Inter-Environnement Bruxelles
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Sans-abrisme à la Gare du Midi : Frontex, futur agent de « nettoyage »

© Fabienne Loodts - 2005

Le 8 septembre dernier les ministres de l’Intérieur (B. Quintin -MR) et de l’Asile et de la Migration (A. Van Bossuyt - NVA) annonçaient le début de la mise en fonction de huit agents Frontex à l’aéroport de Zaventem, dans le but de renforcer les déportations de personnes en situation irrégulière en Belgique. Ceci intervient quelques mois après l’entrée en vigueur officielle de la loi Frontex (le 1er juin 2025). Votée au parlement fédéral le 2 mai 2024, cette loi permet l’arrivée, dans un futur proche, de cent agents Frontex au total sur le territoire belge.

Frontex est une agence de l’Union européenne créée en 2004 afin d’empêcher les entrées migratoires illégales sur le territoire européen. Les futurs agents auront donc pour mission de renforcer la lutte contre les migrations illégales aux frontières extra-européennes (dites Schengen) de la Belgique. Ceci passe d’une part par l’encadrement des déportations des personnes sans titre de séjour valide comme mentionné précédemment, mais aussi par la « surveillance » des frontières, mission dont les compétences restent toujours floues à ce jour.

Considérée comme possédant une frontière internationale au niveau du départ Eurostar, l’un des lieux visés par l’arrivée de Frontex en Belgique est la Gare de Bruxelles-Midi. L’espace au sein duquel les agents Frontex vont pouvoir exercer leurs fonctions ne se réduit cependant pas au terminal Eurostar. En effet, l’arrêté d’application prévoit qu’ils pourront agir au sein de toute partie de l’infrastructure de la gare qui soit « nécessaire à l’exécution de leurs tâches. » [1] Ainsi, à la veille de leur arrivée, il parait pertinent de s’intéresser au contexte local dans lequel ces futurs agents vont pouvoir agir, et sous quelles conditions.

Pourquoi implémenter Frontex à la Gare du Midi ? Dans quelle mesure la Gare du Midi a-t-elle une fonction de refuge pour les personnes sans papier et sans abri – à Bruxelles ? Et quelles conséquences pour ces personnes qui fréquentent la gare ? Voilà quelques-unes des questions qui ont guidé la rédaction de cet article.

Située à proximité de l’entrée Sud du cœur historique de Bruxelles, la Gare du Midi se retrouve régulièrement au centre de l’attention médiatique et des débats parlementaires belges. Fusillades, trafics de drogues, attaques au couteau, rackets de touristes… sont autant de facteurs qui participent à interpeller la presse et les acteurs politiques sur le manque de sécurité – réel ou ressenti – au sein du quartier de la gare. À chaque vague médiatique, la source de cette criminalité est alors très clairement ciblée par les diverses autorités qui s’expriment : l’accroissement du nombre de sans-abris aux alentours de la gare [2].

De fait, le phénomène du sans-abrisme ne fait que grimper à Bruxelles. Bruss’help dénombre dans son dernier rapport un total de 9777 personnes sans-chez-soi [3] à Bruxelles, soit plus de cinq fois plus qu’en 2008, date du premier recensement. Parmi ces 9777 personnes, près de 1000 dormaient à la rue le soir du dénombrement, et 68 logeaient dans la zone de la gare. Malgré une baisse globale observée dans les trois grandes gares de Bruxelles depuis quelques années [4], le quartier de la gare du Midi reste l’un des plus fréquenté par les personnes dormant dehors, relativement aux autres quartiers [5].

Cependant, d’une part, il n’y a pas d’effet de causalité qui va de soi entre taux de sans-abrisme et taux de criminalité. D’autre part, comme le rappelle B. Peltier dans un article de 2023, si l’on veut agir sur les facteurs d’augmentation du sans-abrisme, il faut reconnaître qu’ils sont structurels et qu’ils nécessitent donc une prise en charge politique structurelle. Parmi ces facteurs il cite : l’inaccessibilité croissante à un logement abordable, le manque de moyens alloués au secteur de première ligne de soutien aux sans-abris, mais aussi la crise de l’accueil des demandeur·euses d’asile et l’absence de politiques de régularisation de masse [6].

