La création d’un nouveau centre commercial au nord de Bruxelles ne répond pas tant à un besoin marchand qu’à servir un montage immobilier sur le plateau du Heysel. Sans centre commercial, pas de centre de congrès et toute la forteresse immobilière s’écroule !
Héritage du glorieux passé de l’urbanisme fonctionnaliste d’après guerre, le site du Heysel s’insère dans la longue chronologie des Expositions bruxelloises. C’est l’Expo phare de 1958 qui lui donnera sa tonalité actuelle comme territoire à caractère exclusivement événementiel.
Pensé à l’époque comme un monde idéal, paré de toutes les vertus du progrès, entièrement piétonnier, le site était ceinturé d’accès automobile et d’immenses parkings à ciel ouvert dont le plus marquant est sans nul doute le gigantesque parking C, sis sur le territoire de la Région flamande, une mer d’asphalte de 31 hectares utilisée très épisodiquement.
Propriété de la Ville de Bruxelles, le site est loin d’être en friche. Il accueille les Palais des Expositions, le stade Roi Baudouin, l’Atomium, des concessions telles que le complexe de cinéma Kinepolis, les parcs d’attraction Mini-Europe et Océade mais aussi le Trade-Mart (héritage de feu Vanden Boeynants qui a octroyé au propriétaire une concession courant jusqu’en 2060 !) ainsi que de nombreux terrains de sport. Et pourtant, la Ville de Bruxelles annonce un tout nouveau quartier à cet endroit.
Un plateau self-service
C’est en 2007 que le plateau du Heysel devient la pierre angulaire du Plan de Développement International de Bruxelles (PDI) [1] destiné à doper l’attractivité exogène de la Ville-Région. Le PDI fixe à cet endroit un centre commercial de 100 000 m², un centre de congrès de 5 000 places, un nouveau stade de football et une salle de spectacle de 15 000 places. Outre les nombreuses critiques qui ne manquèrent pas de fuser sur ce programme ambitieux transformant ce site public en terrain de jeux pour les investisseurs [2], on s’étonnera de le voir pensé comme sur un territoire en friche, vide d’activités, alourdissant le plateau à l’envi d’un nombre affolant de m². Ainsi Océade, Mini-Europe, Bruparck, Kinepolis et les nombreux terrains de sport qui entourent le stade sont priés de déguerpir pour faire place nette au profit du nouveau morceau de ville concocté par un bureau d’études et le collège de la Ville de Bruxelles. Le développement est confié à une société anonyme, la société Excs, présidée par le bourgmestre de Bruxelles de l’époque, Freddy Thielemans.
Selon les protagonistes : « Cette méthode de travail garantit la transparence et le contrôle par la Ville de Bruxelles de tous les actes en rapport avec le projet, la Ville restant seule maître à bord et seule en droit de prendre les décisions nécessaires » [3]. Nous voilà rassurés sur les modalités démocratiques !
Être le premier sur la ligne d’arrivée
La concurrence inter-régionale va mettre le feu aux poudres. Il faut foncer car juste de l’autre côté du Ring, à Machelen, se dessine un autre projet commercial de grande ampleur : le projet Uplace qui annonce fièrement 82 000 m² de commerces et horeca. La Ville s’empresse d’annoncer l’ouverture du centre commercial NEO pour 2015, histoire de damer le pion au concurrent flamand. Inimaginable en effet que ces deux mastodontes puissent coexister dans ce mouchoir de poche, à peine 3 kilomètres les séparant, au vu de la pression automobile colossale qu’ils ne manqueront pas de créer et de la concurrence économique insupportable qu’ils exerceront sur les noyaux commerçants avoisinants. Les autorités bruxelloises sont conscientes de cette incompatibilité. Philippe Close, lors d’une séance d’information en 2012 résumera la situation ainsi : « Il va y avoir deux centres commerciaux, c’est faux. Évidemment qu’il n’y en aura qu’un et nous pensons que ce sera le nôtre ». En réalité, ce ne sont pas deux mais bien trois projets de centres commerciaux qui sont en gestation dans un périmètre restreint puisque la Ville soutient également le projet privé « Just Under the Sky », rebaptisé récemment « Docks Bruxsel » : 50 000 m² de surfaces commerciales prenant place sur les décombres des anciennes poêleries Godin, patrimoine industriel d’exception balayé pour accueillir ces mêmes nouvelles enseignes qui envahissent le monde commerçant contemporain. Le permis d’urbanisme a été délivré par la Ville en 2013 [4] pour être sûr de gagner de vitesse le projet Uplace.
Comment légitimer la sauce commerciale ?
