Inter-Environnement Bruxelles milite depuis toujours pour que les projets urbains ne soient pas décidés par de petits cénacles, à huis clos, puis imposés aux habitant·e·s mais au contraire pour qu’ils soient largement débattus publiquement. Si l’on assiste aujourd’hui à une multiplication des espaces dits « participatifs », ceux-ci ne servent-ils pas surtout à alimenter l’illusion d’une démocratie urbaine qui n’existe pas dans la réalité ?
Fin septembre 2022, dans un Salon de l’immobilier, devant un parterre de promoteurs, la secrétaire d’État en charge du logement déclare sa volonté de supprimer la commission de concertation, voire, dans certains cas, l’enquête publique, prétextant que celles-ci ralentissent considérablement l’octroi des permis d’urbanisme, en particulier pour les logements publics. Prendre une telle cible pour justifier l’inaction politique en matière de création de logement social, c’est malhonnête et revient à donner bien du pouvoir à une procédure démocratique : ces fameux retards s’accumulent bien en amont et bien en aval de l’enquête publique. Comme l’ARAU le rappelle dans un communiqué sorti dans la foulée : « C’est en impliquant les habitants et les associations, en les écoutant, en leur permettant d’exercer pleinement leurs droits (y compris celui de ne pas être d’accord !) qu’un avenir plus juste pour Bruxelles et ses habitants pourra se construire. »
Alors, oui, depuis une trentaine d’années, des outils et des espaces de participation sont proposés aux Bruxellois·e·s mais IEB a trop souvent dû constater qu’ils n’ont pas pour vocation de soutenir la société civile ou de favoriser l’expression de contre-pouvoirs. La plupart du temps, ils étouffent les voix discordantes, les délégitimisent et n’en tiennent surtout pas compte.
En réalité, la participation arrive à la fin d’une longue chaîne de rapports de force. Ainsi, la population n’est pas associée à la réalisation des diagnostics de quartier et à la définition de ses besoins. Cette impasse conduit à l’élaboration de projets et d’aménagements par des bureaux d’études, souvent dépourvus de connaissances ou de pratiques du territoire concerné.
Ensuite, tous les projets ne sont pas logés à la même enseigne : l’habitant·e lambda souhaitant solliciter un permis pour modifier un bâtiment devra respecter scrupuleusement la législation urbanistique en vigueur et s’armer de patience pour voir son dossier mené à terme. Dans le même temps, les gros promoteurs immobiliers font avancer à huis clos des projets dont la liste des dérogations aux plans et règlements est longue comme un bras sans que cela ne soulève de veto de la part des administrations. Comme si cela ne suffisait pas, ces dernières années ont été marquées par l’action d’un gouvernement régional qui a cherché par tous les moyens à faciliter la vie des promoteurs en modifiant les législations urbanistiques dans le sens d’une moindre protection environnementale (code bruxellois de l’aménagement du territoire, règlement régional d’urbanisme…)
Enfin, même les mobilisations massives qui dépassent la participation instituée (publicité et commisison de concertation) ne semblent pas vraiment entendues. Pensons à la construction de la nouvelle méga-prison à Haren contre laquelle se sont insurgé·e·s habitant·e·s et militant·e·s de divers horizons, membres de la magistrature, associations environnementales ou d’observation des conditions carcérales, que cela soit par l’argumentation et le débat, le recours en justice ou l’action directe. Certes, cette lutte fut l’occasion de diffuser une parole critique sur la prison comme institution, mais elle fut sans réel effet pour empêcher les premiers coups de pelle.
Dès lors, qu’attendre d’un espace participatif cadré et arrivant quelques mois avant la délivrance d’un permis ? D’autant que, comme le note le politologue Loic Blondiaux, les sujets mis en discussion portent le plus souvent sur des enjeux dérisoires : « Dans la grande majorité des cas, la participation n’influe pas sur la décision. Elle reste de l’ordre de la consultation plus que de la co-construction de la décision avec les citoyens. Bien souvent, elle n’est qu’un habillage pour entériner des choix déjà faits par les représentants. Lorsque les citoyens consultés ont le dernier mot, c’est pour une part de décision très résiduelle, comme c’est le cas avec les budgets participatifs. [1] » Ces faibles marges de manœuvre déçoivent et génèrent un « manque de confiance des citoyens dans les dispositifs participatifs et une réticence de leur part à s’y impliquer ». Organisés sans grande conviction et seulement parce qu’ils sont devenus réglementaires, ces dispositifs finissent par alimenter une forme d’aquoibonisme, bref, un effet contreproductif pour la démocratie urbaine.
Les commissions de concertation, ou plus exactement la procédure de publicité-concertation, constituent pourtant bel et bien un acquis qu’il convient de mesurer. Le premier texte de notre dossier, « La concertation, un acquis pour la démocratie urbaine », revient sur la lutte d’hommes et de femmes pour que l’urbanisme ne se dessine pas uniquement « en chambre » et qui a en partie conduit, en 1974, à la création d’IEB. Leur engagement et la procédure de publicité-concertation n’ont certes pas empêché que des quartiers entiers soient rasés pour que s’y érigent des tours ou que des friches soient bétonnées, mais ils ont indéniablement limité le pouvoir de nuisance des promoteurs immobiliers et de la planification strictement fonctionnaliste. Bien évidemment, la publicité-concertation ne suffit pas à améliorer la démocratie urbaine. Elle demande une série de conditions qui font parfois défaut. À ce sujet, IEB le répète : elle se construit avec des informations correctes, expliquées, analysées, critiquées. Elle se consolide par la diffusion d’avis divergents, voire contradictoires, sans crainte du dissensus, du conflit et du débat. Elle s’alimente par la prise en compte du savoir et de l’expérience des personnes qui habitent (au sens large du terme) les territoires concernés par la planification urbaine. Enfin, elle se construit avec ses habitants et ses habitantes, en respectant leurs rythmes, leur mesure, leurs temporalités et leurs situations, en prenant le temps de comprendre ce qui les touche.
