Pour bon nombre de chantres de la démocratie urbaine, le droit à la ville se réalise dans la sacro-sainte participation citoyenne. Or les processus de participation citoyenne sont bien souvent des simulacres. Lefebvre dénonce la prise en otage des « citoyens » à qui on fait miroiter une collaboration horizontale alors que le processus est orchestré à des fins de légitimation des intérêts politiques et privés.
Aujourd’hui promue par les pouvoirs publics ou ses émissaires, la participation semble connaître une vigueur exponentielle à mesure que l’implication des citoyens dans les organes liés à la démocratie représentative s’amenuise. Dans les faits, elle se traduit généralement par une consultation, voire une information, de quelques citoyens présents lors d’évènements visant à permettre la prétendue expression et intégration des « con-citoyens » aux décisions « communes ».
L’industrialisation des villes ne s’est pas faite sans dégâts sur la vie des urbains. Pire même, selon Lefebvre, la société industrielle aurait laissé place (après guerre) à ce qu’il nomme la société urbaine. Cette dernière aurait accéléré la détérioration de la centralité et produit la périurbanisation (soit une généralisation de l’urbain). Elle aurait sacrifié l’espace en le réduisant à un objet marchand. La ville ne serait plus, elle aurait laissé place à des espaces où prime la valeur d’échange, où tout serait aménagé à partir du profit capitaliste. L’imprégnation de nos espaces, et donc de notre vie quotidienne, de cette logique marchande et fonctionnaliste a alimenté l’atomisation, la disparition des liens communautaires dans une « séparation des différents éléments de la vie sociale ». Rendant peu à peu le citadin spectateur de son quotidien.
L’on peut recréer des espaces publics, tels que la place de Londres (Ixelles), mais sa subordination à la performance économique (revitalisation par les terrasses de cafés) transforme tout occupant de l’espace public en client. Il ne peut avoir de prise sur son espace qu’en consommant du temps et des produits. Comme disait Lefebvre à propos de la participation : « On essaie de rattraper ce qu’on a détruit. Mais on ne rétablit qu’un fantôme. On ne rétablit qu’un spectre. » [1] Alors que la distance est organisée entre chaque individu, groupe, classe ; alors que la ségrégation socio-spatiale est la norme, que la vie commerciale subordonne la vie sociale, ceux-là même qui participent à la destruction de la vie spontanée veulent d’autorité recréer un collectif fictif et temporaire répondant aux préoccupations de l’attractivité territoriale. « C’est une mystification de la pseudo-démocratie, de la démocratie qui se suicide parce qu’elle n’arrive pas à quelque chose de concret. » [2]
Les « spectacles participations » tels que mis en place par les pouvoirs publics (contrats de quartiers, ateliers participatifs au PRD, …) s’inscrivent dans la perspective de la « demande raisonnable ». C’est-à-dire celle qui peut être entendue, qui rentre dans ce que les organisateurs avaient fixé comme balises. Le « bon citoyen » doit intégrer les contraintes fixées par l’administration, les investisseurs. Le périmètre d’intervention (espace), la fréquence et la durée des réunions (temps), les constructions/rénovations (contenu et forme) sont généralement pré-décidés et validés lors de simulacres citoyennistes appelés consultation, voire même participation.
Tant que les principaux intéressés, ceux qui habitent la cité, ne pourront réaliser les diagnostics et répondre aux besoins des quartiers, la participation restera une grande comédie. Le savoir de l’expert distinct et confisqué au vulgaire riverain conduit nécessairement à un décalage entre les réponses apportées à un problème qui n’a pas été posé par les habitants. Comme dans bon nombre de CLDI [3] (ou autres dispositifs) les réponses apportées ne correspondent pas nécessairement à des besoins exprimés mais à des besoins diagnostiqués par des experts, des extérieurs, des techniciens, voire des « supercitoyens » ayant adopté le verbiage techniciste du milieu. Ces techniciens peuvent alors cadrer les demandes éventuelles pour qu’elles s’inscrivent dans leur réalité ou plutôt dans la réalité du commanditaire du « spectacle participation ».
Cette tendance à la technicisation des organes participatifs, de par son caractère élitiste et excluant, va même jusqu’à reproduire ce degré de technicisation dans la composition des « citoyens », les « bons », ceux qui acceptent de jouer plus ou moins le jeu attendu d’eux. L’on peut dès lors parler d’élite participative, d’aristocratie citoyenniste qui permet à ceux qui fréquentent ces espaces de dire « ah c’est toujours les mêmes têtes qu’on voit ici ». Toutefois, les acteurs de ces dispositifs citoyennistes, pris isolément, peuvent développer des alliances critiques et utiliser certaines zones d’ombres pour des émancipations partielles des personnes concernées par leurs actions.
