Inter-Environnement Bruxelles
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Piétonnier du centre : la mise en spectacle de l’espace public

En novembre dernier, à l’Hôtel de Ville de Bruxelles, se tenait une de ces réunions de quartier dont la Ville affirme fièrement sur son site qu’elles sont « un lieu de dialogue entre le Collège des Bourgmestre et Échevins et les citoyens de la Ville de Bruxelles ». Au menu, ce jour-là, le Pentagone Ouest, à savoir, la zone s’étendant entre le grand piétonnier et le canal.

© Stanislava Belopitova, Banc public, Ateliers urbains. - 2014

Parmi les opposants à ce piétonnier mal pensé mais néanmoins toujours demandeurs de zones piétonnes, le mot « dialogue » fit sourire les uns, pleurer les autres et découragea les troisièmes de faire le déplacement. À quoi bon ? Depuis le temps qu’ils alertent les autorités de la Ville sur le report de trafic du boulevard, devenu piétonnier, vers les petites rues devenues by-pass… Depuis le temps que la Ville leur répond par l’indifférence ou le mépris, quand on ne leur fait pas tout bonnement comprendre qu’ils sont victimes d’hallucinations – visuelle, auditive et pulmonaire – collectives…

Les maquettes et la vie en vrai

Les plus entêtés ou les plus en forme y allèrent donc. Comme toujours, on parla beaucoup poubelles, insécurité, mais aussi piétonnier et Beer Temple. Un monsieur évoqua l’aménagement de la ligne de tram, à hauteur du boulevard d’Ypres et du Quai du Commerce, dans le tournant. « Je dis toujours à mes amis qui vivent à l’étranger que j’habite dans la seule ville au monde où un tram roule sur un lac ». Rires. Le bourgmestre rit aussi et reconnut que ce n’était pas très réussi mais que « sur la maquette, ça donnait très bien »« Ah ? Comme le piétonnier, alors ? » ajouta une petite voix, goguenarde. Rires. Mais sans le bourgmestre, cette fois.

La réunion suivit son cours. Ce qu’il a été possible de dire, à propos du piétonnier, ne diffère pas fondamentalement des constats déjà maintes fois évoqués ou développés ces derniers mois, d’un projet mis en place sans véritable concertation, une des causes majeures des problèmes qu’il rencontre. Des constats qu’à part la Ville de Bruxelles, plus grand monde ne nie aujourd’hui, même si les conclusions diffèrent sur la manière de rectifier le tir.

Par contre, à l’instar de la ligne de tram « qui donnait très bien sur maquette », se projeter sur ce que sera le piétonnier de demain et en faire, aujourd’hui, la critique anticipée est plus délicat. Pour s’en faire une idée, les déclarations des membres du Collège font office de boussole. Dans un premier temps, dans sa présentation du projet, la Ville s’est surtout concentrée sur le contraste entre le « moche » (avant/maintenant) et le « beau » (après les travaux). Elle le dit, le répète (le martèle) l’aspect esthétique du piétonnier finira par emporter l’adhésion, si pas de tous, au moins d’une bonne partie des usagers du centre-ville.

Confiscation du débat public

Mais la réussite d’un projet de cette envergure ne peut pourtant se limiter à la seule question « du beau et du moche », par ailleurs totalement subjective, susceptible d’évoluer avec le temps ou, au final, « de donner moins bien que sur la maquette ». L’absence de débat autour de tous les autres enjeux du dossier relève d’un criant déni de démocratie : transports publics, habitat, mixité des commerces, mobilité, danger de tourisme de masse, de gentrification, de spéculation, espace public… Tous ces sujets sont restés entre les mains des politiques (de la majorité), des bureaux d’études, des investisseurs, des constructeurs de parkings. Au bon peuple, on a laissé le pain, les jeux et la possibilité de donner son avis sur la couleur des bacs à plantes.

