Les politiques de mixité sociale dans les quartiers populaires ont 25 ans. Vingt-cinq ans qu’on les dénonce et qu’on observe la façon dont elles appauvrissent les plus pauvres. Pourtant, certains défendent encore la mixité dans les quartiers au nom d’une (peu probable ?) augmentation de la mixité dans les écoles et de ses (peu probables ?) effets positifs sur l’enseignement.
Depuis la création de la Région, le renforcement de la mixité sociale a été placé au cœur des politiques urbaines, principalement dans les quartiers centraux de faible niveau socio-économique. D’un côté, le gouvernement a déployé des efforts considérables pour attirer dans ces quartiers des ménages à revenus moyens et supérieurs ; de l’autre, il a fait très peu pour permettre aux ménages à bas revenus de s’y maintenir dans des conditions financières acceptables. Les coûts d’accès au logement se sont envolés, ce qui a réduit dramatiquement le parc locatif privé financièrement accessible aux ménages à bas revenus, réduction qui n’a pas été compensée par la création de logements sociaux supplémentaires. Le logement social représente aujourd’hui moins de 9% des logements bruxellois alors que la moitié des ménages bruxellois sont dans les conditions de revenus pour y être admis. Parmi les quelque 3 800 logements créés annuellement cette dernière décennie (eux-mêmes très loin des 5 800 nécessaires pour loger le supplément de ménages liés à la croissance démographique), 100 logements à peine étaient des logements sociaux [1]. Dans les quartiers dits populaires, à deux pas de nouveaux projets immobiliers luxueux, la hausse des coûts du logement aggrave les effets de la pauvreté. Le logement trop cher retarde l’émancipation de nombreux jeunes adultes financièrement captifs du toit parental, contraint des ménages à ne pas se chauffer suffisamment, à renoncer à des soins de santé, etc. Beaucoup de ménages sont aussi contraints de sur-occuper leur logement, ce qui limite la possibilité pour les enfants de s’isoler pour le travail scolaire. Ici, la mixité sociale ressemble furieusement à une simple dualisation.
Ces faits, certains partisans des politiques de mixité sociale ne les ignorent pas. Mais ils estiment que c’est là le prix à payer pour lutter contre la concentration des populations pauvres dans les vieux quartiers centraux. Selon eux, cette concentration spatiale générerait en soi des effets délétères, aggravant la pauvreté.
Et l’école serait, de ce point de vue, un terrain emblématique. Placée au cœur des mécanismes de la reproduction des inégalités, elle serait l’une des grandes victimes de la concentration des pauvres dans les « ghettos » urbains.
Ce qu’est censée nous dire la théorie
On le sait, d’enquête Pisa en enquête Pisa [2] : les performances de l’enseignement en Communauté française (largement majoritaire à Bruxelles) sont médiocres, surtout pour les élèves issus de ménages de faible niveau socio-économique. Ceci s’expliquerait en grande partie par la ségrégation sociale dans les écoles, c’est-à-dire par le fait que les élèves ayant le plus de difficultés, au lieu d’être équitablement dispersés dans l’ensemble des écoles, sont concentrés au contraire sur une partie seulement d’entre elles. Or ces « écoles ghettos », principalement situées dans les quartiers populaires, sont souvent vues comme un simple reflet mécanique des « quartiers ghettos ». Conclusion (hâtive) : en augmentant la mixité sociale dans les quartiers, on ferait automatiquement disparaître les « écoles ghettos ».
La série d’enchaînements vertueux serait, en gros, la suivante :
Seul petit problème : les trois enchaînements ci-dessus sont en réalité… extrêmement contestables.
Regardons-y de plus près.
Ce que nous disent les faits…
Tout d’abord : les ségrégations entre les écoles ne sont pas le simple reflet des ségrégations résidentielles.
Penchons-nous, à titre d’exemple révélateur, sur le cas de l’enseignement maternel.
