Inter-Environnement Bruxelles
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Recycleurs des rues

Biffins parisiens, cartoneros latino-americains, chiffonniers, voddeman en flamand bruxellois et ferrailleurs participent depuis plus de deux siècles à l’économie de la récupération et du recyclage.

© Milena Strange - 2022

Au cœur des villes, en marge du salariat, des hommes et des femmes récoltent les objets que nous délaissons. Quelle place occupaient-ils dans l’économie des villes modernes et quelle place leur offre-t-elle encore aujourd’hui ?

Un métier au service de l’industrie des villes

Leur présence est attestée dès le XIXe siècle, concomitamment avec le développement de l’industrie. Il faut préciser que le déchet, depuis sa définition jusqu’à sa présence massive, est intimement lié à la vie urbaine et à l’industrialisation de la production. Dans la société urbaine pré-industrielle, connectée à ses campagnes, tout était consommé, sinon par les humains, par les animaux domestiques ou pour fertiliser la terre (Barles, 2005).

Les produits manufacturés y étaient rares. Certes, la situation au XIXe, qui a vu l’émergence des métiers de la récupération, n’est pas comparable à l’actuelle société consumériste, où le volume de déchets non putrescibles se calcule en tonnes. Toutefois, la manière dont le XIXe perçoit le chiffonnier, le déchet et la place qu’il leur réserve persistent au xx e et probablement aussi en ce début du XXIe siècle.

Biffins libres pour les uns, vagabonds pour les autres, leur mode de vie est autant romantisé que criminalisé.

La place des biffins dans l’économie parisienne a largement été étudiée et commentée. Ainsi, en 1865, la mercuriale du Journal du chif­fon, de l’effilochage et de la papeterie [1] publie le cours du « déchet de laines » et des « débris » (verres, métaux, journaux, peau de lapin, os…). Les apports de ces matières participaient à la production artisanale et industrielle locale. Des négociants achètent les chiffons, textiles, métaux, récupérés et acheminés par les chiffonniers, fripiers et ferrailleurs. Ainsi, jusqu’à l’invention de la cellulose, le chiffon en tissu usagé est utilisé dans la confection du papier dont la demande augmente considérablement à l’époque pour confectionner les livres, papiers peints, journaux et autres emballages. Les chiffons s’employaient également pour graisser les machines (Barles 2005).

Encombrantes matières, encombrants humains

Toutefois, Paris s’inquiète de leur présence et des déchets qui s’accumulent en des quantités inédites dans l’espace public. C’est d’ailleurs un préfet parisien qui impose un récipient fermé pour rebuts, en lui donnant son patronyme : Poubelle (1884). Au même moment, la lutte contre les odeurs, contre les miasmes, sont indissociables de l’organisation de la ville (Corbin, 1982 ; 2008). La ville moderne tente de dissimuler ses déchets, auparavant jetés à même la rue : elle les enferme dans la fameuse poubelle ou les fait circuler par un large réseau d’égouttage souterrain. Par ailleurs, les « eaux noires » s’écoulant désormais dans les égouts, « le tout-à-l’égout devient un tout à la rivière, un tout à la mer », l’humain se déchargeant de leur traitement sur la nature (Barles, 2005).

Par hygiénisme, il fallut aussi enfermer et cacher la mort animale dans les abattoirs et les cadavres humains dans les cimetières, à la marge de son territoire. Aux motifs sanitaires s’adjoint un hygiénisme moral et social.

Ainsi, l’interdiction de la mise à mort des animaux à même la rue s’est vu justifiée par une législation sur le bien-être animal. Mais il était surtout question d’éviter la contagion de la violence, dans un contexte de peur des masses populaires : « Retenons de cette histoire d’abattoirs ce qui concerne notre propos : il ne s’agit certes pas à pro­ prement parler de protection des animaux (puisque les humanitaires et les philanthropes n’étaient pas tous végé­ tariens ; tout au plus pouvait-on recommander de tuer l’ani­ mal sans souffrances inutiles). Mais l’important est l’idée de l’exemple : cacher la mise à mort pour n’en pas donner l’idée » (Agulhon, 1981, p.89).

