Il y a des violences dont on sature l’espace médiatique, en particulier celles qui confortent le fantasme de classes dangereuses. Tel est le sort fait aux événements du début du mois de novembre, suite à la victoire de l’équipe de foot du Maroc contre la Côte d’Ivoire. Dans ce qui s’apparente à une véritable opération communicationnelle et politique, une manifestation de colère en réponse à l’attaque d’un rassemblement festif à la Bourse par les auto-pompes de la police se transforme en assaut du centre-ville bruxellois par des émeutiers.
Une des conditions qui rend possible cette interprétation des faits, montage utile et classique pour légitimer une série mesures répressives, réside dans l’invisibilisation des violences ordinaires, et parfois extra-ordinaires, que subissent certaines catégories de populations. Rendre visibles ces violences est un acte politique et d’analyse essentiel pour contrer les récits dominants des révoltes populaires. Cela passe par la prise de parole publique de ceux qui en font directement l’expérience et le relais de ces récits par des alliés. Radio Rive West qui arpente les rues du vieux Molenbeek (et parfois au-delà) est l’un d’entre eux. Rencontre…
– Qu’est-ce que Radio Rive West ?
– C’est un blog d’écoute de capsules audio, qui recueille les paroles d’habitants du vieux Molenbeek principalement – mais également d’autres quartiers dits du « croissant pauvre » bruxellois – sur des questions qui n’ont que peu de place dans les médias grand public ou qui sont traitées le plus souvent de manière caricaturale, depuis un parti-pris dominant et sans l’avis des principaux concernés.
– Qui est Radio Rive West et pourquoi ce projet ?
– Radio Rive West est née fin novembre 2015, en riposte à la violente offensive policière, politique et médiatique qui s’est abattue sur notre quartier au lendemain des attentats de Paris. Il y avait déjà quelques prémisses, des enregistrements et des contacts autour d’une initiative radiophonique mais le sentiment d’urgence et de nécessité s’est vraiment emparé de nous à ce moment-là. Une confusion terrible régnait de toute part sur ce qui était en train de se passer ; beaucoup d’habitants vivaient dans la peur et la majorité d’entre nous ressentait un immense décalage avec le discours ambiant. Il fallait absolument faire entendre d’autres sons de cloches, de l’intérieur, depuis le vécu personnel d’habitants, et faire comprendre que les « jeunes des quartiers », « les bons et les mauvais musulmans », tout ça n’existe pas, c’est de la rhétorique et des opération politiques. C’est bien plus hétérogène, singulier et complexe : l’enjeu est grand de se donner les moyens de comprendre ce qui nous arrive, de se donner du champ, de se donner du temps, de se rencontrer pour en parler, hors des cadres de référence institutionnels qui ont des intérêts liés à ceux des autorités. L’outil radio semblait permettre tout cela.
– Le blog de Radio Rive West est composé de plusieurs sections (« Que fait la police ? », « Allah & moi ! »…) Peux-tu décrire un peu ce qu’on y trouve et pourquoi tu as choisi cette manière de thématiser ?
– En fait, il y a quatre thématiques d’émissions qui partent directement du contexte et de l’actualité qui ont vu naître Radio Rive West :
– Pourrais-tu revenir sur la manière dont s’est déroulée la réponse des institutions répressives aux attentats et comment elle a été vécue par les habitants que vous avez rencontrés ?
– Jan Jambon a prévenu qu’il allait opérer un « grand nettoyage » dans « chaque maison » de la commune, autrement dit : le « Plan Canal ». C’est difficile de connaître le nombre et le détail du déroulement des contrôles, des radiations, des retraits de passeports, des rafles en pleine rue, des défonçages de portes d’appartement qui ont eu lieu depuis le début de l’année 2015, car la plupart des personnes concernées ont peur d’en parler et certaines ont été menacées de représailles si elles le faisaient. Mais il s’agit de plusieurs milliers d’interventions qui ont été menées par les « cow-boys » du Plan Canal, comme on les surnomme ici. Les énoncés racistes et islamophobes hyper-médiatisés tenus par de nombreux politiques, les raccourcis et les amalgames diffusés quotidiennement, ont fait l‘effet d’une propagande intensive qui a légitimé la répression et l’intimidation menées par les forces policières et judiciaires. Du coup, les personnes ciblées, dont l’écrasante majorité n’avait rien à voir avec les attentats, se sont retrouvées complètement isolées. L’ambiance a été celle d’un état de siège, ou d’une guerre de basse intensité, ponctuée du son entêtant des hélicoptères en vol stationnaire au-dessus de nos têtes, avec le sentiment d’être au cœur d’un zoo sillonné de journalistes agressifs et de touristes amateurs de sensations fortes. Molenbeek a servi de laboratoire pour ce fameux Plan Canal dont la « phase 2 » prévoie son extension sur six autres communes de Bruxelles. C’était en quelque sorte l’expérimentation sur le terrain d’un État sécuritaire à appliquer à plus grande échelle.