Il nous semble dès lors que cette technicisation et élitisation des pratiques rend illusoire l’espoir d’impulser l’existence d’une vie sociale nouvelle à partir de ces dispositifs. Qu’au mieux, ces démarches conduiront les participants à avoir eu l’impression d’influer sur la forme des projets dans un cérémoniel cathartique.
Nous l’avons vu, « le droit à la ville, tel qu’il est à présent constitué, est beaucoup trop limité, et la plupart du temps, seule une petite élite politique et économique dispose du droit de façonner la ville conformément à son désir le plus cher » [4]. Il serait bien mal venu de penser que dans l’agora participative contemporaine, l’expression d’un argument de raison pourra faire basculer les projets en cours. La rationalité qui y préside est économique, il n’y a que peu de place pour le désir, le ludique, l’improductif.
Dans ces dispositifs, toutes les voix n’ont pas la même valeur. Pour reprendre l’expression de Lefebvre, l’on s’inscrit généralement dans une « planification autoritaire » où les décideurs ont le dernier mot. Tout au plus, les participants respectant les règles pourront arracher une maigre compensation, telle la réduction légère des gabarits de l’immeuble ou la création d’un parking vélo. Mais ces « victoires » sont moins à considérer comme l’expression du droit à la ville que l’expression d’un droit dans la ville. Elles peuvent être considérées comme l’obtention de quelque chose qui a été accepté car ne remettant pas en cause le(s) projet(s), ni la reproduction des conditions d’existence de l’ordre social.
N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà son nom ? Elle se nomme autogestion.
H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p.106.
Si comme David Harvey, nous pensons que « revendiquer le droit à la ville (…) c’est prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, c’est-à-dire sur les manières dont nos villes sont censées se transformer » [5] et nous transformer, il nous faudra récuser les dispositifs institutionnalisés de la participation. Le façadisme démocratique ambiant consistant en un empaillage d’un corps mort (société urbaine) pour rapprocher l’individu de décisions qui ne lui appartiennent pas doit cesser. L’opportunisme politique consistant à accompagner toute prise de décision d’une étape participative avec une poignée de riverains trouve également sens dans une légitimation des visées spéculatives des pouvoirs publics et privés associés. Est-il réellement de l’intérêt de l’ensemble des habitants du périmètre d’un contrat de quartier de se réunir pour accroître « l’effet d’entraînement » (lire « gentrification ») de leur espace de vie ? On peut supposer que non, pourtant, ces visées sont imposées aux participants privés du pouvoir de décision réel. Ce qui manque dès lors aux Bruxellois, c’est le pouvoir. Le pouvoir de déjouer les dominations des élites « bienveillantes », celui de déjouer les stratégies de classe orientant systématiquement le développement urbain dans une perspective productiviste, mais surtout le pouvoir de s’auto-organiser. Avec Lefebvre nous pensons que « la vie urbaine doit s’approprier l’espace et déjouer les dominations ».
En partant du postulat qu’il n’est pas possible de transformer la société urbaine à partir des instances qui visent sa pérennisation, les urbains, pour s’émanciper devront recréer des espaces de décision autonomes. Certes, il n’est pas aisé d’imaginer le développement de pratiques collectives intégratives socialement dans une période de l’histoire où tout concourt à pointer les responsabilités individuelles et surtout de certaines catégories d’individus (les chômeurs, les étrangers, les jeunes,...). L’émergence d’identités collectives autonomes à tous les niveaux de la vie quotidienne est, pour l’heure, une nécessité (groupes d’actions, d’entraide, de parole, de pratiques, …). Le rassemblement de ces identités collectives (parfois contradictoires) dans des nouveaux espaces de gestion de la cité ne peut se faire sans heurts, mais n’est-ce pas de la rencontre que naît la richesse sociale ?
« Une transformation de la société suppose la possession et la gestion collective de l’espace par l’intervention permanente des ‘intéressés’ avec leurs intérêts multiples et même contradictoires. Donc la confrontation. » [6]
[1] « Entretien avec Henri Lefebvre », L’Office National du Film du Canada, 1972.
[2] « Entretien avec Henri Lefebvre », L’Office National du Film du Canada, 1972.
[3] Commission locale de Développement Intégré – organe participatif des contrats de quartier.
[4] Harvey, D., « Le droit à la ville »
[5] Harvey, D., « Le droit à la ville »
[6] Lefebvre H., Cité in Garnier, J.P., « Du droit au logement au droit à la ville », Avril 2011, http://blog.agone.org.