Si l’ensemble du projet est porté à bout de bras par la Ville de Bruxelles, la Région est partie prenante à l’aventure, sous la houlette de Benoît Cerexhe, ministre de l’économie bruxelloise à cette époque. Ce dernier rêve d’attirer sur le sol bruxellois les enseignes commerciales non encore présentes à Bruxelles. Pour convaincre, il n’aura de cesse d’invoquer les conclusions du Schéma de développement commercial (SDC) [5] : « Au nord la faiblesse de l’offre commerciale globale est réelle : il n’existe qu’un pôle complémentaire (Basilix) et quelques pôles relais (Marie-Christine, Miroir, Helmet et De Wand) (...) il semble donc qu’il pourrait peut-être y avoir au nord de Bruxelles la place pour une nouvelle structure commerciale ».
Pour le ministre, cette phrase à elle seule suffit à légitimer la création d’un centre commercial dans le nord de Bruxelles. Une lecture plus attentive dudit document mettent pourtant un bémol à cette ambition : « Cette zone est moins bien desservie par les transports publics. La structuration des voiries et la barrière naturelle du canal limite l’accessibilité. Les déplacements favorisés se font selon un axe sud-ouest nord-est. L’installation d’un pôle d’attractivité régional ou national dans cette zone serait donc très difficile. En effet sa zone de chalandise serait barrée par les limites naturelles du canal et par l’influence du Westland Shopping Center (…) » [6]. Pas de quoi s’enthousiasmer sur le potentiel bénéfique du nouveau centre commercial. Mais la Ville veut y croire. Elle sait qu’un centre de congrès n’est pas rentable. Pour elle, le centre commercial a pour première fonction d’assurer le financement des autres équipements chers et peu rentables.
Du côté des habitants de la Cité Modèle, les critiques concernent surtout l’absence de débat démocratique sur le projet : D. 51 ans raconte : « Quand ils sont venus nous voir, on était même pas au courant du projet, c’est sur le moment même qu’on l’a découvert... on voyait bien qu’ils étaient bien ancrés en disant “on va faire ce projet, si vous n’êtes pas d’accords tant pis”, et depuis un an, on a plus de nouvelles, les maquettes on ne les a jamais vues ». M., quant à elle, avoue n’être que très peu au courant des aménagements futurs qui verront le jour à deux pas de chez elle : « J’ai appris qu’il y avait eu des réunions à ce propos mais je n’ai pas été mise au courant sinon j’y serais allée...j’ai été très surprise et je me suis dit “ca va pas se faire”, je trouve ça vraiment dommage ». M. retraitée déclare : « on n’a pas grand chose à dire, celui-là plus haut il s’en fout pas mal. » F. ne croit plus guère aux discours des politiques : « C’est peut-être la grosse différence entre la dictature et la démocratie. D’un côté on te dit tais-toi et de l’autre côté on vous dit cause toujours. Au dernier moment, c’est toujours les politiques qui font ce qu’ils veulent. Ce projet NEO, il va naître ». Propos récoltés par Cédric Vékeman |
Un phasage pour faire recette
Tout le phasage du projet NEO s’articule en conséquence sur la réalisation de la pièce maîtresse en terme de financement. Le premier appel d’offres lancé en 2012 concerne donc pour l’essentiel des fonctions dont on présume la rentabilité indépendamment de leur adéquation aux besoins des bruxellois : un centre commercial et plusieurs centaines de logements privés. Dans cette phase appelée NEO 1, la Ville cède un bail emphythéotique au lauréat contre un canon permettant de financer l’étape suivante, NEO 2 avec le centre de congrès. Au vu de cet objectif financier clair, on comprend que sur les 250 points servant de base de cotation au jury chargé d’évaluer la qualité du projet, 100 concernent la rentabilité de celui-ci. La complémentarité du projet avec le tissu commercial existant est considérée, a contrario, comme un critère facultatif. L’intégration urbanistique ne vaut que 40 points, la qualité architecturale et l’habitabilité, également, idem pour la qualité environnementale.
L’évaluation ne se fait donc nullement sur la qualité du projet mais bien sur des considérations essentiellement financières. Pas un mot au sujet de l’impact sur l’emploi existant alors que le leitmotiv des porteurs de NEO est la création de 3 000 nouveaux emplois sans jamais déduire ceux qui inévitablement passeront à la trappe soit en raison de la disparition pure et simple de l’activité, soit suite à la mort lente de certaines d’entre elles ne résistant pas à la concurrence du mastodonte.
