Patrick Wouters a derrière lui une carrière de commissaire à la police de Bruxelles. À présent il est retraité. Nous avons voulu connaître son avis sur les propos de deux travailleurs sociaux de la Rosée (BEM 310) ; mais aussi qu’il nous brosse l’évolution d’un métier marqué, on le verra, par le progressif détricotage de la police de proximité.
Patrick Wouters [1] a derrière lui une carrière de commissaire à la police de Bruxelles. À présent il est retraité. Nous avons voulu connaître son sur les propos de deux travailleurs sociaux de la Rosée (BEM 310) ; mais aussi qu’il nous brosse l’évolution d’un métier marqué, on le verra, par le progressif détricotage de la police de proximité.
Patrick, dans le BEM précédent, nous avons publié un article « Voix du terrain. Maison de quartier La Rosée ». Que pensestu de l’analyse de Fabienne Marique ?
Si tu veux parler des contrôles fréquents de personnes racisées, je dirais que cela ne m’étonne pas. Et même que le problème n’est pas neuf. Je me souviens que dans les années 1985 la chose faisait déjà débat. À l’époque, les policiers s’imaginaient qu’on pouvait ainsi exercer un contrôle sur petits groupes de jeunes qui traînent en rue, le soir surtout. Mais exercer un contrôle d’identité sans raison précise n’apportait selon moi rien de bien fructueux en termes de travail policier. Personnellement, j’ai toujours trouvé cela improductif, et que ça équivalait à un aveu d’impuissance.
Cependant, il y a contrôle et contrôle. Ainsi la Brigade Anti-agressions, créée à la police de Bruxelles en 1966, avait notamment pour tâche d’identifier les personnes signalées à rechercher. Il pouvait s’agir de personnes tombant sous le coup d’une ordonnance de capture, qui négligeaient de payer leurs amendes, de libérés conditionnels en rupture de ban, de mineurs en fugue, de déserteurs (le service militaire obligatoire existait encore). Cela permettait aussi d’identifier les éventuels proxénètes dans les bars des quartiers chauds. Mais c’est devenu une sorte d’automatisme. Et cela a visé spécialement les personnes racisées. C’était une manière d’intimider les groupes de jeunes, en leur signifiant « Vous n’avez rien à faire en rue à cette heure-ci ». Statistiquement, ceux-ci étaient plus susceptibles que d’autres de commettre des méfaits tels qu’arrachages de sacs, vols dans les voitures… Mais de là à identifier systématiquement tout ce qui bouge revient à humilier TOUS les individus (surtout racisés) de cette tranche d’âge, et conduit nécessairement à des frictions, à des abus, à de petites rebellions, et à des injustices. D’où rancœur. Et des deux côtés : policiers ET jeunes.
Donc, oui, je crois que les situations décrites dans cet article correspondent au vécu, donc à la réalité des jeunes racisé·es dans les quartiers populaires.
Exercer un contrôle d’identité sans raison précise n’apportait selon moi rien de bien fructueux en termes de travail policier.
Mais selon toi, une autre manière d’agir serait possible ? Tu pourrais me parler d’une gestion policière différente des quartiers populaires ?
Je ne peux parler que de ce que j’ai vécu personnellement. À la police communale, nous avions assez peu de contacts avec les policiers des communes voisines. Mais je peux parler en détail de ce qui s’est fait à Laeken, entre 1985 et 1995. J’y ai été chargé d’une unité appelée BTS (Brigade territoriale de sécurité), une idée du commissaire en chef de l’époque, Pierre Van Doorslaer, un Bruxellois discret, très humain, ayant gravi tous les échelons de la « maison » et qui croyait en l’expérience du terrain. Dans son esprit, il s’agissait de (re)créer une véritable police de proximité, basée dans les commissariats de quartier.
À Laeken, l’unité comptait six équipes de quatre agents, renforcée de deux RL (Rechercheurs locaux, inspecteurs en civil, détachés de la brigade judiciaire). J’avais pu loger ce personnel au second étage, inoccupé, du commissariat de la place Bockstael. Nous disposions ainsi d’une relative autonomie. Mais pour emporter la confiance de la hiérarchie et par là notre tranquilité, il fallait assurer le succès de la formule. Mon bureau se trouvait en face de la salle de repos des agents, dont, porte ouverte, je pouvais suivre les préoccupations. J’avais pris soin d’établir, avec eux, un horaire de prestations qui couvrait la période 08h-24h, mais qui les arrangeait bien. Ce personnel était volontaire pour le poste, et constitué d’agents légèrement plus âgés que la moyenne.
