Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Nouveau marché aux pigeons

Dans le centre historique, la Ville de Bruxelles s’attelle au réaménagement d’un grand nombre de voiries. Ici comme ailleurs, la chasse à la voiture n’est pas qu’une question de mobilité : elle influence directement le type de commerces et le prix des logements.

© Christian Picon - 2021

La rue du Marché aux Poulets se situe entre la Grand-Place et le boulevard Anspach, précisément à l’angle de la rue des Fripiers et de l’Église Saint- Nicolas. Elle se confond avec la myriade de strotjes dont les noms historiques se ressemblent mais, c’est sûr ! vous la connaissez car vous l’avez parcourue souvent. Vous y avez d’ailleurs probablement déjà fait une halte dans les arômes du torréfacteur Corica ou dans la pénombre du pub Celtica, c’est selon.

L’année passée, cette petite ruelle a changé de visage. Interdite aux voitures (et donc aussi au stationnement), ses pavés déchaussés et ses trottoirs étroits ont été remplacés par une étendue plane et sans obstacles de pavés lisses. L’espace public est propre et bien dégagé derrière les oreilles, aseptisé.

Lifting de façade

En moins d’un an, ce nouvel aménagement a déjà eu des effets sur les commerces. Avant les travaux, on comptait 24 magasins. En plus des deux cafés-institutions déjà cités, il y avait un hôtel, une grande chaine de parapharmacie et une immense franchise de sandwichs. A part ça, ce n’étaient que de (toutes) petites boutiques : vêtements, chaussures, coiffeurs, snacks, agences de voyage. On y comptait aussi un vendeur de dürüm et un bar à chicha et, bien évidemment, un night shop ouvert jour et nuit. Mais la particularité de la rue c’était surtout les faux casinos et les bars de paris sportifs. Bref, c’était une rue de magasins populaires (entendez magasins pas chers et ordinaires).

Qu’est-ce qui a changé ? Les commerces les plus solides vont probablement perdurer et s’en porter fort bien. Toutefois, d’autres ont déjà fermé leurs portes. Deux petits magasins ont été remplacés par des bars « branchés » dont le tableau noir vintage vante – en anglais – le smoothie ou le frappaccino. Et, à l’heure d’écrire ces lignes, l’installation d’une gigantesque vitrine, sur près de la moitié du côté pair de la rue, a remplacé plusieurs boutiques et laisse présager l’implantation d’une multinationale du prêt-à-porter. Le genre de multinationale qui propose déjà 3 magasins rue Neuve et habille du même modèle les clients du monde entier.

Effets en profondeur

La réfection de la rue du marché aux poulets est inscrite dans un plan étendu qui, par tache d’huile, concerne tout le cœur historique : de la Monnaie à la rue du Midi ; de la gare Centrale à l’Îlot Saint-Géry. L’objectif avoué de la municipalité est quadruple : diminuer les nuisances automobiles ; augmenter l’attractivité touristique ; mettre en valeur le patrimoine historique ; faciliter la chalandise sur les axes commerciaux. À priori, c’est super, c’est parfait ! IEB, qui milite pour la mobilité sans voiture depuis plus de 40 ans, devrait applaudir de ses milliers de mains. Sauf que... Sauf que ces objectifs abstraits cachent la transformation concrète attendue par les pouvoirs publics : des commerces bien propres sur eux ; des cafés branchés ; des hôtels et des enseignes touristiques. Il s’agit de plaire aux touristes et aux gros portefeuilles, aux dépens des habitants et des usagers actuels de ces quartiers centraux, pas assez riches. Il s’agit d’évacuer les petits commerces populaires et les « stam cafés ».

Ailleurs en Europe et tout près en Belgique, de nombreuses villes ont transformé leur centre historique en vaste zone piétonne. Si le mécanisme de transformation n’est pas encadré et qu’on ne prétend agir que sur la mobilité, les conséquences sont partout les mêmes : les types de commerces et d’habitants mutent. Les commerces changent car le beau piétonnier attire des grands groupes d’investisseurs et des grandes enseignes commerciales qui remplacent les petits magasins spécialisés et les commerces de destination. Ces grands groupes imposent leur loi ainsi que leurs pratiques commerciales et managériales et nous ne pensons pas qu’ils offrent des conditions de travail plus favorables que les commerces familiaux. Parallèlement, les piétonniers attirent également davantage le secteur Horeca (mais, en l’occurrence, la Commune a officiellement bloqué toute modification de commerces existant en Horeca. Nous verrons...). Rapidement, ce nouvel environnement va entrainer une nouvelle dynamique sociale. Les loyers augmentent et les familles quittent le quartier, remplacées par des groupes d’habitants dont le statut socioéconomique est « plus élevé » : souvent des jeunes et des expats. La particularité bruxelloise est que les abords du centre-ville sont aujourd’hui habités par des ménages précarisés qui seront éjectés, relégués dans un quartier moins accessible et moins bien desservi en services divers.

Si ce n’est pas vraiment le but des responsables politiques, ils ne font en tout cas rien, rien du tout, pour l’empêcher. Au vu du nombre d’exemples vécus, ils ne peuvent pas être dupes des effets induits de leurs projets de « revitalisation » (comme si avant, ça ne vivait pas !), nous concluons donc qu’ils y sont favorables.

Mieux que rien ?

Alors quoi ? Ne faut-il rien faire ? Bien sûr que si ! Et rendre le centre-ville aux piétons est une évidence. En effet, une étude réalisée par Espaces Mobilités en 2011 nous apprend qu’à la rue des Fripiers (juste à côté), 86% des clients se rendent en ville grâce à leurs pieds ou aux transports publics. Seuls 13% ne jurent que par la voiture et ils ne sont d’ailleurs que 8% à se plaindre des difficultés de stationnement. Un piétonnier semble donc plus que légitime... Toutefois, en faisant mine de ne se préoccuper que de mobilité et de voirie, afin de favoriser la mobilité douce ou planter de la verdure, c’est toute la nature d’un quartier et de ses habitants qui change. Pour éviter les effets pervers, c’est partout, dans tous les quartiers, et à l’occasion de chaque réfection de voirie qu’il faut implanter des piétonniers, des pistes cyclables et des espaces verts.

Améliorer la qualité de l’espace public peut être très positif... si l’on ne se focalise pas que sur l’espace public. Les responsables politiques disposent d’assez de leviers pour accompagner (ou contrebalancer) les effets de la rénovation urbaine. Il existe de nombreux mécanismes permettant de garder sous contrôle la composition des habitants et des commerces d’une ville : droit de préemption, contrôle des loyers, construction de logements sociaux, permis d’environnement, permis d’urbanisme,...

Jérôme Matagne