations et d’expulsions au Quartier Nord à Bruxelles (1965‑1975) : quels héritages ? », Brussels Studies, vol. 29, 2009. URL : http://brussels.revues.org/685.
[8] Source : Observatoire bruxellois des bureaux, 2016.
[9] M. Hubert, « L’Expo 58 et le “tout à l’automobile” », Brussels Studies, vol. 22, 2008. URL : http://brussels.revues.org/621.
[10] Bruxelles Mobilité, Réaménagement de la rue des Palais (entre le square Jules de Trooz et la rue van Schoor), sur le territoire de la Ville de Bruxelles et de Schaerbeek. Rapport d’incidences environnementales, octobre 2017. Url : https://mobilite-mobiliteit.brussels/sites/default/files/rapport_dincidences_rue_des_palais.pdf.