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Prises de contact

Ce texte s’est construit au contact du livre-proposition de « dérénovation des Halles ». « Au contact » signifie – dans une perspective de ville – d’en prendre des accents, de le prolonger dans une trajectoire propre, non de le commenter ou de le réduire à un objet d’études.

« Au contact » signifie que le livre parvient à toucher le sociologue par rapport à des questions qui le concernent et dont il s’engage à se faire « relais » pour son propre compte. Cette posture de médiation entre une expérience possible, le livre, et des énoncés sociologiques est ici d’autant plus simple qu’une médiation du même genre est défendue par le projet de dérénovation à propos des cultures et de leurs villes.

Question d’architectures

Mais avant d’aller plus loin, de quoi s’agit-il ? D’un projet d’architecture, avec toute l’épaisseur d’une proposition de transformation. Et s’il y a ici, fait original, « épaisseur » et « proposition », comment l’entendre ?

S’ils décident ici de mettre sous terre activités nocturnes et bruyantes, admettant l’inconfort produit, c’est bien parce qu’ils misent sur la fabrication « d’ouvertures » tenant compte des prescrits acoustiques. Et miser sur ces « ouvertures » – enlever certaines parois, construire des entrées plus coudées que filtrantes –, ce serait plutôt « expérimenter », contre un confort pour des fonctions trop assurées, les manières par lesquelles des programmations « pourraient y évoluer » à condition de porosités déambulatoires pour ou obligeant aux variations. Aucune garantie : ceci pourrait nous inquiéter s’il ne s’agissait pas, dans le démontage déjà, d’y avoir invité de manière très matérielle certains groupements locaux. Est ici centrale l’invitation, en chantier, à « manipuler » les lieux, comme dans des « halles » au fond, dont les traces n’existent plus, à force de « rénovations successives ».

Questions de médiation : chantiers physiques et moraux

S’agit-il pour autant de se dédouaner d’une éventuelle désaffection du « projet » ? Non, puisqu’il s’agit de faire « prendre un chantier », physique et moral. Les pôles et programmations proposées parient d’emblée sur une richesse enfouie, sur des articulations « à travailler » et non sur des publics « à éduquer ».

Nous avions, avec M. Sacco [1], insisté sur ce point, s’agissant de la très courue « médiation culturelle » : pas de médiation sans travail, y compris physique, sur les lieux. Pas plus de médiation sans un pari sur la force de ceux avec qui il s’agit de « faire prise » [2]. Une médiation mal posée, si sont absents, au cœur des négociations de programmation, les publics concernés, ceux qui constituent nos villes. Médiations difficiles sans aucun salarié issu des groupes en question, etc. Toute médiation devrait commencer à « l’intérieur » des dispositifs culturels, à « l’intérieur » des décisions sur ce qu’il s’agit de faire circuler. Si l’on veut éviter du moins qu’elle ne se transforme en mot d’ordre messianique appliqué à des territoires dont on regrettera, après coup, le manque de réactivité.

Ce diagnostic est d’autant plus étrange lorsque l’on connaît la créativité culturelle et politique qui s’exprime à Bruxelles malgré son manque de soutien institutionnel [3]. La tâche à laquelle invite ce diagnostic renvoie cependant aux risques redoutables de l’entre-soi.

Contre les villes, deux versions de l’entre-soi

Ce projet s’oppose à deux versions de l’entre-soi : l’une, cynique, celle de la supposée « grande liberté » d’allure européenne (halles.be) ; l’autre, moraliste. C’est ici de ville dont il est question.

Que la ville soit un enjeu politique contemporain ne semble faire aucun doute. « Faire société » nous dit Donzelot paraît être maintenant l’apanage de décideurs et d’acteurs locaux qui se retrouvent d’autant plus en charge de la cohésion sociale que s’affaiblissent les formes de sécurités sociales étatiques. D’un point de vue économique également, les villes sont appelées à « attirer » les investisseurs. Dans ce cadre, le « branding urbain » se pare d’objets culturels susceptibles d’accueillir une nouvelle classe de « créatifs », réputés centraux dans une économie dite dématérialisée. C’est tout le programme, hautement discutable, de l’inénarrable Richard Florida [4]. Une société en réseau aurait pris appui sur de nouvelles centralités urbaines pour finalement asservir les formes productives « anciennes », c’est-à-dire aussi les théâtres de luttes « passées », d’autant plus embarrassantes qu’elles sont aussi le fait de publics décrits comme absents des institutions culturelles.