Une part importante de personnes sans papier

De fait, bien que leur part au sein des personnes sans-chez-soi est pour le moment très difficile à déterminer, il est probable que les personnes sans titre de séjour (ou sans papier) en représentent une grande partie. Le nombre total de personnes sans titre de séjour est estimé à 52 000 au sein de Bruxelles et un calcul au sein de trois structures d’accueil d’urgence en janvier 2023 permettait de mettre en lumière que 54% du total des bénéficiaires ce jour-là ne possédait pas de titre de séjour valide [7]. Il est probable que parmi ces personnes une partie ne soit que de passage, dans la perspective de se rendre ailleurs - éventuellement de rejoindre le Royaume Uni - quand d’autres sont en attente de régularisation en Belgique, et sont là parfois depuis des décennies. Sans enquête qualitative conséquente, il est difficile d’appréhender exhaustivement les différents profils qui composent la population de personnes sans papier autour de la gare ainsi que leur part respective.

Dans tous les cas, la situation administrative des personnes sans papier circonscrit d’autant plus leur accès aux droits sociaux de base, en tant que personne sans chez-soi, en particulier l’accès à un logement et à un revenu stable. Par ailleurs, selon leur date d’arrivée, leur capacité dedébrouille est limitée relativement à une personne ayant grandi en Belgique. Parmi les facteurs qui peuvent restreindre leur possibilité de survie dans la ville nous retenons entre autres : leur compréhension de la langue, leur accès à des réseaux ou cercles sociaux, mais aussi leur connaissance du territoire et de la géographie des ressources disponibles. Tout ceci sans mentionner le risque encouru d’être arrêté lors d’un contrôle, et placé en centre fermé [8], voire déporté dans son pays d’origine. Et ce, dans un contexte où il est reconnu que l’institution policière belge est gangrénée par le racisme [9], qu’elle pratique du profilage ethnique [10] et qu’elle est de plus en plus accusée de violences à l’égards des personnes d’origine étrangère [11].

Pourquoi la gare attire-t-elle les personnes sans chez-soi ?

Espaces couverts qui brassent des milliers de passagers chaque jour, les gares sont autant des lieux de repos et de préservation de l’anonymat que de rencontres et de rémunération pour celles et ceux qui yfont la manche. La gare est aussi une porte d’entrée et/ou de départ pour des personnes en situation de transit et peut par ailleurs être un lieu d’embauche pour du travail au noir [12]. Pour ces raisons, les gares sont des lieux qui permettent la rencontre entre personnes sans chez-soi et qui peuvent devenir des espaces centraux de sociabilité. Ceci peut expliquer que de nombreux services de soutien aux personnes sans-abris se situent à proximité des gares (et/ou peut être une raison qui renforce leur occupation). Ceci nous amène à penser les gares comme des centralités de débrouille pour les personnes sans chez-soi au même titre que certains quartiers étant lieux de ressources pour personnes précarisées sont qualifiés de centralités populaires [13].

Cette fonction-refuge n’est pourtant pas considérée comme compatible avec la recherche de rayonnement qui caractérise les logiques de revalorisation des espaces urbains. En effet, dans le cadre de la mise en compétition internationale des villes et de leur course à l’attractivité, les gares et leurs alentours n’échappent pas à ces politiques urbaines. Premiers lieux d’entrée dans la ville pour les visiteurs externes, les gares internationales en particulier sont au centre de l’attention des promoteurs et politiques urbanistes et ce depuis la revalorisation du chemin de fer issue de l’arrivée du TGV dans les années 80 [14]. Ainsi, Damon notait déjà en 1996 que les acteurs politiques et économiques qui entourent les gares françaises naviguent depuis les années 1980 entre « potence et pitié », entre répression et mise en place de systèmes de solidarité au sein des infrastructures de transport [15]. Qu’en est-il à la Gare du Midi ?