Ce serait long d’expliquer ici tout le contexte, mais il y a un article, écrit avec des habitantes et publié sur notre blog, intitulé « Molenbeek, la construction d’un territoire ennemi intérieur », qui aide à saisir l’ampleur de l’offensive qui s’est vraiment révélée avec le Plan Canal.
– Tu parles de l’ordinaire de la répression. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur certaines des personnes et des collectifs que vous avez rencontrés via Radio Rive West et qui subissent et s’organisent face à cet ordinaire répressif ?
– Jusqu’ici nous avons surtout rencontré ou eu l’occasion de relayer les histoires de familles de personnes tuées ou brutalisées par la police qui s’organisent souvent sous forme de comités « Vérité et justice » ; par exemple pour Soulaymane Jamili Archich, pour Sabrina & Wassim ou pour Moad à travers le comité des parents contre les violences policières. Il s’agit principalement pour eux de mobiliser du soutien autour des procès, même si le comité des parents a déjà organisé un rassemblement sur la place communale de Molenbeek pendant « l’état de siège » que nous avons vécu fin 2015 et début 2016. Il y a aussi le comité Free Ali Aarrass qui se mobilise pour sortir celui-ci d’une situation intenable suite à son extradition au Maroc où il est emprisonné et torturé, et qui dénonce plus généralement le sort réservé aux bi-nationaux en Belgique. Certaines personnes se retrouvent seules à porter plainte contre la police pour harcèlement et nous essayons aussi de relayer leurs histoires. Par ailleurs, nous avons rencontré d’autres collectifs militants bruxellois avec qui il y a eu des entretiens ou divers projets qui n’ont pas forcément aboutis, la plupart se mobilisant autour des questions du racisme, de l’héritage post-colonial, de l’islamophobie, des violences policières, de la répression préventive, du profilage ethnique... mais ils sont nombreux et il serait long de détailler toutes leurs démarches ici.
– Quelles sont les perspectives de Radio Rive West pour les années à venir ?
– Pour le moment, la radio avance au ralenti. Nous n’avons pas d’aide financière, ce qui permet d’être le plus indépendants possibles, mais ce qui veut dire aussi que chacun prend sur son temps libre pour réaliser de nouveaux enregistrements et de nouveaux montages. On a introduit cette année des illustrations photographiques pour permettre que les montages circulent plus largement sur les réseaux sociaux auprès d’autres personnes que les protagonistes des entretiens ou que les habitués au dispositif de l’écoute radiophonique ; mais ça prend encore plus de temps. La perspective principale pour le moment c’est de lancer des ateliers radio dans le voisinage pour que des personnes intéressées puissent plus facilement se ressaisir de l’outil, et du coup élargir les préoccupations et le réseau de RRW au-delà des quelques personnes impliquées pour le moment.
Nous remercions Radio Rive West pour cet entretien et espérons que d’autres participants rejoignent le projet. Dans la lignée de leur démarche, il est important de faire connaître un événement récent…
Le 8 décembre 2017, le Conseil des Contentieux des Étrangers a confirmé la décision de l’Office des Étrangers de retirer le titre de séjour à un franco-marocain né et ayant grandi en Belgique sous prétexte de la menace qu’il représenterait pour la sécurité nationale [1]. « Sécurité nationale » ? L’Office des Étrangers invoque les arrestations successives du jeune homme pour vol et vente de stupéfiants. Prise en vertu de la récente modification de la loi de 1980 sur l’accès au territoire des étrangers, plus connue désormais sous l’appellation « loi déportation » [2], cette décision illustre l’élasticité du concept de sécurité nationale. Surtout, elle illustre l’affirmation décomplexée du sort que l’État belge fait subir aux populations qu’il désigne comme l’ennemi.
Dans le contexte où cette figure de l’ennemi est construite par une large partie du spectre politique et médiatique à coup d’amalgames opportuns entre terroristes, délinquants, musulmans et étrangers, le travail de Radio Rive West est une petite pierre en regard du travail titanesque qui consiste à déconstruire ce type d’opérations politiques. Les récits qu’on peut trouver sur ce blog rappellent le rôle fondamental que joue la violence, physique et symbolique, appliquée de manière différenciée selon les catégories de populations, dans le fonctionnement de la démocratie belge. Au-delà de l’analyse politique de la situation, Radio Rive West donne à entendre les récits de personnes qui refusent de correspondre aux figures produites au cours de ces opérations et à celles de victimes. En cela, il est aussi un outil qui alimente une réflexion plus large sur les manières de faire face à cette violence institutionnelle.