« Se réapproprier l’espace public »… uniquement sur le piétonnier

Outre la victoire du beau sur le moche, un autre mantra de la Ville consiste à dire qu’avec ce piétonnier, on redonne au citoyen la possibilité de se réapproprier l’espace public. Dans ce but, elle a installé, durant l’été 2015, divers jeux ainsi que du mobilier urbain fait de palettes en bois brut. Grain de sable dans ce rouage délicat : ce même été, Marion Lemesre, échevine du Commerce, permit aux restaurants de la place Sainte-Catherine d’empiéter sur près de la moitié de la place, au détriment de l’espace public. Cet envahissement de terrain et le retrait de plusieurs bancs donna lieu à un mouvement de contestation appelé « Free 54 ».

S’inspirant de ce qui avait été fait sur le piétonnier en reproduisant notamment, à l’identique, un meuble, style comptoir, fait de palettes, le mouvement déjouait le discours de la Ville, la prenant à son propre jeu. Ce qui était permis, et même encouragé, sur le piétonnier était rigoureusement interdit place Sainte-Catherine : effet comique assuré ! La Ville envoya un engin pour broyer le meuble illicite et l’échevine, très agacée, conseilla à ces petits jeunes d’aller plutôt « jouer » sur le piétonnier et s’indigna de leur slogan « La place est à nous ! » qui représentait, à ses yeux, une insupportable tentative de privatisation de l’espace public. Si si !

Le piétonnier d’aujourd’hui : espace public non inclusif

Pour tenter une définition de l’« espace public », prenons par exemple cette résolution d’ONU-Habitat [1] datant de 2011 prévoyant que « tous les gouvernements et les autorités locales sont invités à faciliter l’usage des espaces publics tels que les rues, parcs et marchés, de manière à favoriser la convergence sociale, culturelle et environnementale pour que tous les citoyens aient accès aux espaces publics dans un paysage socialement juste et dans des conditions environnementales résilientes ».

L’une des premières critiques formulées à l’égard du piétonnier fut son accessibilité rendue plus compliquée en transports en commun dont l’offre, en surface, a régressé depuis juillet 2015. Un changement particulièrement pénalisant pour de nombreuses personnes âgées. Dans une émission de la RTBF, Yvan Mayeur se félicitait de ce que le piétonnier était devenu « the place to be pour les jeunes » [2]. On se demande si le bourgmestre a pleinement conscience qu’il n’est pas tant question de « place to be pour les jeunes » mais plutôt d’une zone devenue trop difficile d’accès pour beaucoup d’anciens et d’un espace public qui se dépeuple, inexorablement, d’une partie de ses composantes. Une perte pour la construction de la vie en société et une forme silencieuse d’exclusion dont il n’y a pas lieu de se réjouir.

Espace genré et réappropriation à géométrie variable

Dans une étude de 2012 [3] intitulée « Espace public, genre et sentiment d’insécurité », l’asbl Garance dressait un état des lieux de cet espace plus souvent dévolu aux hommes qu’aux femmes, tout en notant qu’en règle générale, les piétonniers n’accentuaient pas cette tendance. Mais force est de constater que si le piétonnier du centre ne diffère pas, en journée, d’autres espaces publics, la situation se complique à mesure que la soirée avance, jusqu’à décourager les plus téméraires de s’y aventurer.

Plus inquiétant, à la mi-février, à un jet de pierre du piétonnier, une marche de nuit féministe et pacifique, destinée précisément à « se réapproprier la rue la nuit contre les violences sexistes », était violemment réprimée par les forces de l’ordre. Pourtant, et malgré les témoignages édifiants [4] de la soirée, le bourgmestre et chef de la Police s’en tint à cette seule formule supposée tout justifier : « la marche n’était pas autorisée ». Troublant, lorsqu’on sait qu’avec le piétonnier, il a fait de la réappropriation de l’espace public par le citoyen son cheval de bataille.

Quel espace public dans le piétonnier de demain ?