Le tout répressif

Bien qu’une tolérance persiste vis-à-vis de la présence des personnes sans chez-soi, c’est le volet répressif qui semble l’emporter depuis plusieurs années à la Gare du Midi face à l’accroissement du nombre de sans-abris. En particulier depuis 2023, où, suite à une nouvelle vague médiatique relayant l’accroissement du sentiment d’insécurité auprès des passagers de la gare, l’Etat fédéral s’est joint aux pouvoirs locaux afin de mettre en place un plan de sécurisation. Le plan en 22 propositions promettait, entre autres, la mise en place de toilettes d’urgence pour les sans chez-soi, l’installation d’une permanence sociale dans la gare, ainsi que la volonté d’ouvrir une salle de consommation sécurisée de drogues. Cependant, pour le moment les seules mesures visibles sont : l’implémentation d’une nouvelle antenne locale de police (ouverte en novembre 2024), le renforcement des patrouilles de police par des effectifs fédéraux, l’interdiction de la consommation d’alcool dans la gare et l’accès pour la police aux caméras de surveillance de la SNCB.

« C’est peut être bien d’avoir une certaine sécurité policière, je ne sais pas. Mais moi je demanderais d’abord dans cette gare, […] une infirmerie. Si quelqu’un tombe ici, il faut attendre les secours. Où est le sens ? Les toilettes ne sont même pas gratuites. » - Binta Liebmann Diallo, infirmière sociale et politique.

Binta Liebmann Diallo est infirmière sociale et politique et traverse la gare chaque jour pour se rendre à son travail. Elle soigne régulièrement des personnes qui vivent, entre autres, à la gare. Elle explique par ailleurs, comme d’autres travailleurs sociaux, que le renforcement des opérations répressives envers les personnes sans chez-soi autour de la Gare du Midi, au mieux, déplace le problème du sans-abrisme ailleurs et au pire, durcit les conditions de vie des personnes qui trouvaient jusqu’alors un refuge dans l’espace « nettoyé ». Les personnes sans chez-soi perdent alors des repères d’autant plus importants que ces espaces sont des centres de ressources, et doivent reconstruire ailleurs leur stratégie de débrouille. Le travail des assistant.e.s et infirmier.e.s de rue comme Binta est aussi complexifié par la dispersion des personnes qui ne sont parfois plus retrouvables, soit parce qu’elles s’éloignent, soit parce qu’elles se cachent davantage [16].

Qui sont les acteurs de la répression ?

Dans le cadre de notre enquête, nous avons aussi eu l’occasion de rencontrer et d’accompagner Rabah Hamdad, assistant de rue qui distribue depuis 9 ans des denrées alimentaires à la gare du Midi, chaque soir de l’année. Selon lui, la présence accrue de la police locale n’est pas ce qui pose problème :« Les policiers de la gare, ils les connaissent [les sans chez-soi], ils ne leur font pas de problème. (…) Il y a toujours deux policiers en civil. (…) quand il y a des nouveaux [policiers], ils marchent avec eux pour leur dire "Nan celui-là laisse le tranquille" ». Rabah a par ailleurs de bons contacts avec la plupart des agents locaux (Police des chemins de fer, Sécurail, la Police de la zone Midi et les membres de la sécurité qui protègent les magasins des vols).

Les agents de répression, censés « nettoyer » la gare de ses occupant.e.s indésirables, selon Rabah, sont celles et ceux qui interviennent dans le cadre d’opérations fédérales. Ainsi, il arrive que la police fédérale soit appelée à contrôler plusieurs heures durant les personnes qui lui paraissent suspectes au sein et aux alentours de la gare, et c’est dans ce cadre qu’ont lieu des arrestations, qui peuvent mener des personnes non régularisées en centre fermé. C’est ce qui arriva le 26 août 2023.

