De nombreux terrains au bord du canal destinés jusqu’il y a peu à accueillir des activités économiques utilisant ou non la voie d’eau sont affectés aujourd’hui à des fonctions de loisirs, commerces et logements haut de gamme. Ce mouvement de transformation se répercute sur les quartiers populaires qui bordent le canal mettant en tension ces espaces d’accueil et de solidarités socio-économiques diverses avec les projets spéculatifs qui les transforment en marchandises. Du nord au sud du canal, cet article fournit quelques illustrations de cette mise en tension.
La vocation première du canal consiste à transporter des marchandises et aussi des personnes. En 1561 lorsque le canal de Willebroeck fut inauguré pour rejoindre Anvers, il s’agissait de trouver une ligne plus directe que les nombreux méandres de la Senne. Désormais, il était possible de rejoindre Anvers en un jour au lieu d’une voire plusieurs semaines ! Près de trois cents ans plus tard, c’est le développement industriel qui lui donnera plus ou moins sa morphologie actuelle par le creusement du canal de Charleroi finalisé en 1832, portant sa traversée de Bruxelles à 14 km. En 1970, le canal permettait encore de transporter 14 millions de tonnes de marchandises. De quoi libérer nos voiries de nombres de camions. Dans les années 90, ce chiffre chute à 5 millions pour regrimper progressivement aujourd’hui à 7 millions. Il est clair que les jeux fonciers et les rapports de force qui opèrent dans l’espace du canal depuis les années 2000 tendent à accentuer le recul des activités logistiques à Bruxelles et à exercer une pression sur les zones d’activités portuaires.
Il n’aura pas échappé aux Bruxellois.e.s que les nombreux terrains bordant le canal, destinés jusqu’il y a peu à accueillir des activités économiques, utilisant ou non la voie d’eau, sont affectés aujourd’hui à des fonctions culturelles et de loisirs (Musée Kanal), de commerces (Docks Bruxsel) et de logements haut de gamme (Up Site). Ce mouvement de transformation a démarré avec l’arrivée de la KBC en 1998, de Bruxelles les Bains en 2002, la rénovation de Tour et Taxis à partir de 2009, et la finalisation de la plus haute tour de logements de luxe (140 m de haut, réalisée par Atenor) en 2014. Une pression exogène qui font du canal un lieu de rente, de spéculation ou de consommation et mène à identifier les quartiers populaires adjacents comme des ghettos à revitaliser, des friches industrielles à reconquérir par les pouvoirs publics, les promoteurs, les créatifs et les touristes de tout poil. En miroir, subsiste le versant moins visible et anti-spéculatif du canal, celui des habitant.e.s, des travailleurs/euses, avec ses quartiers populaires comme lieu de vie, d’accueil, de solidarités et de ressources, avec ses vastes terrains connectés à la voie d’eau pour accueillir des entreprises et jouer un rôle d’approvisionnement de la ville en matériaux et marchandises. [1]
Du pont de Buda à Sainctelette, le canal est large et joue encore pleinement son rôle de gigantesque pôle de redistribution de matières et de marchandises grâce au recours possible à la voie d’eau comme alternative au transport routier : transport de matériaux de construction, évacuation des déchets, transporter de l’alimentaire non périssable. Ainsi, proche du pont de Buda, se trouvent les meuneries CERES où le grain à moudre arrive par voie d’eau. De façon générale, 78 % de la logistique bruxelloise est située dans la zone du canal.
La zone nord est une succession de différents bassins, dont le bassin Vergote, entre le Pont De Trooz et le Pont des Armateurs. C’est un des grands pôles logistiques du canal avec ses 12 ha de superficie et une profondeur accessible aux navires de mer. Bordé de 1.800 m de quais permettant le chargement et déchargement des péniches, il accueille principalement des entreprises liées au secteur de la construction rassemblées dans le nouveau village de la construction (certaines d’entre elles étaient autrefois au bassin Béco et ont dû déménager pour laisser place aux activités de loisir). Juste à côté, plusieurs centrales à béton, alimentées en gravier et en ciment par le canal pour produire un béton frais immédiatement utilisé pour les chantiers bruxellois. Un élément fondamental lorsque l’on sait que les bétonnières doivent livrer leur ciment sur chantier dans les 100 minutes pour préserver toutes ses qualités. En face, l’entreprise Stevens qui traite 40 % des carcasses de voitures bruxelloises. La ferraille recyclée repart par la voie d’eau, laquelle émet 5 fois moins de CO2 que le transport routier. [2]
Toutefois, toutes les activités économiques sises à cet endroit ne sont pas nécessairement usagères de la voie d’eau. Il en va ainsi du marché matinal, le Mabru qui s’est installé là en 1973 après avoir quitté la Grand Place où il était considéré comme une source de nuisance quotidienne. C’est le plus grand marché de gros de Bruxelles. Il accueille environ 120 grossistes en fruits et légumes, viande, poisson, produits laitiers qui s’approvisionnent notamment auprès de producteurs locaux. 40 % des marchandises échangées sont destinées à l’horeca et aux épiceries bruxelloises. Jusqu’il n’y a pas si longtemps, le Mabru était encore connecté à la voie ferrée située juste derrière le site. Un atout qui aurait dû être préservé lorsque l’on sait que chaque semaine 8 à 10.000 tonnes de marchandises sont échangées sur le site (4.000 entrées et sorties de véhicules hebdomadaires). Malgré ce rôle nourricier central, la Région envisageait de le déplacer vers le nord, sur le site de Schaerbeek-Formation pour le remplacer par des logements et des bureaux. Ce déménagement aurait inévitablement comme conséquence un accroissement du nombre de kilomètres parcourus en éloignant le marché de ses clients. Heureusement, pour le moment, ce projet est reporté jusqu’à au moins 2042.