Tantôt reconnus, tantôt romantisés, tantôt criminalisés

Comment étaient alors perçus ces hommes et femmes qui vivent en marge du salariat et des normes sociales en ramassant les déchets – objets, papiers, tissus, déjections ? Biffins libres pour les uns, vagabonds pour les autres, leur mode de vie est tout autant romantisé que criminalisé.

Dans une partie de l’imaginaire artistique de l’époque, ils étaient inscrits dans une narration qui mêlait « liberté », « indépendance », vie en marge du capitalisme. En témoigne leur présence dans la littérature du xix e, de Hugo à Zola en passant par Baudelaire (cf. son poème Le Vin des chiffonniers). Pour Popovic, chercheur en littérature, le chiffonnier est un « chronotype », concept qui « conjoint deux choses : il cliche un état de tension du devenir sociohistorique en même temps qu’il désigne un (ou des) élément(s) de l’esthétique considérée. C’est bien ce que le chiffonnier fait. Premièrement, il cliche la tension entre la production incessante de nouveautés et de déchets, d’inno­ vations et de ruines, caractéristique de “l’apogée du capita­ lisme”, puisqu’il arpente les rues de la ville à la recherche de haillons qui sont désormais hors du circuit de la marchan­ dise et, moderne, absolument moderne, refait des habits à partir d’eux. Deuxièmement, il désigne l’un des principes de la création poétique baudelairienne, laquelle collectionne des bouts de langage harponnés ici et là dans la rumeur sociale » (Popovic, 2014, p. 74).

Pour l’auteur, cette figure romanesque persiste dans la figure des personnes sans domicile fixe, des récupérateurs et des chiffonniers actuels.

Malgré la désindustrialisation

Or, indéniablement, la ville, les lieux et les modes de production ont changé. Les objets produits en masse – à la faveur de, et motivés par la société consumériste – n’ont jamais été aussi nombreux, à la fois dans nos foyers et dans nos poubelles.

À Paris, la persistance des chiffonniers (surnommés biffins) et des vendeurs à la sauvette d’objets de seconde main a été largement commentée par les chercheurs français. Ainsi, Virginie Milliot, anthropologue, a passé de longues semaines à les rencontrer. Ses travaux concernent certes Paris, mais ils révèlent des mécanismes transposables aux réalités bruxelloises. À Paris, leur nombre a sensiblement augmenté depuis une quinzaine d’années : « Depuis 2009, ils se développent et se démultiplient dans plusieurs quartiers du Nord-Est parisien. Aux premiers groupes d’an­ ciens récupérateurs vendeurs se sont agrégées des personnes touchées par la crise, ainsi que des exilés, demandeurs d’asile et sans-papiers. Les anciens vendeurs ont vu s’ins­ taller d’anciens clients et débarquer “Roms” et “Chinois”… Porte Montmartre, leur nombre a doublé en moins d’un an, comme à Montreuil, Bagnolet, Belleville ou Barbès » (Milliot, Intenable…, 2016, p. 38). Leur présence a suscité des tensions avec le voisinage. Par ailleurs, ces quartiers en plein embourgeoisement – Belleville et Barbès en particulier – abritent et attirent dorénavant une classe sociale très aisée. Ils ne sont désormais plus que tolérés aux marges des lieux institutionnalisés de la « récup », les marchés aux puces de Saint-Ouen, de Montreuil et dans un « carré des biffins » situé dans le 18e arrondissement. Toutefois, au-delà du marché de misère, et sans romantiser ce qui pour la plupart est l’unique moyen de subsistance, ces marchés confèrent aussi aux vendeurs des relations sociales et un statut : « Par le commerce le plus élémentaire comme par ces récits, des hommes et des femmes aux trajectoires accidentées tentent ainsi de redevenir acteurs de leur propre vie. C’est finalement une vie publique qui s’invente sur ces marchés, en marge de l’insti­tution » (Milliot, Petites histoires…, 2016, p. 10).