« Le 26 août, en 2023 va se passer ce grand nettoyage de la gare, mais vraiment un nettoyage littéralement avec beaucoup de camions Kärcher, du parfum, du savon citronné... Et on va carrément bousculer la vie de toutes les personnes qui sont là. […] ça c’est le plus grand événement qui va, qui va me marquer aussi. […] La ministre de l’Intérieur qui arrive à un moment où on a installé la personne sur ces bancs, le banc sur lequel on est et tous ces autres bancs, les personnes étaient alignés, les mains liées dans le dos… ils étaient tous attrapés parce qu’ils n’avaient pas de papiers. Et ce jour là, on a raflé 65 personnes. […] Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. » - Binta Liebmann Diallo, infirmière sociale et politique

Selon Rabah, ces opérations, aussi qualifiées de « coup de poing », sont de plus en plus fréquentes, en particulier depuis l’avènement du nouveau gouvernement. Par ailleurs, bien qu’elles soient menées par la police fédérale, elles le sont toujours en concertation avec les pouvoirs locaux, voire à l’initiative de ceux-ci. De fait, quand bien même la police locale ne procède pas quotidiennement à des arrestations, sa connaissance du terrain est au service des pouvoirs fédéraux. L’opération du 8 avril 2025 en est un exemple : quelques jours plus tôt, un message tourne entre des acteurs de terrain, prévenant qu’une opération policière fédérale initiée parla commune de Saint-Gilles va avoir lieu au sein des stations de (pré-)métro de la dite commune et visant spécifiquement les personnes sans chez-soi et sans titre de séjour. Malgré la diffusion de l’information, une semaine plus tard, Rabah me dit avoir appris l’incarcération de 8 personnes ce jour-là et la déportation vers le Maroc d’au moins deux d’entre elles, avec qui il a eu quelques contacts depuis.

La police locale de proximité, une fausse bonne idée ?

Le constat que la police locale de la Gare du midi n’est pas un acteur de répression direct pourrait inviter à la considérer comme une police de proximité dont la mission serait de maintenir un certain vivre-ensemble au sein de la gare et dont la présence est bienvenue. Il nous parait utile de nuancer cette suggestion à l’heure où G.L. Bouchez (président du MR), ainsi que plusieurs policiers locaux estiment par ailleurs que relancer une brigade de proximité dans la zone Midi serait une solution pour améliorer la lutte contre le narcotrafic [17].

En effet, d’une part la police locale travaille toujours main dans la main avec la police fédérale dans le cadre de ses interventions. D’autre part, la présence quotidienne d’un même groupe d’agents policiers familiarisés avec leur terrain n’est pas gage de protection pour ses habitant.e.s, au contraire. Un premier exemple peut être celui de l’affaire concernant 14 agent.e.s de la Police des Chemins de Fer affectés à la Gare du Midi en 2006. La justice a reconnu en 2014 que pendant presqu’une année, ces agent.e.s ont commis des faits d’humiliation et de violences racistes graves et répétées auprès d’un total d’une quinzaine de personnes sans-abris, dont au moins une enfant de 12 ans. La majorité de leurs victimes étaient sans papier. Plus récemment, en 2021, la Brigade de proximité UNEUS, agissant à Saint-Gilles entre la Gare et la barrière depuis 2012, était dissoute. Ceci faisait suite à la mobilisation du Collectif des Madrés qui avait réussi à faire remonter le harcèlement raciste, physique et moral que subissaient les jeunes de ces quartiers depuis des années. Plus généralement, lorsque l’on s’intéresse à la question de la mise en place de brigades de police de proximité dont la mission-clé est de maintenir une « paix sociale » au sein des espaces, il y a lieu de se demander quelle définition on attribue à la « paix sociale », et pour qui elle est souhaitable. L’histoire courte des brigades de proximité bruxelloises de Saint Gilles, mais aussi de Forest (« brigade Silva ») et Anderlecht (« Team Phénomènes »), tend à montrer qu’elle se fait systématiquement au détriment des personnes racisées et précarisées.