C’est le terrible sens qui se dégage du « Hnonym Saison Zéro nul » des Halles actuelles, justement critiqué dans le projet de dérénovation : Mais rien ne résiste à notre cynisme averti, au-delà d’un moment d’ivresses plus ou moins bref (...). Nous flairons votre impuissance d’anonyme comme les autres. Elle nous attire. Nous ne reculerons devant rien pour vous séduire. Vous émouvoir. Vous happer. Vous convertir [5]. Cette forme particulière de vampirisme s’appuie sur une connivence et une atomisation postulées comme préalables d’on ne sait quelle « conversion » à la redondante appartenance au chic dématérialisé. Postuler le cynisme des autres consiste bel et bien à tracer par avance le cercle des concernés, au mieux une adhésion par les désillusions atomisées. Toutes celles et ceux qu’animent un sentiment de révolte, une nécessité collective notamment en raison des trajectoires dans lesquelles ils sont pris et sur lesquelles ils tentent d’influer, appartiendraient au mieux au passé de luttes désuètes [6]. Affirmation péremptoire, au mépris du niveau élevé des indicateurs de conflictualité sociale en Belgique.

Mais ce qui se dégage avant tout de cette manière de poser les diagnostics, c’est un sens aigu de l’entre-soi. À partir du moment où l’impuissance d’anonyme caractérise le « public » de l’action, la « culture » fonctionne comme une injection, une « marque de fabrique », un supplément rendant le cynisme, non seulement supportable, mais presque désirable. Désirable pourquoi ? Parce qu’il trace le cercle de ceux qui, comme convertis additionnés les uns aux autres, arborant le clin d’œil facile, « savent bien » contre ceux qui s’illusionnent, fabriquent et tentent. Ces formes de « désintérêt » envers des gens qualifiés d’encore attachés à des idées (le repli dont parle Donzelot [7]), des lieux, des histoires seraient moins ici une affaire réglée comme le disait Engels par le « voile physique » de la bourgeoisie [8] (éloignement des résidences, des lieux de socialisation, des quartiers pratiqués) qu’une affaire, plus proche, de frontière en trompe l’œil au sein d’espaces qui, de loin, sembleraient partagés [9].

À l’inverse, le pendant moraliste – cas de figure parmi d’autres certainement – se pose volontiers comme alternative à cette première forme de l’entre-soi. Il s’agirait d’un instrument d’emblée commun de cohésion, d’un instrument d’emblée engagé. Tout le contraire du pendant cynique, certes, mais non moins susceptible de menacer les fabrications de villes.

Nous pouvons nous dire éco-socialo-féministes, plus récemment végétariens, et considérer qu’il s’agit là d’une alliance de « thématiques » en se contentant alors d’additionner les groupes susceptibles de partager la table. C’est dès lors d’un Saint Repas qu’il s’agit : pour y entrer, vérifions la probité de chacun sur les matières des autres. Un « permis à points » d’autant moins écologique qu’il y prétend. Ici tout s’inverse. L’on ne parlera pas de cynisme, mais d’un engagement où aucune hésitation n’est tolérée quant aux alliances. En étude environnementale, on traiterait ce milieu d’aride, voire de « malade » tant tout semble – pour qu’il se maintienne –, préalablement conditionné comme dans une chambre d’hôpital.

Il y a, cette fois sans inquiétude quant à leur bienfondé, un ensemble d’attributs à l’aune desquels se juge la bienséance. « Nous qui éduquons bien nos enfants, est-ce un mal ? », « Nous qui mangeons bien. Est-ce un mal ? » se pavanait, dans un grand quotidien français, un « bobo décomplexé » au détour d’une réponse à la droite conservatrice encline à en moquer les manies. C’est précisément ce « nous-qui-bien » qui pose problème [10] et qui contribue également au lissage a priori des paysages urbains, s’accompagnant du rêve d’une mobilité généralisée (en puissance partout chez soi). Mais comme cette généralité semble impossible, restent des îlots d’où il est loisible de regretter que tout le monde ne s’y mette pas. Dans les deux cas, il s’agit de promotion d’un mode de vie. Le supplément d’âme comme son alternative auraient fait le compte des étrangetés acceptables. Le prix à payer, pour la ville serait sans doute son déclin en tant que lieu de trafics et de marchandages, nécessitant toujours un sens des articulations improbables [11], c’est-à-dire susceptibles de ne pas demander à chacun le permis à point préalable aux alliances en germe [12].