Le façadisme démocratique
Les plans, les concours, les appels d’offres se succèdent sans que jamais réponses ne soient données au flot d’inquiétudes et de critiques que suscite le projet : incertitudes sur la répartition des coûts entre public et privé et sur l’opérabilité du montage immobilier et financier, privatisation pour plusieurs décennies d’une terre publique pour des fonctions en décalage avec les besoins des Bruxellois, asphyxie des voiries locales et régionales par les milliers de véhicules aspirés par le centre commercial, concurrences commerciales pour les noyaux économiques de proximité, disparition d’activités touristiques ayant fait leur preuve,... Concours d’urbanisme, procédures de marché public et site internet interactif sont présentés comme les garants de la bonne gouvernance et du débat public réduit à un échange bilatéral avec les promoteurs du projet par des questions postées sur un forum « riverains » [7].
Certes le projet a fait l’objet en cinq ans d’une multitude de conférences de presse mais sans qu’aucune procédure de consultation citoyenne n’ait été organisée si ce n’est indirectement au travers de la procédure d’adoption du Plan régional d’affectation du sol démographique créant une zone d’intérêt régional (ZIR) sur mesure pour le projet.
À cette occasion, la société civile et plus particulièrement la Commission Régionale de Développement (CRD) [8] a eu l’occasion de s’exprimer sur le projet NEO . Elle s’est opposée avec vivacité à la création d’une nouvelle ZIR sur le plateau du Heysel. Pour la CRD, l’affectation actuelle garantit le développement équilibré de cette zone en restant compatible avec la capacité d’accueil de la zone et de l’ensemble de la Région.
Elle s’est opposée fermement à la création d’un centre commercial alors qu’il existait deux autres projets à proximité tout en soulignant l’incompatibilité d’un projet générant 5 800 déplacements complémentaires par heure aux heures de pointe avec les objectifs d’IRIS 2 de réduire la pression automobile de 20% d’ici 2020. La CRD soulignera également que quatre noyaux commerciaux situés en Région bruxelloise (haut et bas de la ville, le Westland et le Woluwe shopping center) souffriront immanquablement de la présence du nouveau centre commercial. Et d’ajouter qu’il serait inadéquat de consacrer une part importante du sol à un centre commercial [9]. Ce n’est que du bout des lèvres que le gouvernement a répondu à ces critiques en s’arc-boutant sur sa décision de faire du plateau du Heysel le nouveau pôle d’attractivité internationale de la Région.
On enfonce le clou
Pour bien bétonner le tout, la Ville de Bruxelles et la Région bruxelloise mettent sur pied en mai 2014, quelques jours avant les élections régionales (un hasard ?) une Société mixte pour investir 335 millions d’argent public sur 20 ans dans le projet NEO. La société est mise sur pied par une procédure d’urgence permettant de passer outre l’avis du Conseil d’État et de la Cour des comptes. Pour Didier Gosuin, le texte soumis au vote du Parlement « contient des engagements juridiques importants qui vont lier la Région pour très longtemps et dont elle ne pourra pas se défaire. Il existe des dispositions concernant la loi sur les faillites et les lois fiscales mais d’autorité, on dit que la structure qui sera mise en place n’y sera pas soumise » [10]. La société pourra également accomplir des actes commerciaux tout en ayant la faculté d’exproprier pour cause d’utilité publique. Cette somme colossale sera notamment destinée à faire payer par les pouvoirs publics les aménagements tentant de rendre viable ce que la présence du centre commercial et des milliers de parkings souterrains vont rendre intenable. Qu’est-ce qui garantit, en outre, que les fonds ne seront pas affectés à financer en stoemelings une partie du nouveau stade de football ?
Le stade de foot, le caillou dans la chaussure
En effet, il apparaît assez rapidement que NEO peut difficilement se réaliser autour du stade de PTTL foot actuel, le stade Roi Baudouin, lequel a pourtant fait l’objet de conséquents travaux de rénovation entre 1994 et 2000 pour un montant d’environ 60 millions d’euros en vue de participer à l’Euro 2000 avec les Pays-Bas.
Le stade actuel fait 50 000 places et permet, grâce à sa piste d’athlétisme, d’accueillir chaque année le prestigieux Mémorial Van Damme. Mais la Ville de Bruxelles trouve l’entretien du stade trop coûteux et aimerait s’en débarrasser. Il ne serait en outre plus aux normes de standing des grandes coupes de football internationales actuelles exigeant des espaces VIP. En vue de concourir à l’Euro 2020, Alain Courtois, ancien secrétaire général de l’Union belge de football, et aujourd’hui échevin des sports, fait le forcing pour qu’un nouveau stade voie le jour rapidement. Rassemblé à Ostende en mai 2013, le gouvernement régional décide, sans aucune concertation avec ses voisins wallons et flamands, d’implanter le nouveau stade sur le fameux parking C, appartenant à la Ville de Bruxelles mais situé sur le territoire de la Région flamande. Les réactions des voisins ne se font pas attendre, ni les kyrielles de marchandages possibles entre l’acceptation d’un tel projet et d’autres situés en bordure des deux Régions (élargissement du Ring, projet de centre commercial Uplace,...).