Comme expliqué plus bas, l’arrivée prochaine d’agents Frontex agissant sur un seul terrain pourrait tout aussi bien être perçue comme la mise en place d’une brigade de proximité visant exclusivement le contrôle des personnes en situation irrégulière – donc racisées et précarisées.

Arizona : contre les gens en errance et les étrangers, des mesures déjà visibles

« En collaboration avec le ministre de la Sécurité et les autorités locales, nous renforçons la sécurité dans et autour des gares ainsi que dans les transports publics. À cette fin, nous élaborons un plan d’action pour évaluer et combattre la criminalité, les délits et le sans-abrisme dans et autour des gares, en consultation avec toutes les autorités et tous les acteurs concernés. Nous renforçons des effectifs de sécurité. » - Déclaration gouvernementale du 31 janvier 2025, p.107

L’accord gouvernemental marque très explicitement son ambition de renforcer cette perspective de la répression à tout prix. Présentée comme « la porte d’entrée de la capitale de l’Europe et des institutions internationales » (p136), la Gare du Midi s’y voit d’ailleurs accorder une attention particulière, ce qui n’est pas sans rappeler les ambitions politiques de revalorisation de l’espace.

En pratique, pour une meilleure sécurité au sein des gares, le programme est le suivant :

  • un renforcement général de la présence policière ;
  • la possibilité de faire des patrouilles numériques via l’accès pour la police aux caméras SNCB, De Lijn, Tec et STIB ;
  • un contrôle de billets à l’intérieur des gares ;
  • une extension des réseaux de caméras des gares ;
  • la mise en place de bodycams pour le personnel de sécurité qui le souhaite et finalement l’idée de placer des portiques aux entrées des grandes gares du pays.

À la suite de ces lignes il est aussi précisé que les consommateurs de drogues seront punissables d’amendes élevées pour avoir consommé. Et après avoir de nouveau lié criminalité et sans-abrisme, un nouveau lien de causalité sans fondement entre criminalité et origine étrangère est suggéré dans l’extrait suivant :

« Nous prévoyons une capacité d’accueil fermée suffisante comme étape ultime pour éloigner durablement de nos rues les trafiquants de drogue et autres auteurs de nuisances sans droit de séjour en Belgique. Trop souvent, ces personnes sont encore libérées rapidement et reprennent leurs activités. » [18]

Ou autant de choix politiques qui ne semblent se compromettre à aucune pitié.

C’est dans ce contexte que va arriver Frontex.

C’est quoi Frontex ?

Frontex (aussi nommée Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), a pour mission-clé la « gestion des frontières [européennes] et des opérations de retour » [19]. Fondée en 2004, l’agence a depuis vu ses budgets multipliés par 140, passant de 6,3 millions en 2005 à 845 millions d’euros en 2023 [20], et son nombre d’employé·es de 300 en 2015 à plus de 2500 en 2024 [21]. Ainsi, c’est aujourd’hui l’agence européenne la plus investie financièrement et elle dispose deplus en plus d’autonomie dans ses missions.

Frontex est présente depuis des années aux points de passages les plus importants d’entrée sur le territoire européen par les personnes en situation de migration (Grèce, Italie, Pologne…), et depuis quelques années, sa réputation la précède au sein des réseaux associatifs internationaux. Ainsi, depuis 2019, les accusations d’entrave aux droits humains se multiplient contre l’agence : séparation de mères et de leurs enfants en Grèce, indifférence face à l’enfermement de personnes dans des cages à la frontière turque, collaboration avec les garde-côtes libyens, refoulements illégaux menant notamment au décès de 600 personnes en mer Egée en 2023… Ces accusations menèrent à la démission de l’ancien directeur de l’agence en 2022 [22].