Les volontés de déménager le Mabru ne sont pas étrangères à l’installation de Dock Bruxsel juste à ces côtés. Ce centre commercial de 44.000 m² (plus grand que City 2) a ouvert ses portes en 2016 après plusieurs années de lutte acharnée à son encontre menée par des associations et des habitants [3] . Il faut dire qu’avant l’érection de ce centre commercial, se trouvaient sur le site les anciennes poêleries Godin, une fabrique de poêles en fonte érigée en 1858 par Jean-Baptiste Godin, un entrepreneur utopiste fouriériste. Frappé par la dureté de la condition ouvrière, l’impossibilité d’avoir un logement décent et l’absence d’hygiène, Godin développe le principe de la coopérative de production. Chaque travailleur est membre de la “Société du Familistère” et les ateliers sont complétés par du logement, une école, un lavoir, un potager... Le projet de centre commercial a balayé cet ensemble industriel dont il ne reste que le Familistère, classé, ancien corps de logement ouvrier qui abritait 72 appartements. Il appartenait au CPAS de la Ville de Bruxelles qui devait y construire des logements sociaux. Mais en 2019, le CPAS a revendu le bâtiment à un promoteur pour y développer 60 appartements haut de gamme (prix de base annoncé : 3.000 €/m²).
Le même sort destructeur a failli arriver au patrimoine historique de Tour et Taxis situé à hauteur du bassin Beco. Au XVIème siècle, la famille italo-allemande Thurn und Taxis installe ici la Poste impériale. À la fin du XIXe siècle, la forte augmentation des échanges commerciaux engorge le port intérieur de Bruxelles. La ville et le département des chemins de fer s’intéressent dès 1873 au site semi-marécageux sur la rive gauche du canal de Willebroeck. À partir de là, l’urbanisation du site se réalisera progressivement, avec la construction de l’Entrepôt royal et des entrepôts de stockage de marchandises, l’Hôtel des douanes. Dans le même temps, la SNCB construit une nouvelle gare de marchandises sur le site. Dès 1911, l’ensemble de la vie économique bruxelloise liée au transport et à l’entreposage des marchandises se déplace vers le site de 37 hectares. Avec la levée progressive des barrières douanières européennes, la raison d’être du dépôt des douanes va disparaître tandis que le développement du transport routier met à mal l’activité maritime et ferroviaire. Un projet de cité de la musique inadapté aux réalités du quartier fait long feu dans les années 90. En 2001, le site finit par être vendu par la SNCB et le port de Bruxelles à Leasinvest du groupe immobilier Ackermans van Haaren et Robelco qui fondent Project T&T. Si le patrimoine est sauvé, il est aux mains des spéculateurs. En 2015, Extensa rachète la totalité du site pour la somme de 30 millions d’euros. Pour une valeur à la revente après construction estimée à 1 milliard d’euros. Soit 33 fois plus ! En 2017, le gouvernement Bruxellois adopte le Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) T&T qui revient sur les acquis du schéma directeur de 2008 (20% de logements sociaux et un minimum de 30% de logements moyens) obtenus suite à la mobilisation des comités de quartier et associations comme BRAL et IEB... [4] Le PPAS se contente d’un « minimum 30 % de logements moyens ».