Comme l’indique le Collectif Rosa Bonheur dans son étude sur le processus de centralités populaires de la ville de Roubaix, territoire qui partage nombre de caractéristiques avec les territoires du croissant pauvre bruxellois, la ville ne se construit désormais plus autour de l’industrie, mais autour de sa disparition. Aujourd’hui, l’emploi ouvrier au sein des villes a reflué. Par conséquent, les chiffonniers des villes postindustrielles ont également perdu les fabriques, entreprises où s’écoulaient traditionnellement les marchandises collectées (Rosa Bonheur, 2019).

Formalisation de la récupération

Dès les années 50, Il faut produire, relancer l’économie qui s’oriente vers une société de la consommation illimitée : « Comme le note François Dagognet, avec l’avènement de la société de consommation, l’objet neuf a été fétichisé ; l’ancien et l’abîmé, rejetés. Durant les Trente Glorieuses, le gaspillage est signe de richesse, voire de libé­ ration. » La relance économique s’engage avec une augmentation exponentielle de la production, de la consommation et… des ordures. Les Trente Glorieuses inventent un nouvel imaginaire où le jetable accompagne un mode de vie moderne (Monsaignon ; 2017). En parallèle de cette société consumériste, des œuvres caritatives, comme les Compagnons d’Emmaüs en France, ou les Petits Riens en Belgique, s’engagent dans la récup : les compagnons sont logés et nourris contre du travail « Les activités de récupération, caractérisées historiquement par une absence relative de formalisation juridique et de constitution comme métier(s) – constitution fondée notamment sur la reconnaissance de qualifications –, sont fréquemment présentées comme emblématiques du travail et de l’économie informels. Elles se construisent souvent en dehors de la relation salariale, comme c’est le cas pour les chiffonniers, les brocanteurs ou encore les com­ munautés d’Emmaüs où le statut de compagnon ne relève pas du droit du travail. En s’efforçant de créer un secteur du réemploi et en l’identifiant comme un lieu pertinent pour des politiques actives du marché de l’emploi, les acteurs publics tentent de formaliser le travail effectué dans ce secteur pour le transformer en emplois » (Que faire des restes ?, p.33).

Plus récemment, au côté de ces personnes qui s’engagent dans une économie de subsistance via l’écoulement des rebuts de la société consumériste, s’ajoute le récent essor d’ateliers de production lié à la promotion de l’économie circulaire. Il se développe désormais tout un système économique de récupérateurs au capital culturel très élevé, qui œuvrent notamment via des start-ups parfois subventionnées par les pouvoirs publics. Désormais, nos rebuts sont perçus comme des ressources à valoriser. Ainsi, le plan de gestion des déchets en Région bruxelloise s’intitule, depuis 2018 « Plan de gestion ressource déchets ».

La ville ne se construit désormais plus autour de l’industrie, mais autour de sa disparition.

Ainsi, à Cureghem, l’ancien atelier de mécanique automobile D’Ieteren abrite désormais plusieurs milliers de mètres carrés d’ateliers où jeunes ingénieurs, designers, artistes et artisans travaillent les déchets pour les transformer dans une logique d’économie circulaire : batteries de vélo en partie usagées, textiles, mobilier de bureau, boiseries, éléments métalliques récupérés avant démolition d’immeubles… Le complexe est à proximité directe de la rue de Liverpool où, il y a deux ans à peine, des vendeurs à la sauvette étalaient des marchandises de seconde main. Ils s’installaient sur le trottoir d’une imprimerie à l’arrêt depuis plusieurs années, et appelée à devenir le complexe associatif « Maison de cohésion sociale » financé par un contrat de revitalisation urbaine (CQD Compas et Beliris). Le chantier s’étendant sur le trottoir a empiété sur ce marché informel, l’amenant à se déplacer.