Malgré cela, les parlementaires belges, dont des députés PS et Ecolo (membres de la majorité) votent le 2 mai 2024 pour la venue d’agents de Frontex sur le territoire belge. En effet, la réglementation européenne permet que n’importe lequel de ses pays membres puisse faire appel à Frontex afin de renforcer ses propres frontières internationales (extra-européennes). Cependant, dans ce cadre, la Belgique fait office de figure de proue en faisant appel à Frontex en tant que pays intra-continental.

« On n’a jamais vraiment su ce qui a déclenché cette… cette urgence belge d’avoir cette loi. » explique G., membre de la campagne Abolish Frontex en Belgique. Cette campagne, initiée en 2021 rassemble près d’une centaine de collectifs et organisations internationales dans le but de sensibiliser et de mobiliser le public pour le démantèlement du « complexe militaro-industriel frontalier » dont fait partie Frontex, et pour « la mise en place d’une société dans laquelle les gens jouissent de la liberté de se déplacer et de vivre. » [23]. À son tour, S., une autre membre, précise : « Globalement, on n’a pas la même situation de frontières que la Grèce ou l’Italie, dont on sait que ce sont des points d’entrée très importants. En Belgique […] c’est plutôt un point de passage, mais il y en a pleins d’autres en Europe qui sont des points de passage. Et « point de passage » c’est aussi très relatif parce qu’ils bougent. Les chemins pris par les personnes en migration s’adaptent aux réalités de sécurité etc, donc c’est pas plus en Belgique qu’ailleurs . »

Il n’y a donc pas de point de traversée clé en Belgique qui justifie un tel appel au renforcement de frontières. Cet appel au renforcement avait été justifié par la ministre de l’Intérieur de l’époque par la volonté de fluidifier les files à la douane pendant les congés d’été. A ce titre, Philippe Debruycker, professeur spécialiste du droit européen de l’immigration à l’ULB, s’étonnait aussi de ce choix à l’occasion d’une interview accordée à l’Echo en mai 2024. Il se demandait alors « s’il ne s’agit pas, pour la Belgique, d’une opportunité d’investir moins d’argent dans le personnel chargé de faire appliquer la politique de retour. Cela pourrait être un effet d’aubaine, vu que le personnel de Frontex est payé par Frontex. [24]- et ce alors que selon lui, la Belgique devrait pouvoir assumer cette responsabilité en tant que pays.

Pratiquement parlant, la loi prévoit que maximum cent agents pourront être déployés sur le territoire dont les lieux précis sont définis par l’arrêté [25]. La géographie du déploiement ainsi que les effectifs seront l’objet d’un examen annuel et d’une revalidation bisannuelle. En plus de faciliter l’encadrement des retours forcés, les compétences qui seront attribuées aux agents dans le cadre de leur mission de surveillance de la frontière sont les mêmes que celles attribuées aux fonctionnaires de polices en termes d’accès aux bases de données personnelles, d’utilisation d’armes à feu et de capacité d’incarcération [26].

De nombreuses questions restent irrésolues à la lecture de la loi et de son arrêté. En particulier : celle de l’étendue du territoire au sein duquel les agents pourront agir, ainsi que celle des compétences qui leur sont attribuées, qui demeurent partiellement définies. En pratique, qu’est-ce que cela implique de participer au « contrôle de la frontière » tout en ayant le droit d’utiliser une arme à feu et d’incarcérer en cas de besoin ? Dès lors que les agents ont le droit d’accéder à n’importe quelle partie de l’infrastructure de la gare, cela implique-t-il qu’ils auront pour mission d’effectuer des patrouilles ? Auront-ils le droit d’agir aux alentours extérieurs de la gare ? A quelle fréquence et dans quel but si oui ? Assisterons-nous à la mise en place d’une brigade de proximité dont la mission sera de cibler, contrôler, poursuivre, voire d’arrêter en vue de déporter toute personne qui n’est pas en possession d’un titre de séjour valide ? Et ce, qu’elle soit en situation de transit ou non ?