Habitudes architecturales


Nous ne sommes que trop habitués aux « utopies » architecturales posées comme le geste d’un démiurge bien intentionné envers le futur qu’il projette, seul pour tous. À ce titre, ces projets, même utopiques, ne « changent rien » puisque l’utopie projetée est toute entière contenue dans l’accentuation de traits donnés – par exemple, accentuer la verticalité, l’autonomie ou l’autosuffisance écologique des bâtiments – et déjà partagés. À l’inverse, nous devenons habitués à une attitude qui se pose comme son opposé, à savoir la prise en compte démocratique des attentes des groupes. Très bien, à ceci près qu’ils peuvent alors être tout autant déjà répertoriés, faisant de l’architecte le traducteur direct de « l’existant », c’est-à-dire de celui qui a pris les formes déjà attendues. Fabriquer un reflet ne s’adresse pas alors aux puissances possibles de ces groupes, moins encore à celles de ceux que ces groupes recouvrent, mais à ce qu’ils ont déjà négocié comme « attendus » ; ils ne sont pas alors pris comme susceptibles de se mettre à travailler leurs propres trajectoires. Parfois même, ils ne sont alors définis que par les « manques » que le projet comblerait. La transformation proposée n’est pas ici l’addition de tous les besoins répertoriés d’espaces, comme lorsque l’architecture exige de sciences sociales consentantes, le relevé des groupes « à satisfaire » mais tente plutôt de se mettre « au contact » – d’autres diraient « à la hauteur » – de possibles insistants lorsqu’il est question de médiation, de culture, de ville, de quartier. (pour plus de développements, voir Graziella Vella et Victor Brunfaut « Apprendre en situation de transmission », Clara, 3, pp. 31-42).

Processus de dérénovation

Et si la dérénovation des Halles dont il est ici question était aussi l’occasion de nous plonger assez loin dans une histoire qui a priori semble étrangère. Après tout, dans ces nœuds de risques, aucun détour, aucun récit de réussite et de lutte, n’est superflu.

Que le mouvement ouvrier ait marqué le 20e siècle est évident. Cet énoncé cependant recouvre fort mal les divergences et difficultés d’articulations entre des travailleurs appartenant alors à des contextes extrêmement différents. Il n’y avait rien de naturel ni de logiquement dialectique à l’émergence de tels mouvements. Une histoire anglaise [13] nous permet de nous en rendre compte. L’historien Thompson, l’un des inspirateurs des Subaltern Studies, nous intéresse en particulier à la « formation de la classe ouvrière », non pas « en général », mais « en Angleterre » [14]. Il ne s’agit pas d’un automatisme répondant à un autre, mais de la production d’un grain de sable, toute une affaire supposant échanges, négociations, voire marchandages. Ce sont des lieux divergents, des pratiques tout aussi divergentes qui entrent alors en résonances : des sectes protestantes, des libraires, des arrière-cours d’artisans qui échangent lettres ou journaux, et autant de pratiques « ouvrières » dans ce qu’elles peuvent avoir aussi de disparate, dans et hors des manufactures, des cafés bien sûr, c’est-à-dire des « lieux » – mais aussi des mots et des positions. Autant d’ensembles qui, littéralement, tiennent à quelque chose, c’est-à-dire aussi s’affrontent et se croisent.

Dans ces cas, comme dans ceux contemporains, qu’il s’agirait de reconstruire au beau milieu du flot de « jobs », de travaux de services émiettés : de la Ville serait à l’œuvre. Elle ne constitue pas alors un intérêt concurrent de celui du travail, elle n’est pas nécessairement l’alliée des dérégulations néocapitalistes. Chômage, temps partiels,... livreur de pizza du lundi mais slameur le mardi,... tout ce qui est maintenant qualifié d’externalités de l’économie « en réseau » montre à suffisance l’enjeu de production de nouveaux « lieux » dont les frontières d’intéressements ne peuvent pas s’arrêter a priori.

Sur les cendres des solidarités que l’appareil productif a détruit, il y a fort à parier que s’il s’agit de s’articuler à nouveau, la plus grande variété de trajectoires soit à rechercher.

Ici l’ouverture n’est pas suffisante en soi. C’est toute une « écologie », mais avant tout des alliances, qu’il s’agirait de tenter, en partant des attaches qui, ça et là, sont parvenues à subsister.

Comme le note le projet de dérénovation, il faudra bien prendre le risque des coexistences indifférentes (entre décoloniaux, écologistes, chercheurs, syndicalistes, etc.), des incompréhensions, s’il s’agit que ces « contacts » aient une chance non garantie de produire, non pas le commun de la violence quotidienne, mais des conflits qui en vaillent la peine, des articulations entre puissances hétérogènes, des villes, de la pensée. Méthodologiquement, s’articuler signifie abandonner l’exigence préalable de rendre des comptes à une quelconque union de la gauche.

