Le quartier du Midi a connu nombre de plans d’aménagement sur les trente dernières années. Mais faut-il se réjouir de cet intérêt forcené ? Ces plans ont surtout martyrisé le quartier et traumatisé ses habitant·es. Schéma de développement, plans particuliers d’affectation du sol, master plan, schéma directeur, adoptés, abrogés ou à venir, s’y sont succédé sans que jamais la Région ne parvienne à finaliser un outil de régulation de la zone, notamment en raison d’éternels bras de fer entre elle et la SNCB. Aujourd’hui, le quartier fait l’objet d’un projet de plan d’aménagement directeur (PAD). Un bienfait pour qui ?
Avant l’arrivée du TGV à Bruxelles, le quartier de la gare du Midi était un quartier animé avec ses maisons bruxelloises fin xixe, ses garages, ses ateliers, ses petits commerces et restaurants, un quartier d’accueil de divers flux migratoires (espagnols, portugais, grecs, marocains…). L’arrivée des lignes internationales grande vitesse en 1995 va venir chambouler la vie des usagers du quartier et ouvrir des appétits immobiliers démesurés pour celui-ci. SNCB, promoteurs, Région bruxelloise, communes de Saint-Gilles et d’Anderlecht, tous voudront tirer profit d’une potentielle montée des valeurs foncières. Un jeu de Monopoly qui se soldera par la construction de 300 000 m² de bureaux en dix ans au prix de plusieurs centaines d’expulsions-expropriations en chaîne des ménages populaires. La volonté de construire un central business district autour de la gare entraînera la démolition de quatre îlots d’habitations le long de l’avenue Fonsny.
La spéculation va se poursuivre. En 2007, le groupe Atenor (promoteur de la fameuse tour UpSite face à Tour et taxis) achète un terrain de 7 500 m² situé juste derrière la Tour du Midi pour y réaliser 100 000 m² de bureaux se déclinant sur trois tours atteignant respectivement 148, 109 et 68 mètres de haut, c’est Victor. La SNCB a aussi ses appétits et fait appel à Jean Nouvel pour repenser son siège, un bâtiment iconique en « V » au-dessus des voies ferrées et s’étirant sur 550 mètres le long de l’avenue Fonsny. Le tout représente 250 000 m² de bureaux ! Elle fait également part de ses intentions d’élargir la Jonction Nord-Midi qui serait saturée. Les habitant·es retiennent leur respiration.
Mais, en 2018, aucun de ces projets n’est réalisé : le dédoublement de la Jonction est finalement abandonné ainsi que le « V » de Jean Nouvel et Atenor attend toujours son permis. La Région semble regretter certains choix posés dans les années 90 et annonce un Plan d’aménagement directeur (PAD) qui dit vouloir faire de la gare du Midi une « gare habitante » mais au prix d’une surenchère par le haut. Si le projet de PAD dénonce le caractère mono-fonctionnel du quartier (75 % de surfaces dédiées à la fonction de bureaux pour seulement 12 % de logements), il propose de reconstruire 200 000 m² de logements pour remonter la part de cette fonction au sein du quartier à 35 %. Une production si massive de logements va-t-elle rendre le quartier plus habitable ?
En apparence, la SNCB semble revenir à des ambitions plus raisonnables. En 2018, elle annonce vouloir regrouper ses bureaux de la gare du Midi au sein de l’ancien centre de tri postal. En effet, elle a racheté ces bâtiments à la Poste en 1998, or depuis, ils sont pour ainsi dire vides. La nouvelle est accueillie avec soulagement par les riverains : la rénovation d’un bâtiment patrimonial de taille raisonnable est nettement plus rassurante que les projets jusque-là dans les cartons de l’opérateur ferroviaire. Mais l’assagissement de façade de la SNCB cache une opération immobilière massive.