La coalition MOVE [27], qui s’oppose à la persécution des personnes au seul motif qu’elles sont en situation de migration en Belgique a produit une analyse de la loi. En s’attardant sur l’octroi de la compétence d’arrestation aux agents Frontex, elle rejoint nos questionnements : « Certes cette compétence est limitée à "l’exécution des missions sur le territoire belge" mais ce vocable ne nous semble pas suffisamment précis et est propice à des interprétations diverses et variées. Concrètement, cette disposition permettrait à un agent de Frontex, agissant seul, d’aller arrêter des personnes dans la rue, à la sortie des centres d’accueil, dans les transports, au commissariat... car cela cadre dans les « missions à exécuter sur le territoire belge » [28].

De leur côté les membres d’Abolish Frontex s’inquiètent de la possibilité effective de porter plainte en cas d’agissements des agents qui iraient à l’encontre des droits humains. Qui, de l’État belge ou de Frontex assumera une responsabilité légale dans ce cas ? Comment assurer un suivi effectif de la plainte ? Jusqu’à présent, le flou qui entoure le statut de ces agents européens prenant des fonctions dans un État étranger a par exemple empêché des condamnations effectives dans le cadre des accusations de Pushback en Grèce. « […] la Grèce dit « C’est Frontex » et Frontex dit « C’est la Grèce ». Cette non clarté de position arrange bien les deux partis systématiquement. C’est un enjeu qu’on peut transposer en Belgique. » estime ainsi S.

Finalement, pour Binta L. Diallo, si la loi est finalement « passée comme une lettre à la poste » au sein du parlement, c’est aussi parce qu’elle permettra un « nettoyage » encore plus efficace de la gare du Midi, et donc une gare à terme plus attractive. Bien que nous ne puissions mesurer les conséquences de la loi Frontex à la Gare du Midi actuellement, l’hypothèse ne parait pas tout à fait insensée.

Conclusions

Le renforcement continu et accru des politiques répressives autour de la gare s’inscrit plus largement dans une perspective de revalorisation de cet espace, perspective qui voudrait voir s’effacer toute trace de personnes considérée comme indésirable : sans abris et/ou sans papiers. L’arrivée de Frontex Gare du Midi pourrait bien participer à ce renforcement.

Cependant, malgré les moyens répressifs mis en œuvre à la Gare du Midi depuis des années, force est de constater que les personnes sans chez-soi continuent d’en occuper l’espace et ses environs. Ainsi, la logique du « tout répressif » ne prend pas en compte qu’une fonction de fait de la gare reste celle de refuge, voire de lieu-ressource, et qu’il n’est pas si simple de déplacer cette « centralité de débrouille ». Cette centralité pourrait d’autant plus être dérangeante qu’elle ne se détruit pas aussi facilement, aux yeux des décideurs politiques. Reste à savoir dans quelle mesure Frontex parviendra à changer cela, perspective qui ne peut que nous inquiéter.

Pour reprendre les conclusions des travailleurs de terrain : tant qu’il n’y a pas de prise en charge systémique de la problématique du sans-abrisme abordant dans un même mouvement l’accessibilité au logement, la régularisation des personnes sans papier et l’accessibilité à un revenu ; il y aura toujours davantage de personnes à la rue. La résolution par la répression n’en est pas une. Cette conclusion peut s’appliquer plus largement aux politiques migratoires européennes : tant qu’il y aura des raisons pour les personnes issues de pays en guerre ou à PIB plus faibles d’immigrer vers l’Europe, il y aura toujours davantage de personnes en transit et la résolution par la répression, opérée par Frontex entre autres, n’en sera jamais une.