Démarrée en fanfare à l’été 2015, la version estivale du piétonnier n’est que passagère et les plans de la demande de permis sont très clairs à ce sujet. Un espace de circulation partagée au centre (y compris les véhicules autorisés, riverains, police, taxis, etc.), une zone de séjour et de terrasses commerciales ensuite, et le long des façades, une zone de « flânage », dédiée au lèche-vitrines.

Adieu donc les tables de ping-pong, les terrains de pétanques et autres tables de pique-nique gratuites.

La fonction du piétonnier sera essentiellement commerciale – c’est une artère commerciale donc, jusque-là rien de choquant – mais, selon toute probabilité, les nouvelles enseignes ne fleuriront qu’une fois l’aménagement terminé. De nombreux commerces n’auront pas survécu aux long mois de « transition » vers le piétonnier définitif, ni aux conséquences du plan de circulation mal pensé. Alors qu’ils sont en plein désarroi, la Ville se vante d’attirer de nouveaux commerces et investisseurs, « qui arrivent déjà, là où des commerces s’en vont » [5]. Dans l’ancien passage Saint-Honoré, un Carrefour vient de s’installer.

Affaire à suivre, mais il y a fort à parier que cette mutation du boulevard se fera surtout au détriment des petits commerces (cette tendance est déjà amorcée) et au bénéfice d’enseignes multinationales, semblables à celles qu’on trouve déjà dans d’autres villes (parfois même dans d’autres quartiers) ou métropoles, mises en concurrence effrénée les unes avec les autres.

Espace public, avec des guillemets ?

Une question se pose : lorsque ces grandes enseignes seront devenues majoritaires, qui nous garantit que la Ville ne leur confiera pas la gestion de l’espace public ? Ce ne serait pas une première : Barcelone (dans le quartier de 22@Barcelona) ou Hambourg, avec l’exemple des Business Improvement Districts (BIDs), ont mis en place un système permettant, via une taxe supplémentaire, de faire financer par les commerçants d’un quartier une amélioration de l’espace urbain : entretien des rues, marketing urbain, mais aussi les missions de surveillance, confiées à des gardes de sécurité privés. « Mainmise sur les villes » [6], excellent documentaire, diffusé par Arte, en analyse le processus de mise en place et en décrypte les dangers.

Impensable à Bruxelles ?

Rappelons que, selon le cahier des charges des projets de parkings liés au plan de circulation et semble-t-il abandonnés depuis, il était prévu de confier l’aménagement et l’entretien de l’espace public en surface à l’exploitant (privé) des parkings « publics »… On n’est donc pas passé très loin finalement, la vigilance reste de mise.

Et en soirée, me direz-vous ? Eh bien il y aura des spectacles, des venues, des events. Organisés par la Ville ou par Mobistar. Philippe Close l’a d’ailleurs bien dit : « Nous voulons une ville où il se passe toujours quelque chose, une ville où ça ne s’arrête jamais. » [7] Il aurait pu ajouter : une ville où tout est en permanence sous contrôle.

Je repense soudain à cette formule des Situationnistes, que la Ville avait « empruntée » lors du lancement du piétonnier « Changer la ville pour changer la vie ». Aussi laisserai-je à Guy Debord, l’un de ses penseurs, le mot de la fin :

« Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. La production économique moderne étend sa dictature extensivement et intensivement. » Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967.


[1Organisation des Nations unies pour les établissements humains. Cette agence est mandatée par l’Assemblée générale des Nations unies pour promouvoir socialement et écologiquement des villes durables.

[2Émission Jeudi en Prime, 28 avril 2016, RTBF : http://fr.newsmonkey.be/article/3068.

[3Espace public, genre et sentiment d’insécurité, www.garance.be.

[4Et soudain, tout bascule : Manifestation féministe et violences policières www.facebook.com.

[5Émission #M du 1er mars 2016, BX1 http://bx1.be/emission/m-31/.

[6Mainmise sur les villes www.youtube.com.

[7Bruxelles les Bains en vitesse de croisière, La Libre Belgique, 22 juin 2015, www.lalibre.be.