Chiffonniers, ferrailleurs, et autres biffins, en récupérant ses rebuts, parviennent à coexister aux marges de la société industrielle tout en l’alimentant de matière « première » à retraiter. Longtemps, les matières récupérées étaient des maillons importants de la chaîne de production. Avec la raréfaction des fabriques, ateliers et usines dans les villes – et donc la raréfaction des principaux lieux d’écoulement de ces matières –, cette activité semble avoir connu une forme de reflux ou de stagnation.

Depuis une quinzaine d’années, les collecteurs-vendeurs qui sillonnent les rues présentent souvent un parcours d’immigration plus ou moins récent. Pour ces derniers, la récup’ demeure un métier de subsistance. Or leur présence n’est tolérée qu’aux abords des lieux institutionnalisés – par exemple les marchés aux puces. Ailleurs, la police vient régulièrement les disperser.

En parallèle de ces chiffonniers pauvres se développe toutefois toute une gestion de la récupération, au contraire très valorisée et parfois subventionnée par les pouvoirs publics. Il s’agit des ateliers organisés par les œuvres caritatives ou encore de start-ups, soutenues par des programmes favorisant la production en économie circulaire, en particulier la niche de la transformation d’objets de récupération.

Si ces initiatives récentes imaginées autour d’un narratif d’économie circulaire ne sont pas forcément dénuées de mérite, il faut être vigilant à ce qu’elles ne se développent pas au détriment de ceux qui pratiquent au quotidien, par le bas, et depuis des siècles, une économie de la récupération parfaitement imbriquée dans les territoires de nos villes.

Désormais, nos rebuts sont perçus comme des ressources à valoriser.

Bibliographie

  • M. AGULHON, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au xixe siècle », Romantisme, Année 1981, no 31, pp. 81-110.
  • S. BARLES, L’Invention des déchets urbains : France, 1790-1970, Champ Vallon, 2005.
  • N. BENELLI, D. CORTEEL, O. DEBARY, B. FLORIN, S. LE LAY, S. RÉTIF, Que faire des restes ? : le réemploi dans les sociétés d’accumulation, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
  • COLLECTIF ROSA BONHEUR, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, p. 227.
  • A. CORBIN, Le Miasme et la Jonquille, 1982 ; 2008, Flammarion.
  • V. MILLIOT, « Petites histoires de trottoir. Les médiations du récit sur les marchés informels » in C. COURTET, M. BESSON, F. LAVOCAT et A. VIALA (dir) : Mises en intrigues, « Rencontres Recherche et Création » du Festival d’Avignon, CNRS éditions, Paris, 2016, pp. 163-183.
  • V. MILLIOT, « Une intenable bureaucratie de la rue : les travailleurs sociaux face aux débordements des marchés informels ». TSANTSA, Volume 21, Septembre 2016, pp. 38-50.
  • B. MONSAINGEON, Homo detritus, Critique de la société du déchet, Seuil, 2017.
  • P. POPOVIC, « En rade : les descendants du chiffonnier. Lire Gille Ascaride », in Montréal, Paris, Marseille : la ville dans la littérature et le cinéma contemporains. Plus vite que le cœur des mortels, volume 45, numéro 2, été 2014.
  • S. RULLAC, H. BAZIN, « Les biffins et leurs espaces marchands : seconde vie des objets et des hommes », Informations sociales, 2014/2 (no 182), pp. 68-74.
  • « Le Vieux Marché, grand oublié du déconfinement », Pavé des Marolles, 3 mai 2020.
  • S. SASSON, Le Chiffonnier des Marolles, site de la Sonuma, 1962.
  • Je jette, tu récupères. - 1 vol. (72 p.) : ill., photos en noir et blanc, schéma, carte, plans. - (Les Cahiers de La Fonderie ; 1994(17)