En regroupant ses activités, la SNCB souhaite en fait libérer du foncier en cédant 150 000 m² à des promoteurs privés qui en échange s’engagent à construire le siège SNCB. Le produit de la vente des sites concernés (Zennewater-Delta, France-Bara, Atrium), estimé à plus de 350 millions d’euros, doit compenser, au moins partiellement, l’investissement que représente le développement du siège qui consiste, en réalité, à bien plus que la rénovation de l’ancien centre de Tri. La SNCB dit avoir besoin de 75 000 m² alors que le centre de tri n’en fait que 50 000. Pour combler la différence, la SNCB propose de surélever le bâtiment d’une barre de 30 mètres de haut et de 236 mètres de long.
L’opération génère donc une perte très conséquente de foncier semi-public pour remplacer les bureaux actuels de la SNCB par divers projets encore indéfinis que les promoteurs concernés ne manqueront pas de rendre le plus rentables possible.
Le 21 février 2020, la SNCB annonce la désignation des heureux élus : le consortium BESIX (30 %) – BPC/BPI (30 %) – Immobel (40 %). La vente des terrains se réalisera au moment de la délivrance du permis pour le siège SNCB. En mars 2021, une demande de permis déposée par le consortium est mise à l’enquête publique. Au grand étonnement des habitant·es du quartier Midi, il ne s’agit pas du siège SNCB, mais d’un projet d’hôtel de 231 chambres destiné à occuper 8 400 m² du bâtiment du Tri Postal. Pourquoi la SNCB qui argue de ne pas avoir de l’espace à suffisance dans le Tri Postal, en cède près de 10 000 m² au privé pour faire un hôtel ? Autre incohérence : comment se fait-il que cette demande de permis ne soit pas mise à l’enquête publique concomitamment à celle du siège SNCB alors qu’elle concerne les mêmes acteurs et les mêmes bâtiments ? Il est évident que ce saucissonnage nuit à une vision d’ensemble du projet au sein d’un même ensemble historique. Ce « coup parti » restreint forcément la possibilité d’envisager une alternative permettant de réduire la rehausse du futur siège SNCB, laquelle risque d’impacter fortement la vue des riverains par sa large barre, d’ailleurs rebaptisée « muraille » par les habitant·es du quartier. Pour y faire face, un collectif d’habitant·es est né en 2020 : Midi Moins Une [1] !
L’assagissement de façade de la SNCB cache une opération immobilière massive.
Outre cet aspect des choses, comment se fait-il que tant les permis pour l’hôtel que celui du siège SNCB soient traités alors que le projet de PAD Midi censé cadrer les différents projets autour de la gare est toujours en discussion ? Si le permis du siège SNCB est délivré, il scelle le sort d’au moins quatre îlots pour lesquels le projet de PAD doit fournir les options de développement. Ces divers éléments expliquent que la commune de SaintGilles, concernée au premier chef par ces projets, ait rendu un avis défavorable sur le projet de siège SNCB. Elle considère notamment que le permis s’inscrivait dans une stratégie de redéploiement immobilier de la SNCB à l’échelle du quartier et que le PAD Midi avait pour rôle de l’encadrer.
C’est en septembre 2021 que les habitant·es découvriront les fameuses options de cadrage proposées par le PAD, c’est-à-dire la manière dont la Région envisage la fameuse opération de rééquilibrage par le haut entre les superficies de bureaux et de logements. À plusieurs endroits, le PAD autorise des hauteurs allant de 100 à 150 mètres de haut (hauteur de la tour du Midi) et propose des densités écrasantes alors que les quartiers adjacents (Cureghem et le bas de Saint-Gilles) sont déjà parmi les plus denses de la Région. Les îlots « Tintin » (projet Victor précité) et « Tri Postal Fonsny » (siège SNCB) pourraient atteindre des densités supérieures à celles de la Tour du Midi.