NB : Merci à Binta, Rabah, S et G de Abolish Frontex pour le temps qu’iels m’ont accordé dans le cadre d’entretiens. Une pensée à Rabah en particulier, décédé le 5 août 2025 et laissant « Bruxelles orpheline »comme l’écrivait l’annonce. Sa place de distributions alimentaires est pour le moment laissée vide chaque soir Gare du Midi.


[1Arrêté royal : ejustice.just.fgov.be

[2Peltier B, 2023, Crise à la gare du Midi : la répression de la misère ne l’a jamais fait disparaître, Revue nouvelle numéro 8/2023 – Le mois

[3Qualification proposée par le Syndicat des Immenses : https://syndicatdesimmenses.be/

[4L’une des raisons soulevée par Bruss’help pour expliquer la baisse d’occupation de la Gare du Nord est le fait que des travaux de rénovations y sont en court.

[5Bruss’help & Vivalis 2024, Dénombrement des personnes sans chez-soi en Région de Bruxelles-Capitale, Rapport préliminaire, https://brusshelp.org/index.php/fr/missions/analyse/les-chiffres

[6Peltier B, 2023, Crise à la gare du Midi : la répression de la misère ne l’a jamais fait disparaître, Revue nouvelle numéro 8/2023 – Le mois

[8Un centre fermé est un établissement qui a pour fonction de maintenir enfermées les personnes qui ne disposent pas de titre de séjour valide dans le but de les expulser du territoire belge. Pour plus d’informations : gettingthevoiceout.org

[10Mudahemuka Gossiaux A. et al. 2022, La persistance des stéréotypes issus de la propagande coloniale : comment le passé colonial explique le racisme contemporain en Belgique, Rapport du CEDEM (Liège) pour le SPF Justice

[12Les alentours de la gare du Midi sont d’ailleurs reconnus comme espaces de mondialisation par le bas, économies dont les emplois sont souvent occupés par des travailleurs issus de la migration – qu’ils soient déclarés ou non. À ce propos, voir Sénéchal C. et al. 2021, Bruxelles et la mondialisation par le bas, ieb.be

[13Collectif Rosa Bonheur, Miot Y. 2016, Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique, SociologieS

[14Pour ce qui est des politiques de tentatives de revalorisation de la Gare du Midi depuis les années 90, voir : Scohier C. Rastelli R., 1991 : Quartier Midi : le cycle immobilier perpétuel, 2025, Bruxelles en mouvements – 50 ans et toutes ses dents ! ; Scohier C. & Strale M. 2025, Le quartier Midi entre monopoly et chaise musicale, Bruxelles en mouvements – Le bureau, entre vide et surenchère

[15Damon J. 1996, La gare des sans-abri. Un miroir de la question sociale. In : Les Annales de la recherche urbaine, N°71, Gares en mouvements

[18Idem, p.136

[19Cour des comptes européenne 2023,Rapport annuel sur les agences de l’UE relatif à l’exercice 2022

[23En 2024, plusieurs mobilisations avaient ainsi été organisées suite à l’annonce du projet de loi Frontex en Belgique. Pour plus d’informations sur https://abolishfrontex.be/

[25Il s’agit de 6 aéroports (Bruxelles-National (Zaventem), Ostende, Deurne, Bierset, Gosselies et Wevelgem), 6 ports (Anvers, Ostende, Zeebruges, Nieuport, Gand et Blankenberge), la gare de Bruxelles Midi, ainsi que la liaison ferroviaire internationale entre le Royaume-Uni et le territoire belge.

[26Loi Frontex : ejustice.just.fgov.be

[27La coalition MOVE est une plateforme d’ONG belges rassemblées depuis 2021 autour de l’objectif de mettre fin à la détention de personnes en situation de migration. Leurs actions sont multiples : (1) accompagnement socio-juridique des détenu.e.s,(2) expertise progressive dans leur défense juridique, (3) plaidoyer politique et (4) sensibilisation publique. Pour plus d’informations : movecoalition.be

[28MOVE 2024, Projet de loi Frontex – Analyse coalition MOVE