L’article « Quand les outils brouillent les finalités » s’intéresse à la question des formes de participation qui se multiplient aujourd’hui au détriment des débats de fond. Lorsque des sociétés privées cherchent à élaborer des procédures sous la forme de « recettes », la communication se substitue à la qualité de l’information tandis que la standardisation managériale absorbe la multitude d’expressions démocratiques. Si la procédure de publicité-concertation s’en trouve remise au goût du jour, les critiques qu’on lui a adressées historiquement s’en trouvent renforcées : la « participation » vient trop souvent légitimer des décisions élaborées bien en amont. L’actualisation de la « participation » passe aussi bien évidemment par une numérisation des outils qui lui sont utiles, une tendance accélérée lors des confinements successifs. Ainsi, en raison du Covid, la consultation de la population sur la maille apaisée de Cureghem s’est majoritairement déroulée en ligne. Elle est donc passée sous les radars d’une grande partie des habitant·e·s. Notre troisième texte aborde la civic tech, anglicisme « valise », qui regroupe les outils numériques de sondage, de vote de budgets participatifs, de consultation ou de cartographie en ligne. Or, ces outils, bien souvent non lucratifs à l’origine, forment aujourd’hui un marché de niche très concurrentiel qui s’accroche aux désirs et commandes des pouvoirs publics. « Civic tech : spot ou dimmer démocratique ? » décode le phénomène et propose aussi quelques précautions d’usage, applicables autant à la participation numérique qu’à la participation en général. Outre le constat que la « participation » induit une dépolitisation des enjeux au profit d’une technicisation du débat, sa version numérique semble sans effet sur la diversification de la représentativité sociale des participant·e·s, à l’exception d’un rajeunissement des publics ciblés. En d’autres termes, la « participation » peine toujours à s’adresser aux publics populaires, même lorsque les aménagements concernent directement les quartiers où ils constituent une majorité. Plus encore, même touchés, ils seront rarement écoutés sauf si leurs intérêts rejoignent les préoccupations politiques des classes dominantes.
La question de la représentativité des processus participatifs est au moins aussi importante que celle des finalités. Ainsi, à Anderlecht, le quartier Heyvaert a fait l’objet de quatre Contrats de quartier. Muriel Sacco a montré comment la plainte contre les nuisances du commerce de voitures d’occasion, formulée pourtant très rapidement dans les espaces de participation, n’a été prise en compte que lors du troisième programme de « revitalisation » consécutif sur ce territoire. Cette préoccupation est même devenue centrale lorsque la densification résidentielle à destination des classes moyennes a été inscrite à l’agenda politique de la Région et de la Commune [2].
Assurer une meilleure représentativité sociale dans les processus démocratiques, c’est là l’un des objectifs des commissions mixtes délibératives, nouvel outil bruxellois qui mélange citoyen·ne·s tiré·e·s au sort et parlementaires pour élaborer une série de recommandations sur un sujet donné. Notre avant-dernière analyse se livre à une critique approfondie, élaborée depuis l’intérieur de ces dispositifs, dont les deux premiers se sont tenus sur des thématiques suivies de près par IEB : « les normes d’implantation de la 5G » et « la biodiversité en ville ».
Enfin, ce dossier se clôt sur un exemple de choix en matière de façadisme démocratique : le chantier du Métro 3. L’analyse revient en particulier sur deux enquêtes publiques, celle pour la station Toots Thielemans et celle sur la portion nord du projet, pour détailler un parfait exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire. Ce projet piloté par Beliris, et donc par l’État fédéral, est pourtant passé par toutes les procédures existantes en matière de « participation », ironiquement mises en place pour échapper à la mainmise du fédéral dans l’aménagement du territoire bruxellois, comme le montre le premier article. Malgré les préoccupations sincères d’une partie de la classe politique de gouverner avec plus d’horizontalité, l’approche élitiste de la démocratie se maintient bien à Bruxelles.
Faut-il pour autant déserter les espaces institués de la participation ? Faut-il impérativement les dépasser avec des mobilisations dans l’espace public et tenter d’inverser les rapports de force établis dans la production de la ville ? Lors de l’instauration des commissions de concertation, IEB a décliné l’offre d’y siéger aux côtés des administrations et des élus, pour s’assurer de garder une forme d’indépendance, consciente aussi que les rapports de force ne sont absolument pas solubles dans la concertation. Pour IEB en tout cas, tout commence par l’accès à l’information et par la capacité à pouvoir élaborer une lecture critique. Le reste est à repenser. Ce dossier constitue une pierre à l’édifice. !
[1] « La démocratie participative : entretien avec Loïc Blondiaux », Ressources en sciences économiques et sociale, 2018, en ligne. À lire également le très illustratif essai sur la forme libérale de la démocratie : J. ZASK, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le Bord de l’eau, 2011.
[2] M. SACCO, « Heyvaert au prisme des Contrats de quartier anderlechtois : du commercial au résidentiel », Uzance, n° 4, 2015, 39-51 – www.patrimoineculturel.cfwb.be > Patrimoine culturel immatériel et mobilier