La volonté de rééquilibrage entre fonctions de bureaux et de logement repose aussi sur une vaste opération de démolition-reconstruction, soit la démolition de près de 300 000 m² de bureaux dont certains ont été construits il n’y a même pas vingt ans, comme les bureaux du SPF Emploi appelé Bloc 2 et construit en 2004. La justification serait la nécessité de remplacer ces bureaux par des logements. Le PAD planifie ainsi l’obsolescence du bâti bruxellois sans qu’aucun scénario de rénovation et de reconversion ne soit étudié. En effet, le Rapport d’incidences environnementales du PAD Midi fait l’impasse sur les importants coûts environnementaux des opérations de démolition et construction envisagées pour annoncer une empreinte carbone positive du PAD en se concentrant sur la consommation d’énergie des futurs bâtiments à construire. Rien n’est dit sur la facture environnementale liée à la création de tonnes de déchets suite à la démolition, à l’extraction de matériaux pour construire, et au charroi de camions pour transporter le tout [2].
Lors des soirées d’information, pour rassurer les habitant·es en colère et inquiets « de vivre dans un quartier ressemblant à un aéroport » [3], les pouvoirs publics leur signalent que les hauteurs et densités prévues sont des normes maximales qui ne seront pas nécessairement atteintes par les projets. Ils annoncent également que la tour Victor de 150 mètres de haut ne se fera pas et que des négociations sont en cours avec Atenor pour raboter fortement le projet. Lors des mêmes soirées, les habitant·es signalent que les données prises en compte dans les études (notamment les aspects démographiques et la problématique de mobilité) sont dépassées et obsolètes. La Région ne les contredit pas. Son représentant affirmera qu’il s’agissait de « faire prendre l’air » au PAD et que celui-ci sera revu sous plusieurs aspects et qu’une nouvelle enquête publique publique aura lieu. Pourquoi mettre à l’enquête un projet non finalisé dont on sait déjà que certains éléments ne sont plus d’actualité ? La SNCB et le consortium privé auraient-ils fait pression pour faire accélérer les choses ? Interpellé à ce sujet, le ministre président Rudi Vervoort répondra ceci : « Nous avons tenu à soumettre le plan à enquête publique pour ouvrir le débat après plus de cinq ans de travail en chambre. Nous savions qu’il nécessiterait d’être revu sur certains aspects. » [4] Il est certain en tout cas que la communication passe mal surtout après tant d’années de tergiversations. La sortie presse sur la mise à l’enquête publique du PAD Midi se fera dans un grand fourre-tout où s’emmêlent bizarrement les projets liés aux contrats de quartier et de rénovation urbaine également en cours, sans doute pour humaniser le visage austère et écrasant du PAD.
On l’a vu, un axe majeur du PAD Midi est la production de 2 000 nouveaux logements. Est-ce pour créer une « gare habitante » ou assurer la rentabilité d’opérations immobilières ? La première option supposerait d’éviter des densités excessives et de prévoir une typologie de logements visant à s’assurer de l’accessibilité financière de ceux-ci. Or le volet stratégique du PAD se contente de reprendre les objectifs de la déclaration de politique régionale (DPR) et son objectif de 15 % de logements à finalité sociale sans autre garantie.
Le PAD Midi est une opération clé sur porte pour valoriser au mieux le foncier de gros acteurs immobiliers.