Au niveau de l’école maternelle, les distances domicile-école restent courtes et elles s’inscrivent, plus que dans le primaire et le secondaire, dans une simple logique de proximité. À cet âge, les enfants ne sont pas autonomes dans leurs déplacements ; le besoin de trouver une « bonne » école (éventuellement plus lointaine) se fait sans doute moins sentir que pour les enfants plus âgés ; et les élèves n’ont encore aucun passé académique qui puisse inciter à éviter des écoles jugées trop exigeantes. Bref : s’il y a un niveau où toutes les conditions semblent réunies pour que les élèves d’un même quartier se retrouvent dans une même école, c’est bien dans le maternel. Or, on est très loin du compte ! Les écarts de niveau socio-économique que l’on peut observer entre le public des différentes écoles bruxelloises (carte 1) sont nettement plus importants que les écarts que l’on observerait si la composition sociale des écoles était le simple reflet de celle des quartiers (carte 2). Autrement dit, dès le niveau maternel, au sein des mêmes quartiers, les élèves de niveaux socioéconomiques différents ont tendance à se retrouver dans des écoles différentes. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on le constate [3] : en s’appuyant sur le profil académique des élèves, la ségrégation entre écoles est environ deux fois plus importante que celle attribuable à la ségrégation entre quartiers. Et les choses ne s’arrangent pas, inutile de le préciser, aux niveaux du primaire puis du secondaire…
À vrai dire, ces constats ne sont pas très étonnants dès lors que l’on accepte de se débarrasser de deux idées reçues. Premièrement, il n’y a pas à Bruxelles de « quartiers ghettos » si l’on entend par là des quartiers isolés du reste de la ville, où les habitants n’auraient accès qu’à une offre scolaire très limitée. Même au cœur du croissant pauvre et sans s’en éloigner trop, on a accès à une offre assez diversifiée d’écoles. Deuxièmement, pratiquement tous les quartiers bruxellois sont en réalité socialement mixtes, y compris ceux du croissant pauvre. Or, les parents de niveau socioéconomique plus élevé ont tendance à choisir, parmi les écoles accessibles, celles qui sont les moins fréquentées par les enfants peu favorisés du quartier. Ces parents ont aussi davantage les moyens (financier, réseau, codes verbaux et vestimentaires, etc.) pour y obtenir une inscription. Une fois installée, la hiérarchie sociale entre établissements tend dès lors à se reproduire. En d’autres termes, sous le jeu de la concurrence des parents et des écoles, la mixité sociale résidentielle ne se réplique pas dans les écoles. Lorsque la mixité augmente dans un quartier, elle engendre au contraire une dualisation, avec un écart croissant entre les publics que les différents types d’écoles accueillent.
Ainsi, si l’on divise les quartiers bruxellois et péri-bruxellois en 10 groupes selon le niveau socio-économique, les quatre groupes où l’hétérogénéité socio-économique est la plus grande sont aussi ceux où la dualisation scolaire est maximale.
Bon, mais ce n’est pas tout.
Car, (et nous passons ici au deuxième enchaînement de notre schéma vertueux) la mixité sociale au sein d’une école ne se traduit pas forcément par de la mixité sociale au sein des classes. Loin s’en faut. C’est surtout évident dans le secondaire. Le profil socio-économique des élèves peut y varier fortement selon la filière suivie au sein d’une même école. Et même au sein d’une même filière, des classes parallèles peuvent avoir des niveaux socio-économiques très différents, par exemple lorsque les élèves ont été regroupés selon des critères de confession religieuse, au motif de faciliter l’organisation des horaires (si, si, cela se fait !). Or, les écoles qui cherchent à attirer et retenir les élèves favorisé(e)s (réputé(e)s plus faciles à prendre en charge) vont en général proposer les options qu’ils/elles recherchent (ou que leur famille recherche pour eux/elles). L’école sera éventuellement mixte socialement, mais les classes le seront nettement moins.
