Confrontées à l’espace public, les institutions européennes se retranchent derrière les dispositifs de sécurité qui mettent à distance les habitants-usagers-visiteurs. Comment interpréter cet étrange paysage urbain quand il est aussi l’expression d’un espace politique tout aussi contradictoire ?
Au début des années 2000, un commissaire chargé d’assurer la sécurité de la place du Luxembourg pendant une solide manifestation de dockers, s’est rassuré en assurant au représentant d’une association d’habitants que la position des forces de police était imprenable placée derrière les « douves » du Parlement européen en construction.
Les douves du Parlement européen
L’immeuble dont il était question est implanté au droit de l’espace public et est par conséquence en contact avec le tissu urbain du Quartier Léopold en train de devenir européen, dans un secteur où une certaine diversité a survécu à la tertiarisation de rigueur. Initialement, l’architecture du bâtiment a été étudiée de manière approfondie car il s’agissait d’y réfléchir autrement le rapport avec l’espace urbain, avec les habitants et par extension avec le citoyen européen. Il s’agissait alors de ne plus s’inscrire dans la « stratégie d’évitement » si habituelle dès que l’on approche des institutions européennes en leur siège bruxellois.
Histoire de raconter autre chose que les reculs, les barrières, les murs aveugles et la déconnexion avec la rue, il avait été convenu d’occuper des rez-de-chaussée de plain-pied par des commerces ouverts sur rue, place et esplanade. Mais les événements new-yorkais de 2001 ont changé la donne et la sécurité est passée avant l’ouverture sur la ville. Disons plutôt que le Parlement a profité de l’occasion pour remplacer les commerces ouverts de tout côté par toujours plus de bureaux, un ensemble multimédia et un centre de visiteurs privilégiant la communication institutionnelle plutôt que la proximité avec un territoire et ceux qui l’habitent encore. Et comme il fallait éclairer les nouvelles activités situées en sous-sol, deux « rues intérieures », celles qui sont devenues les douves de notre commissaire astucieux, ont été creusées sous le niveau du trottoir coté ville, séparant irrémédiablement l’institution politique de l’espace public commun.
L’espace public du Quartier Léopold en train de devenir européen
Rues en sous-sol, esplanade suspendue, entrées à l’arrière, passerelles par dessus, chemin de fer recouvert, entrées d’immeubles remplacées par des entrées de garage et un espace public tous juste bon à permettre aux voitures de s’engouffrer dans les parkings, voilà donc le paysage urbain aux abords d’un Parlement déconnecté des rues, des places et des parcs que nous fréquentons tout les jours. Que nous racontent alors tous ces dispositifs de mise à distance sur le rapport du politique à l’espace public ?
Une autre situation tout aussi remarquable, mais beaucoup plus récente, s’est matérialisée dans le nouvel immeuble du Conseil européen, qui accueille les réunions à huis clos des chefs de gouvernement de l’Union. Par les mille et une fenêtres qui composent sa façade, il tente d’exprimer son ouverture sur la ville, en réalité sur le paysage chaotique de la rue de la Loi. Le promeneur intrigué pourrait alors se demander par où se fait l’entrée et le visiteur bégueule de s’interroger sur ce qu’il devine derrière le déluge chatoyant des châssis en bois. Le premier de dénicher une petite entrée bien maigrichonne, retranchée derrière un barnum invraisemblable de dispositifs sécuritaires et le second de découvrir une sorte d’œuf fermé sur lui-même auquel on accède par on ne sait quel parcours mystérieux. Le Conseil européen n’est-il pas la plus secrète des institutions européennes ?
Ailleurs encore, au croisement de la rue de la Loi et de la chaussée d’Etterbeek, le promoteur Atenor est en train de construire pour la Commission européenne deux tours devenues bien inutiles après la défection anglaise (15 % du budget européen et 10 % de fonctionnaires en moins), un projet de plus en contradiction avec les réglementations européennes en matière d’environnement et d’aménagement du territoire.
Caché à l’arrière de la première tour, un nouvel espace public Pocket parc escalier monumental (et quoi encore ?) est annoncé à cor et à cri. Mais que vaudra ce résidu urbain ouvert à tous les vents mauvais face à la crise de légitimité qui parcourt tout le projet de construction européenne ?
Les parcours secrets des institutions européennes à Bruxelles
Lors d’une promenade commune entre l’Association du Quartier Léopold et le Corporate Europe Observatory [1], une association qui observe la manière dont les lobbys influencent les politiques européennes, de bien curieux liens sont apparus entre espace public et ce qui se passe derrière les façades.
La manière dont s’implantent et s’articulent les immeubles de l’Union, en évitant les habitants, les usagers, voire de les propres visiteurs correspond assez bien avec ce que les citoyens pensent des institutions européennes perçues comme lointaines, décalées, voire déconnectées des réalités qu’ils vivent en Grèce, en Angleterre, en France comme ailleurs.
Derrière les façades anodines, parfois attrayantes d’immeubles anciens, ou même de prestigieuses bibliothèques, là ou le rapport à l’espace urbain est plus « sympathique » [2] un réseau occulte de groupe de pression s’organise et se répand dans un quartier sans cesse plus dédié à ceux qui circulent le nez collé sur leur smartphone et le passe sécurisé autour du cou. Ils connaissent les passages dérobés, les entrées cachées et les salons secrets où les décisions se prennent à l’insu de l’habitant-usager-citoyen. Stratégie d’évitement et parcours occultes, ce qui compte se passe ailleurs que dans l’espace public.
Confrontées à l’espace urbain, au lieu de se saisir du paysage pour exprimer l’ouverture du projet politique, les institutions européennes quelles qu’elles soient finissent toujours par se perdre dans une série de stratagèmes astucieux pour mieux se détacher.
Espace public ou sécurité
Les attentats du 22 mars 2016 ont à nouveau changé la donne. Un plan de sécurité est en train de s’élaborer pour mieux protéger encore des institutions européennes qui ne savent plus où elles vont face à la grave crise de légitimité qu’elles traversent en ce moment. Crise économique, crise sécuritaire et crise politique se conjuguent dans le quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold. Comment cela se traduira-t-il dans l’espace public, tant physique que politique, de notre ville-Région ? En regard des aménagements urbains tels qu’ils ont été formulés jusqu’à présent, doit-on craindre le pire, tant pour l’espace public physique que pour l’espace public politique ? Ce dimanche 12 mars le soleil brille, le temps est doux, les enfants jouent sur la place Morichar et l’hélicoptère de la police nationale vrombit au-dessus de nos têtes.
Et pendant ce temps, Manuel « Goldman Sachs » Barroso s’active, les spéculateurs profitent, les lobbyistes s’introduisent, les politiques s’autorisent, la grande finance s’infiltre et les citoyen.nes se demandent ce que la citoyenneté peut encore signifier à Bruxelles, comme ailleurs sur notre si petite planète bleue.
Bas-les-PAD
[1] Observatoire du lobbying exercé sur sur les institutions et les politiques européennes. https://corporateeurope.org. Voir par ailleurs le texte de Martin Pigeon dans ce numéro : « De l’introuvable espace public européen ».
[2] Du grec ancien sun (avec) et pathos (souffrance). Cela peut se traduire aussi par « compassion » qui vient plutôt du latin, une manière d’être en lien avec l’autre au lieu de s’en éloigner.