Pour emporter la confiance de la hiérarchie et par là notre tranquilité, il fallait assurer le succès de la formule.
Ça ressemblait à quoi, Laeken, dans les années quatre-vingt ?
Laeken à l’époque subissait le départ des populations aisées, souvent retraitées, remplacées par des familles immigrées, plutôt d’origine marocaine dans le haut de la rue Marie-Christine, et turque dans le bas. Le type de commerces changeait progressivement, avec le départ de leur clientèle : épicerie fine, tailleur pour hommes, remplacés par des boucheries halal, des épiceries tenues par les nouveaux arrivants, des snacks, des salons de thé. Le quartier comptait de nombreuses écoles, celles de la Communauté française, celles de la Communauté flamande et celles du réseau bien fourni de la Ville de Bruxelles. La Ville possédait une salle de sport rue du Champ de l’Église, avec un actif club de basket, et à côté, la piscine de Laeken.
Si le réseau scolaire était étendu, le tissu associatif était faible. Mais du côté néerlandophone, il y avait le Centre Communautaire Nekkersdal, avec Rik Fobelets. Il est intervenu à la Coordination Sociale de Laeken, où je siégeais [2], pour transmettre l’inquiétude d’habitants de la place Willems. Elle était devenue un espace de « respiration » très fréquenté par la jeunesse, mais auparavant c’était le fief des pensionnés. C’est ainsi qu’il y fit intervenir des animateurs de l’asbl Jeugd en Stad, ce qui mena finalement à la création de la Maison des Jeunes Montana, dont je suis devenu trésorier… et bricoleur-aménageur attitré.
Parallèlement se créa le Comité de quartier de la place Willems, organisateur d’une série de fêtes sur la place, et éditeur d’une gazette locale (pour laquelle la photocopieuse du commissariat fut nuitamment mise à contribution).
À la même époque, l’opticien Didier Wauters, ancien scout, rejeton d’une famille nombreuse bien connue à Laeken et à Jette accéda à la présidence de l’association des commerçants de la rue Marie-Christine, et à celle du comité de quartier Marie-Christine / Reine / Stéphanie. Jacques Hanon, issu du MOC (Mouvement ouvrier chrétien), entreprit avec lui et quelques autres la mise sur pied du Groupe d’Entraide Scolaire de Laeken, une école de devoirs à destination des élèves du secondaire, et remit sur pied Le Colombier, une ancienne école de devoirs paroissiale pour élèves du primaire. Peu après, Jacques Hanon fut la cheville ouvrière du PICOL (Partenariat Intégration-Cohabitation à Laeken).
Ça en faisait du monde. Donc, en gros, si je te comprends bien, le commissariat était « ouvert » aux habitants ?
Rien n’est parfait : le service de garde (le personnel qui enregistre les plaintes au commissariat) est resté pareil. Mais les patrouilleurs pédestres dont on parle ici, oui, ils étaient plus « ouverts au public » en évoluant dans ce climat général favorable. Peut-être qu’il y eut un certain changement dans les mentalités ailleurs, par diffusion, c’est difficile à mesurer. Pour fournir une police de proximité, il y a quelques principes de base à rappeler et à relier aux effets recherchés (voir encadré).
Et les autorités communales dans tout ça, et ta hiérarchie ?
Conscient que j’opérais dans un environnement potentiellement hostile, ou du moins incertain, je restais assez discret quant aux méthodes inhabituelles employées. Mais je prenais soin d’établir un rapport expliquant chaque succès. Au final, je jouissais d’une assez grande liberté. Par la bande, j’ai appris que nous étions appréciés. Tu sais, le commissaire en chef et le bourgmestre de l’époque étaient laekenois. Leurs voisins ont dû leur faire part qu’à la place Bockstael il y avait un jeune officier sur lequel on pouvait compter (rire). Bref, j’étais assez peu emmerdé, on me laissait faire puisqu’il n’y avait pas de problèmes, ou que s’il y en avait, ceux-ci étaient assez vite réglés. J’ai eu le sentiment d’avoir été plutôt utile. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de rencontrer l’un ou l’autre de mes anciens agents, ceux-ci me confient qu’ils ont eu là le meilleur temps de leur carrière. C’est toujours gai à entendre.