Cerise sur le gâteau (courage : nous voici arrivés au troisième et dernier des enchaînements montrant les vertus scolaires de la mixité résidentielle) : il n’est en réalité nullement évident que la mixité sociale dans les classes permette en soi d’améliorer les performances scolaires des élèves de faibles niveaux socio-économiques [4].
Certes, les performances des élèves apparaissent souvent meilleures dans les systèmes éducatifs nationaux (ou infranationaux) où les écoles sont les moins ségrégées entre elles, et les plus mixtes socialement. Mais une corrélation ne peut pas être confondue avec un lien de causalité. Un système moins ségrégatif ne tombe pas du ciel : il est lui-même le produit d’un système social global, souvent moins inégalitaire. Et ce système social a évidemment des effets beaucoup plus larges que la mixité dans les écoles. Il conduit entre autres à un ensemble de pratiques spécifiques, dans le champ éducatif ou ailleurs, qui contribuent à maintenir le caractère plus égalitaire de la société. Et c’est cet ensemble de pratiques qui peut expliquer les résultats attribués à la mixité (qui, seule, n’aurait peut-être aucun effet).
En réalité, le parcours de la littérature scientifique ne permet pas d’arriver à des conclusions simples et tranchées sur cette question [5]. Certaines études empiriques concluent à des effets positifs, d’autres à des effets négatifs de la mixité dans les classes (hé oui : les enfants issus des milieux populaires peuvent aussi, dans une classe socialement mixte, être surexposés au risque de relégation. Ils peuvent par exemple être délaissés par des enseignants peu formés à l’enseignement différencié – et qui souvent enseignent sous la pression des attentes académiques des familles plus nanties). D’autres études encore… ne voient rien du tout.
C’est d’ailleurs à peu près ce qu’on voit (… rien) lorsqu’on examine les résultats au CEB dans les écoles bruxelloises selon la part d’élèves défavorisés qui y sont scolarisés. Comme ces élèves ont en moyenne de moins bons résultats, les résultats moyens des écoles baissent évidemment quand augmente la proportion de ces élèves. Mais ce qui est intéressant, c’est que la baisse est régulière. Or, si ces élèves avaient individuellement des résultats encore moins bons lorsque leur proportion augmente dans les écoles, les résultats devraient baisser de plus en plus vite. Par exemple, ajouter 10% d’enfants de milieux défavorisés devrait faire baisser les résultats moyens fortement lorsqu’il y en a déjà 50% que quand il n’y en a que 10%. Or, ce n’est pas ce qu’on voit ! Tout se passe comme si les résultats individuels de ces « moins bons » élèves restaient les mêmes qu’ils soient ou non regroupés.
À ce stade, on pourrait donc résumer les choses ainsi :
1. L’augmentation de la mixité sociale résidentielle est peut-être un outil pour augmenter la mixité sociale dans les classes des écoles, mais alors, cet outil a de sérieuses chances de médaille au championnat de l’inefficacité.
2. L’adoption de mesures de régulations internes à l’enseignement semble une alternative bien plus raisonnable. En affectant les élèves aux écoles en veillant à y maintenir une mixité sociale, on pourrait théoriquement, sans augmenter notablement les distances domicile-école, réduire nettement les écarts socio-économiques entre écoles [6].
3. Cependant, il n’est nullement évident que la mixité sociale ainsi obtenue conduirait à de meilleures performances académiques.
4. Un tel système de régulation des inscriptions poserait deux difficultés qui ne peuvent être minimisées. D’une part, ce système devrait réguler, à tous les niveaux, non seulement les inscriptions mais aussi les choix des options, la composition des classes ou les pratiques d’évictions par l’échec ou par le renvoi. Sans quoi, le risque est grand de voir le système scolaire simplement se déformer sous les régulations partielles, de manière à reproduire autrement les anciennes ségrégations sociales. D’autre part, un tel système sans échappatoire soulèverait, comme l’a montré la saga des décrets inscriptions moins ambitieux, une très vive opposition parmi les ménages assez aisés – et sans doute aussi parmi de très nombreux élus (y compris parmi ceux qui se montrent de chauds partisans de la mixité résidentielle… dans les quartiers populaires).