À l’instar du centre de congrès, un stade de football est difficilement rentable. Le patron de Besix, postulant pour le futur stade, n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat : « Un stade de football ne peut pas être rentable avec les revenus issus des activités sportives. En Belgique, il s’agit de construire un stade de 300 millions. Mais avec un investissement de ce montant, en organisant les matches d’Anderlecht, en y intégrant les bureaux de l’Union belge de football et du Comité olympique, nous pouvons espérer des rentrées pour 150 millions. Le reste doit être financé par les pouvoirs publics ». [11] L’étude Deloitte confirme cette interprétation. En France, pour concourir à l’Euro 2016, les pouvoirs publics ont dû participer à hauteur de 40% dans le cadre de la facture globale des deux nouveaux stades créés à Nice et à Bordeaux.
Le fruit de tous les marchandages
Pour la suite de l’histoire, le dossier ne va pas évoluer sans mal. Dans la foulée de l’attribution de NEO 1 au groupe Unibail-Rodamco-Besix-CFE, l’autre consortium évincé, Hammerson-Eiffage- Codic, introduit un recours au Conseil d’état en juin 2014. Fin juin, le Conseil d’état suspend l’exécution du marché. De quoi faire vaciller sérieusement tout le montage immobilier NEO car, par effet de domino, si NEO 1 est annulé, NEO 2 et le stade de foot passent à la trappe. Mais aux dernières nouvelles Hammerson aurait fait marche arrière quant à sa volonté d’introduire un recours en annulation. De là à imaginer les tractations qui ont pu se tenir en coulisse sachant que ce sont, en gros, les mêmes (Besix et Eiffage) qui se portent candidats pour l’érection d’un nouveau stade de foot...
Avant-hier, ce sont les bureaux qui ont vu leur marché s’affaisser. Hier, on apprend que Bruxelles a atteint son seuil de saturation en offre hôtelière. Tous les indicateurs montrent que l’offre en surface commerciale n’est pas loin d’atteindre le même stade. On pouvait lire dans l’Echo du 5 septembre 2014 que la tendance générale des grands centres commerciaux est à la baisse de la fréquentation avec un recul de 12% sur six ans. En gros, le jeu de domino patiemment élaboré par la Ville de Bruxelles repose sur une pièce maîtresse branlante. N’est-il pas temps de changer de jeu de société ?
[1] Ce Plan, chargé de recenser les potentialités de la Région pour développer son rayonnement au niveau international, fut adopté selon une procédure on ne peut plus anti-démocratique : il fut élaboré par le bureau de consultance Price Waterhouse Cooper suite à une consultation d’acteurs triés sur le volet parmi lesquels les opérateurs immobiliers occupaient une place de choix.
[2] www.brusselsstudies.be/media/ publications/ FR_91_BruS25FR.pdf, et la conférence de presse du 23 mai 2008 conjoint IEB, Bral, ACV/CSC : Un moratoire sur les projets du PDI jusqu’aux élections régionales de 2009 !.
[3] Communiqué de la Ville de Bruxelles mars 2009
[4] Le chantier de ce centre commercial porté par le groupe Equilis/Mestdagh a déjà démarré. Le permis d’environnement fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’État introduit par IEB, le Bral, l’ARAU et l’Unizo.
[5] Il faudra plus d’un an pour que le contenu pourtant déjà finalisé du Schéma soit communiqué au public.
[6] Schéma de développement commercial, p. 27.
[7] Si vous consultez la page « riverains » du site Neobrussels (www.neobrussels.com/riverains-forum-2), vous constaterez que les rubriques « agenda » et « documents » sont vides.
[8] La Commission régionale de développement est un organe d’avis de la Région bruxelloise qui chapeaute tous les autres conseils d’avis. Le Gouvernement bruxellois ne peut s’écarter de son avis qu’en motivant son écart.
[9] Avis de la Commission régionale de développement du 29 octobre 2012.
[10] Discussion au Parlement bruxellois sur l’ordonnance relative à la société NEO, Séance plénière du 21 février 2014, p. 37.
[11] « Ce stade national qui fait peur », Le Soir, 19 mars 2014.