En l’état, les deux territoires adjacents Cureghem et Saint-Gilles comptabilisent un très faible pourcentage de logements sociaux : 4 %. Les seuls logements publics prévus dans le projet de PAD sont ceux réalisés par Citydev : 26 000 m² soit 13 % de l’ensemble de logements planifiés. On est donc déjà en deçà des objectifs de la DPR. Or ces opérations Citydev semblent aléatoires : l’une concerne l’îlot Tintin (Victor) – où le promoteur Atenor tente depuis des années de ne construire que du bureau et refuse de construire du logement –, l’autre sur l’îlot Jamar – où les logements sont destinés à prendre place sur la trémie du tram 81, projet très hypothétique à la lecture du rapport d’incidences environnementales : « L’implantation de surfaces de logement sur le nou vel îlot Jamar ne semble pas utile au regard des contraintes de bruit, de vibration et de l’impossibilité d’y implanter un parking privé souterrain. » [5]
Quant au volet réglementaire, il ne garantit aucune la réalisation de logements sociaux, malgré leur déficit avéré dans le périmètre. Les habitant·es du périmètre ont une moyenne de revenus faibles, nettement en-dessous de la moyenne régionale. 80 % des habitant·es sont des locataires et donc dépendants de l’offre sur le marché privé. Selon une étude de l’IBSA de juin 2021 [6], le prix médian des appartements à Saint-Gilles est passé de 60 000 euros en 1995 à 225 000 euros en 2020. Tandis que le prix médian des appartements était multiplié par 2,2 à l’échelle de la Région, à Saint-Gilles il l’était par 4 alors qu’entre 2006 et 2016 le revenu médian des habitant·es de Saint-Gilles n’a crû que de 4 %. Saint-Gilles était la deuxième commune la moins chère après Saint-Josse en 1995, elle est aujourd’hui la huitième commune la plus chère pour le prix médian des appartements.
Sachant que la plupart des terrains destinés à la production des futurs logements appartiennent – ou appartiendront (suite au deal immobilier avec la SNCB) – à des propriétaires privés, les logements produits seront au prix du marché privé et donc, sans doute bien au-dessus des bourses des habitant·es actuels du quartier. Le rapport d’incidences du projet pointe comme menace le risque d’un développement de logements en inadéquation avec le profil socio-économique des quartiers [7] et demande de renforcer l’offre en logements sociaux. Si les loyers n’ont pas encore explosé, la dynamique immobilière en cours et le manque de maîtrise foncière dans le périmètre peuvent faire craindre une augmentation nette des loyers. Les quartiers adjacents à la gare étant très denses, il y a peu de possibilités de construire du logement supplémentaire en-dehors des opérations prévues par le programme de PAD qui devient l’une des rares occasions pour y produire du logement accessible. C’est pourquoi dans son avis – défavorable – sur le PAD Midi, la commune de Saint-Gilles demande la garantie de la création de 15 % de logements sociaux. La commune d’Anderlecht va plus loin et demande que les projets immobiliers qui verront le jour dans le périmètre puissent comporter pour moitié des logements publics dont 50 % de logements à caractère social gérés par les SISP et les communes.
À défaut d’atteindre ces exigences, les bureaux seront démolis non pour réaliser une gare « habitante » mais pour être remplacés par des logements qui ne répondent qu’à un seul besoin : satisfaire l’appétit des promoteurs ! S’il n’est pas profondément remanié, le PAD Midi est une opération clé sur porte pour valoriser au mieux le foncier de gros acteurs immobiliers privés ou semi-publics en leur autorisant à faire s’envoler les hauteurs de construction et à ne produire que du logement privé inaccessible. Les quelques aspects positifs que l’on pourrait noter dans le projet en lien avec les espaces publics malmenés depuis de nombreuses années seront pratiquement annihilés par les effets négatifs liés à la densité et à l’augmentation importante des déplacements routiers qu’ils ne manqueront pas d’engendrer. Des aspects positifs qui, d’ailleurs, n’ont aucunement besoin d’un nouveau plan d’aménagement directeur pour voir le jour…
[1] 1. Lire le communiqué de presse du Collectif Midi Moins Une ! du 11 janvier 2022 et visionner la vidéo SNCB, ou l’art de vendre une muraille sur https://www.midimoinsune.be
[2] 2. Lire l’article du Bruxelles en mouvements n° 314, « Arrêter de casser la ville ! »
[3] Remarque d’un habitant lors de la soirée d’information du 20 septembre 2021.
[4] Interpellation de F. De Smedt à propos du PAD Midi en Commission de développement territorial du 6 décembre 2021, p. 15.
[5] Résumé non technique du Rapport d’incidences environnementales, p. 80.
[6] « Prix des appartements en Région bruxelloise, la fracture Est-Ouest se creuse », Focus n°44, juin 2021.
[7] Volet logement p. 16.