N’en déplaise à l’universalisme abstrait, se retrouver, comme le laisse possible le projet de dérénovation, entre « femmes racisées », sans homme, sans blanc n’a d’une part rien de commun avec un quelconque « repli » mais, d’autre part et surtout, devient peut-être une ressource possible supplémentaire.

Pour nous concentrer sur de récents et pénibles événements, qu’y aurait-il de si choquant à prendre langue avec celles et ceux qui, en raison de leurs trajectoires, ont toutes les raisons de se sentir au moins aussi proches du Kivu que du Bataclan, ceux-là même qui accumulent les « jobs », les interims, font face à toutes formes de discriminations cumulées jusque dans le monde culturel et, à ce titre, ont des choses à dire et le disent déjà [15] ? Au passage, ce n’est pas comme si les mots originaux abondaient face à la double pince néolibérale et climatique. L’universel-tout-de-suite est certainement le meilleur moyen de prolonger des entreprises que nous pourrions nommer « coloniales », se donnant qui plus est l’illusion de la maîtrise d’un environnement ainsi simplifié. Mais ne pas tenter d’articulations et de coprésences risquées nous plonge certainement dans le public-cible désabusé commenté plus haut. Comme le note le livre propositionnel d’Houria Bouteldja, l’injonction au même espace politique global et garanti sans inconfort revient au renforcement de la sublime immunité de celui qui l’énonce.

par David Jamar

Sociologue de la ville, du travail, UMONS.


[1M. Sacco et D. Jamar, « La médiation culturelle dans les Centres culturels bruxellois », Rapport de recherche, CCB, 2014.

[2Il s’agit d’ailleurs là des attendus du « Plan Culturel pour Bruxelles », soutenu par le Ministre R. Madrane (2013).

[3Voir à ce titre Souterrain 95/08 – Dites : « 33 », Éditions du Souffle. Voir également la manière par laquelle Pianofabriek parvient à articuler des paroles ailleurs étouffées : recomposition par les afro-descendants de récits postcoloniaux propres, articulations internationales, y compris anglosaxonnes, autour de trajectoires transnationales engageant le fait migratoire par les concernés. Salles combles, politisation, cultures.

[4Richard Florida est un géographe, entrepreneur de la notion de « Creative Class », énoncé qu’il répand dans une série de scènes urbaines décisionnelles.

[5Hnonym Saison Zéro Nul, programmation 13/14 – Halles de Schaerbeek.

[6idem

[7Voir notamment, Jacques Donzelot (et al.) Faire société. La politique de la ville en France et aux Etats-Unis, Paris, Seuil, 2003.

[8Repris notamment dans Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Paris, Casterman, 1972.

[9Il suffit ici de penser à l’ensemble des études qui traitent de la gentrification sous l’angle des relations micro-sociales qui l’accompagnent : ainsi, la raréfaction, commune par commune, des « écoles » qui comptent pour les publicculturels- cibles des Halles est en soi le symptômes d’un partage des quartiers sauf pour les enjeux qui comptent. Voir à ce titre, les nombreuses études menées, à l’IGEAT, autour de Mathieu Van Criekingen. Voir également l’immense production d’Isaac Joseph, et plus récemment, de Stavo-Debauge à propos des transformations des modalités de « regard » en ville.

[10J’ai pu entendre que tel légume de l’alimentation marocaine était « catastrophique » pour la culture de jardins potagers « biologiques » urbains, contrairement aux topinambours et autres rutabagas très prisés chez les descendants de ceux qui payèrent peut-être le moins le prix de la guerre.

[11C’était aussi le sens de notre travail « au contact » d’un atelier d’architecture de la Cambre à propos d’espaces publics et de mosquées : un espace public ne pouvait pas se priver de spécificités et d’expressions sous peine de se réduire à un espace, certes « général » mais tout aussi sécuritaire (David Jamar, « Troubles de l’Espace Public : épaissir les lieux », Clara, 2, 2014, pp. 145-160).

[12Voir Isaac Joseph, « Les compétences de rassemblement. Une ethnographie des lieux publics », Enquête, 4, 1996, pp. 107-122.

[13Les histoires et récits syndicaux – ceux des luttes syndicales – en Belgique raconteraient des histoires semblables : aucune pureté préalable n’a conduit aux diverses alliances du Syndicat des Travailleurs du Bois, de celui des taximen, etc., voir Françoise Belle « Le mouvement syndical à Bruxelles de 1893 à 1920 », Fil Rouge d’un siècle de syndicalisme FGTB à Bruxelles, La Fonderie, 3, 1998, pp. 29-47.

[14Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2012.

[15S’ils ne disaient rien, aucun moraliste n’aurait eu le matériau nécessaire pour condamner les variations de degré des émotions post-attentat.