En voiture, tu ne vois pas vraiment ce qui se passe, et tu sautes d’une intervention à l’autre.
Mais ça n’a pas duré, non ?
Lors de son mayorat (1995-2001), M. de Donnéa a pensé améliorer le travail policier par l’ouverture de tous les commissariats 24 h/24. Jusque là, parmi les douze commissariats de la Ville de Bruxelles, seuls le commissariat central (rue du Marché au Charbon), celui de Laeken, et celui de Nederover-Hembeek assuraient un service de garde permanent. Les autres fermaient à 20h. Mais une telle réforme « consomme » beaucoup de personnel.
Dès lors il a fallu dégraisser Police-Secours, qui jusqu’alors assurait les interventions sous la direction du dispatching. Pour compenser, les BTS ont dû fournir des patrouilles motorisées au départ de chaque commissariat.
Mais si on te donne une voiture pour patrouiller, on t’affecte aussi un secteur plus étendu, et tu ne parviens plus à connaître tous les gens. Et en voiture, tu ne vois pas vraiment ce qui se passe, et tu sautes d’une intervention à l’autre.
Donc, en s’enfermant dans des voitures, la police s’est éloignée du terrain ?
Oui. À cela s’ajoute que les services d’ordre des grosses manifestations revendicatives étaient jusque là assurés par la gendarmerie. Bien sûr, la police communale fournissait aussi du personnel pour les manifestations, mais les autopompes, les charges de cavalerie, les gaz lacrymogènes, la protection de la Zone neutre, les herses avec barbelés, tout ça c’était pour les gendarmes ! Le nombre de services d’ordre à fournir a commencé à augmenter (Sommets européens, grands événements), dans le même temps que la gendarmerie dégarnissait sa Réserve Générale [3] et partant fournissait moins de personnel en maintien de l’ordre, vide que la police communale a dû compenser. Ça a été la fin de la police de proximité. Ensuite (1999) est venue la fusion de la gendarmerie, de la police judiciaire et de la police communale lors de la réforme instaurant un « service de police intégré, structuré à deux niveaux » : police fédérale et police locale. On avait des collègues : on a vu apparaître des managers. Les procédures se sont standardisées : nouvelles règles pour les fouilles, lors des contrôles d’identité, souci de sécurité accru lors de ceux-ci. Création de nouveaux services spécialisés, plus « pointus ». Implantation de nouvelles normes, et au final un certain changement dans la culture policière, se voulant plus « professionnelle ».
Les attentats de ces dernières années n’ont rien arrangé, non plus. De nombreux théoriciens ont glosé en interne sur la police de proximité, mais plus on en parlait, moins il y en avait sur le terrain…
Le retour d’expérience de Patrick, mais aussi les diverses analyses et témoignages publiées dans notre précédent BEM (Polis – Police) ou rapportées par les associations de terrain participent, construisent la base d’une réflexion sur la tension entre les habitants et les services de police. Surtout réservée aux quartiers populaires, où vivent les populations d’origine immigrée, toujours racisées malgré leur installation depuis plusieurs générations, cette tension s’est étendue à d’autres franges de la population suite, notamment, aux contrôles sanitaires. Des principes de base pour un « bon » fonctionnement de la police de proximité, formulés par Patrick Wouters, ne faut-il pas retenir qu’au plus les agent·es connaissent, s’ancrent, se frottent, comprennent un territoire, au plus ils/elles auront une attitude ouverte et adaptée ?
On avait des collègues : on a vu apparaître des managers.
Chargée de mission
, Patrick WoutersBruxelles Fabrique, Action Patrimoine Pavés Platanes (APPP), membre de l’Organe d’administration d’IEB.
[1] À IEB, Patrick Wouters représente l’asbl Bruxelles Fabriques. Il s’est fortement engagé dans la sauvegarde de l’avenue du Port, la défense du canal comme voie navigable productive, et contre le parking souterrain de la place du Jeu de Balle.
[2] « Chaque participant, assistant social ou policier respectant scrupuleusement sa déontologie ». À savoir le respect du secret professionnel.
[3] PW : « C’est l’époque où la gendarmerie a essayé de concurrencer la police communale en renforçant ses brigades urbaines, alors qu’auparavant elle s’occupait plutôt des campagnes (schématiquement). Le personnel nécessaire a été prélevé dans sa Réserve Générale. »