IEB a interviewé Albert Martens, sociologue, professeur émérite à la K.U.L. Il habitait au quartier Nord lors des expropriations pour le Plan Manhattan et a créé le Comité d’action du Quartier Nord (1968-1974) pour lutter contre les démolitions. Il participera aussi à d’autres luttes comme celle des sans-papiers en 1974 qui donnera lieu à la première campagne de régularisation des travailleurs sans papiers. Albert Martens nous livre ici son regard en tant qu’acteur sur ce qui s’est passé au Quartier Nord...
Les années septante étaient celles des luttes urbaines à Bruxelles. Quel était le contexte ?
Albert Martens : C’était le moment où l’ARAU et d’autres prétendaient à juste titre avoir sauvé la Marolle, menacée de démolition pour l’extension du Palais de Justice. Il y avait un projet de démolition de 5 îlots, pas beaucoup, si on le compare au Quartier Nord où 41 îlots devaient être expropriés et rasés. La bataille des Marolles reste tout à fait symbolique parce que c’était la première lutte urbaine gagnée. Dans les communes concernées par le projet Manhattan (Bruxelles-Ville, Saint-Josse et Schaerbeek), toutes les majorités communales de l’époque avaient approuvé le projet. Les habitants, éparpillés sur trois communes, dépendaient de majorités politiques différentes.
Tous ces partis étaient-ils d’accord sur le projet Manhattan et ses finalités ?
A.M. : Ils ont tous voté le projet. On était aussi dans le sillage de l’Expo 58, avec comme grande idéologie : « il faut moderniser la ville ». Houston est le symbole - qui a inspiré le groupe Structure et les ingénieurs de la SOBEMAP - vers lequel on devait aller. Tous ensemble : « gauche, droite, chrétiens, nous marchons ensemble, la main dans la main vers la réalisation d’un grand projet urbain où il faut travailler à Bruxelles, se déplacer en voiture et repartir le soir à la campagne ». C’est ça l’avenir de la ville. A Saint-Josse, le bourgmestre Cudell était un visionnaire. Pour sauver sa commune, il devait faire deux choses : garder un minimum d’habitants et avoir des rentrées financières. Il a donc rénové dans quelques quartiers, il a aussi essayé d’avoir des populations solvables, au lieu de gens qui dépendent du CPAS ou qui sont au chômage. Au Quartier Nord, il fallait « nettoyer » le quartier, défini comme celui « des bordels et des entrepôts ». Il fallait que la presse présente le quartier comme pourri, un « chancre au flanc de la ville » alors que ce quartier était l’exemple même de la mixité sociale dont nous rêvons maintenant : commerces, logements populaires et classes moyennes, artisans, cafés, etc. Seul le Drapeau rouge, qui dépendait du Parti communiste, ne jouait pas ce jeu.
Et le combat que vous avez mené dans le quartier Nord, il a démarré comment ? Comment vous êtes-vous organisés ?
A.M. : On est contemporain de la bataille des Marolles. Dans le Quartier Nord, chaque commune a commencé à démolir morceau par morceau. Schaerbeek commence un peu plus tard. Au départ, les habitants ne s’inquiétaient pas trop, les démolitions s’étalaient sur plus de 10 années, mais quand le bulldozer est au coin de la rue, c’est la panique... Les démolitions commencèrent à Bruxelles-Ville par la démolition des terrains d’une brasserie, un terrain industriel, donc non habité. Mais quand ils arrivaient dans les rues voisines, habitées celles-là, les habitants surtout les locataires, ne savaient où aller. C’est alors qu’avec l’aide et le soutien de la paroisse Saint Roch et d’une assistante sociale, Nicole Purnôde, nous avons pu créer le Comité d’action Quartier Nord pour obtenir le relogement des expulsés. Nous n’avions pas de de prétentions, ni urbanistiques, ni autres. Nous luttions pour obtenir le droit à un logement pour ceux qui étaient expropriés alors que le motif « d’utilité publique » invoqué était d’installer des bureaux essentiellement privés. Alors à quoi servent les pouvoirs publics ? Simplement à collectiviser le sol, à rassembler les parcelles cadastrales, pour les offrir à un promoteur privé ? L’expropriation « d’utilité publique » permet de redessiner des grands espaces de terrains. Les pouvoirs publics ont servi à mettre un terrain urbain très parcellisé (plus de 1 300 parcelles cadastrales) à la disposition des promoteurs immobiliers pour y réaliser des tours, pour le marché privé.