Reste alors à oser une dernière question.
Cette mixité sociale à l’école : est-elle au fond si nécessaire ? Et pourquoi ?
Cette question trop souvent refermée sans examen, nous pensons qu’elle devrait faire l’objet d’un véritable débat argumenté (Des discussions telles que celles proposées entre P. Waubb et B. Delvaux nous paraissent à cet égard indispensables) [7].
Pour notre part, en l’état actuel du débat, nous voudrions interroger un dernier argument en faveur de plus de mixité sociale dans les écoles.
Certain(e)s dirons en effet que notre question est, depuis le départ, bien mal posée : que le véritable enjeu n’est pas tant d’améliorer des performances académiques que de favoriser le « vivre ensemble » et la rencontre avec l’autre (avec l’autre « social », en particulier).
Admettons.
Mais pour qu’un enfant de milieu « populaire » puisse véritablement rencontrer l’« autre social », sans en subir les codes et la suprématie, n’y a-t-il pas une condition minimale ? Ne faut-il pas que l’enfant ait pu préalablement commencer à construire sa propre identité sociale ?
Or, comment pourrait-il le faire sinon collectivement, avec d’autres « pareils à lui-même », dans un cadre permettant la construction d’une conscience fière de sa propre appartenance sociale : dans une école populaire conquérante, qui n’espère rien d’en haut et se construit sur ses propres forces ? Dans une école « à la Freinet » où l’élève-acteur/trice découvre le monde avec d’autant plus d’appétit que c’est, aussi, pour le changer.
Après tout, et à contre-courant du mépris qui désormais accable le « pauvre », il y a une vraie fierté à appartenir à un milieu où, quand on travaille une heure, on ne gagne pas de quoi acheter plusieurs heures du travail d’autrui. Oui, il y a une fierté à ne pas être un exploiteur : et cette fierté-là contient en germe un « tout autre » universalisme à proposer au monde, très différent de cet universalisme si particulier qui aujourd’hui domine, celui où une heure de la vie des un(e)s vaut moins qu’une heure de la vie des autres.
Tout compte fait, la solidarité sociale ou la protection des droits fondamentaux, c’est-à-dire parmi ce que notre société garde en elle de plus beau (et qu’elle perd, hélas, peu à peu), n’ont nullement été accordés « par en haut » : elles ont été au contraire arrachées par des classes populaires rassemblées plutôt que diluées, conscientes d’elles-mêmes et de leurs valeurs, et capables de passer les alliances sociales nécessaires pour les faire valoir.
Ancien travailleur d’IEB
, Pierre Marissal , Sophie Deboucq , Stéphanie D’HaenensChargée de mission
[1] Dessouroux, Ch. et alii, « Le logement à Bruxelles : diagnostic et enjeux », Brussels Studies [En ligne], Notes de synthèse, n° 99, mis en ligne le 6 juin 2016, consulté le 22 janvier 2017. URL : http://brussels.revues.org.
[2] Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves, ensemble d’études visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs de différents pays. Voir l’article Gouverner l’enseignement par et pour les chiffres pour plus de précisions.
[3] Marissal, P., « La ségrégation entre écoles maternelles. Inégalités entre implantations scolaires : les inégalités sociales entre quartiers ont trop bon dos », Éducation et Formation 302, p.191-203, 2014.
[4] Une bonne école, c’est quoi ?. Bruxelles en mouvements n°286 (janvier-février 2017).
[5] Cf. par exemple Dupriez, V. et Draelants, H. (2004). « Classes homogènes versus classes hétérogènes : les apports de la recherche à l’analyse de la problématique », Revue Française de Pédagogie, 148, 145-165.
[6] Zéro école-ghetto. Bruxelles en mouvements n°286 (janvier-février 2017).
[7] article 30680 Bruxelles en mouvements n°286 (janvier-février 2017).