Et pour les locataires expropriés, comment cela se passait ?
A.M. : Au fur et à mesure que le quartier était démoli, le nombre de logements baissait ainsi que les loyers. Les locataires payaient de moins en moins. Les propriétaires disaient : « vous pouvez rester, mais je ne fais pas d’investissements et je ne vous donne aucune garantie. Vous devrez partir quand je recevrai la lettre de la commune. » Tout le monde partait, les propriétaires nantis essayaient de partir le plus vite possible, ceux qui avaient un capital culturel, économique, financier partaient les premiers. Les moins riches attendaient d’être indemnisés pour pouvoir se racheter un autre logement. Nous, ce qui nous préoccupait, c’était surtout le relogement des locataires expulsés pour lesquels les communes expropriantes prétendaient n’avoir ni obligation ni responsabilité...
Comment s’organisait la mobilisation ?
A.M. : Surtout par des assemblées générales et l’aide individuelle au relogement. Les assemblées générales permettaient l’information collective, la mobilisation et l’organisation de la protestation : pétitions, manifestations, conférences de presse, etc. pour obliger les pouvoirs publics à tenir compte de nos revendications, l’obtention des allocations loyers, déménagement, installation, etc. D’autre part, on aidait aussi les gens individuellement à se reloger. L’aide individuelle permettait aussi de mobiliser collectivement les habitants. Pour nous légitimer, il fallait faire des assemblées générales, montrer que les gens peuvent s’unir pour faire le poids. À l’époque, il n’y avait pas de GSM, pas d’Internet, mais on avait juste une stencileuse pour imprimer nos tracts. Ensuite, on faisait le tour des boîtes aux lettres sur un kilomètre pour inviter à l’assemblée générale, en arabe et en turc... On a fait des assemblées de 200 personnes. Je crois qu’il faut lutter d’une façon intelligente, sans se surestimer. Nous pouvions compter à l’extérieur du quartier sur les bonnes âmes qui étaient scandalisées par le sort des habitants : l’Eglise catholique, les autres ou les intellos qui réclamaient le relogement pour ces habitants. On a eu un peu plus de poids au moment où l’ARAU a voulu non seulement défendre les habitants mais aussi demander la révision de tout le plan. Mais l’ARAU n’est rentré dans le jeu qu’en 1974 alors que le plan date de 1967. A l’origine l’ARAU n’était pas très chaud et voulait seulement essayer de négocier avec les gros bonnets, etc. Et nous, nous voulions leur rentrer dans le lard. On était plus dans une conception des luttes de classes alors que l’ARAU , c’était plutôt des projets alternatifs, la conception autre que l’urbanistique à faire accepter avec des écoles urbaines etc. Au début des démolitions, nous n’avions pas la légitimité intellectuelle que les gens de l’ARAU pouvaient donner. A partir de 72-74, l’ARAU, a enfin décidé de dessiner un plan alternatif qui a permis entre autres de ne pas démolir la rue du Faubourg et la rue Simons.
En quoi c’était une expression au droit à la ville ?
A.M. : Le droit à la ville n’existe pas pour certains habitants, surtout les locataires. C’est tout, c’est terminé... Tout juste le droit à la ville pour les propriétaires. Vous pouviez protester à l’époque pour « l’utilité publique » : c’est une question de fric, ça se résume à ça et le locataire dès qu’il n’a pas de bail, il ne compte pour rien, il n’existe même pas, il est sur une autre planète, c’était vraiment la ville = terrain = fric.
Vous dites que les grands absents sont les organisations ouvrières ?
A.M. : Oui, ils n’avaient pas de projet. Le secteur du bâtiment est important pour le syndicat. « Quand le bâtiment va, tout va, n’est-ce pas ? » Donc, quand on a un quartier de 53 hectares à démolir et reconstruire en pleine ville, on ne crache pas dessus. Tous les marchands de béton, les ingénieurs, les ferrailleurs, les entrepreneurs, et même Monsieur Froidcœur (joli nom pour une entreprise de démolition), toutes ces entreprises ont fait travailler des ouvriers belges, marocains, turcs, grecs,… qui démolissaient les maisons d’autres ouvriers. C’est pour le moins tragique. Je ne dis pas qu’ils démolissaient leur propre maison mais celles de leurs congénères. L’État devait favoriser ces grands projets, parce que ça faisait marcher l’économie et cette logique-là était partagée par les organisations des travailleurs.
Qu’est-ce qui est possible aujourd’hui par rapport aux luttes urbaines ?
A.M. : Je crois qu’il faut travailler sur plusieurs plans. Par exemple, pour la maîtrise du foncier, prenons les stations de métro. Dès que vous dépassez la Petite Ceinture, la situation de chaque station de métro génère une plus-value pour tous les propriétaires des environs (facilité d’accès, mobilité, etc.). Les communes pourraient déterminer ensemble autour de la Petite Ceinture, un périmètre, une zone de deux à trois cents mètres autour de chaque station de métro, qui constituerait un périmètre de préemption. Cette zone deviendrait un espace qui pourrait faire partie d’une nouvelle régie foncière urbaine. Il serait aussi possible d’exproprier, mais tout ce qui serait mis en vente, la commune ou la Région pourrait le racheter prioritairement, pour développer des projets publics, que ce soit du logement, des écoles... Pour les pouvoirs publics, ce serait là l’occasion de reprendre la maîtrise du foncier. C’est faisable, mais quel parti politique va oser le faire ?
C’est une décision politique qui n’est pas simple ?
A.M. : Il ne faut pas s’étonner qu’on ait des problèmes, que le logement se fasse rare, avec le boom démographique. Les moyens pourraient exister mais il faut déterminer dans la ville les zones de plus-value. Mais comment ? La complexité du jeu politique, le cumul des mandats, tout cela n’aide pas. Le citoyen, où est-il dans tout ça ? Un de mes grands dadas maintenant, c’est une alliance entre les groupes urbains et les syndicats. Les syndicats du bâtiment doivent être mobilisés pour reconstruire la ville et pas n’importe comment. Ce n’est pas gagné : les syndicats des travailleurs du bâtiment sont priés de revendiquer non seulement de meilleurs salaires et de bonnes conventions collectives, mais aussi le type et la qualité de bâtiments qu’ils vont construire. Sur la question de savoir ce qu’ils vont construire.
Le regard et l’analyse des syndicats sur cette question ont-ils évolué ?
A.M. : Il s’agit quand même du logement de leurs affiliés, du transport de leurs affiliés, de l’école des enfants de leurs affiliés. Il faut être transversal, parce que les travailleurs ne sont pas uniquement maçons, ferrailleurs, ingénieurs, ils sont aussi des chefs de famille, ils habitent les quartiers, ils veulent aussi avoir une mobilité acceptable pour eux et pour leurs enfants. Je voulais aussi me battre sur le terrain des promoteurs euxmêmes pour leur dire : « votre plan ne vaut rien, il est plein d’erreurs, de sous-estimations des coûts et des délais et de surestimations fantaisistes des bénéfices et de résultats que vous n’atteindrez jamais ». Il faut donner au moins aux pouvoirs publics des armes pour pouvoir comprendre et contester les enjeux des plans qu’on leur soumet.
Parce que les pouvoirs publics ne sont pas conscients de tout ça ?
A.M. : Non, enfin ils sont peut-être conscients mais ils ne sont pas armés.
Ils sont quand même dans une alliance avec les promoteurs ?
A.M. : Oui, mais les promoteurs travaillent avec tel ou tel bureau d’études et les pouvoirs publics doivent laisser faire le marché. Depuis la directive Bolkestein sur la libération des prestations de services dans l’Union européenne, tout ce que le marché peut faire, il doit pouvoir le faire. Par exemple, la piscine de Schaerbeek a été construite en 1950 par le service des travaux publics de la commune. Maintenant, on prétend qu’il faut suivre les règles du marché : vous prenez tout de suite un bureau d’études qui vous fait votre piscine, vous posez tout simplement vos contraintes et c’est un bureau privé qui va la faire. C’est le marché, les fonctionnaires ne sont plus que des contrôleurs et ils ne gèrent plus rien du tout.
Plus d’infos : www.quartiernord.be.