Face à Tours et Taxis, trône désormais la tour Up-site avec ses 41 étages d’appartements de très haut standing atteignant 140 m de haut, à la tête du bassin Vergote. Elle prend place sur l’ancien site des établissements Adolphe Delhaize installé à cet endroit en 1907. Suite à l’extension des activités de l’entreprise, Delhaize abandonne ces entrepôts dans les années 50 pour s’installer rue d’Osseghem à Molenbeek. Le site est alors repris par les Galeries Anspach jusqu’en 1983. Mi-2000, la société Atenor achète la parcelle pour 20 millions d’euros, largement au-dessus du prix du marché pour un terrain portuaire. Trois ans plus tard, la Ville de Bruxelles vote un PPAS autorisant un changement d’affectation et imposant, fait historique, un gabarit minimal de 100m pour la construction d’une tour de logements. Le projet suppose la destruction totale des 40.000 m² d’entrepôts Delhaize. En 2013, IEB analysera le bilan CO2 du projet UP-site : les performances énergétiques du nouveau bâtiment sont à ce point médiocres qu’il n’est pas possible de compenser l’énergie grise contenue dans les bâtiments détruits et reconstruits. Up Site constitue la première gated community verticale de Bruxelles avec piscine , hammam, cinéma,... Une bonne partie de ces habitations ne sont pas occupées par leurs propriétaires. Notamment loués sur Air’bnb, ils constituent des produits financiers avant d’être des lieux de vie. [5]
À hauteur du Pont Sainctelette, les transformations en cours sont visibles au premier coup d’oeil. Si la rive gauche devant Tour et Taxis est encore en chantier, de nombreux projets sont dans les cartons prêts à être mis sur la table. En rive droite, les changements sont visibles depuis l’arrive d’Up-site.
À ses côtés, un ancien bâtiment industriel a laissé place au projet « Canal Wharf ». Il fait inévitablement résonance avec le quartier de « Canary Wharf » de Londres, une ancienne zone portuaire et industrielle de Londres qui a été transformée en immense quartier d’affaires sous l’impulsion de Margaret Thatcher. Kanal Wharf forme maintenant un complexe de logement de haut standing. [6]
Le projet jouxte l’emblématique ancien garage Citroën datant de 1934, appelé à l’époque la plus grande station service d’Europe. Si l’on ne peut que se réjouir de la préservation du bâtiment, sa transformation par la Région en musée d’art contemporain Kanal Pompidou interroge notamment au regard du large investissement financier de cette dernière (225 millions € pour l’acquisition et l’aménagement auxquels s’ajoute un budget annuel de 11 millions €). Le musée sert d’hameçon pour doper l’attractivité du quartier et le doter d’hôtels et de commerces dédiés aux visiteurs, au détriment de l’habitabilité. Le musée table, en effet, sur une fréquentation venant à 60 % de l’étranger.
De l’autre côté du bd Léopold II, on arrive dans le Vieux Molenbeek. C’est le berceau de l’industrie bruxelloise. Durant le premier quart du XIXe siècle, ce sont des centaines d’ouvriers qui viennent travailler dans les usines qui vont donner au quartier le surnom de « Petit Manchester ». L’axe du canal vers Charleroi finalisé en 1832 va assurer l’approvisionnement en charbon.
Vous observerez qu’ici le canal se rétrécit. Or, fin des années 60 des velléités d’élargissement du canal se font jour pour répondre aux normes européennes qui demandent que le canal soit accessible aux péniches de 1.350 tonnes. Le projet d’élargissement est couplé à la création d’une route industrielle supposant d’importantes expropriations ce qui ne manqua pas de susciter une levée de boucliers de la part des Molenbeekois. Le projet fut abandonné après des années d’incertitude conduisant à une longue dégradation du bâti autour du canal. C’est à la même époque que l’État belge passe des accords d’importation de main d’œuvre avec l’Espagne (1956), la Grèce (1957), le Maroc (1964). Les travailleurs immigrés affluent et s’installent dans les quartiers ouvriers proches du canal. Mais la désindustrialisation frappe à la porte, les usines ferment laissant sur le carreau une population à la main d’œuvre peu adaptée à la tertiarisation de l’économie.
En poursuivant votre route, vous arrivez à la station de métro Comte de Flandre. L’arrivée du métro date des années 80 et va éventrer le quartier, une façon de procéder à des expropriations forcées permettant au privé de revaloriser les terrains. La construction de la station laissera une percée béante pendant presque vingt ans faisant place aujourd’hui à des logements moyens acquisitifs dont de nombreux logements Citydev, des logements construits sur des terrains publics, avec une aide financière publique, qui repartent ensuite sur le marché privé. Ce type de logements va fleurir partout le long du canal dans l’objectif annoncé de créer de la mixité sociale dans les quartiers dits du croissant pauvre. Les politiques de revitalisation s’annoncent, les contrats de quartier se succèdent et la rénovation avance mais les pauvres restent pauvres. Pire, leurs loyers augmentent et ils éprouvent de plus en plus de mal à payer leurs loyers.
Au début des années 2000, le canal va être présenté comme une frontière à annihiler pour faire bénéficier la rive gauche (chaussée de Gand) de l’effet Dansaert (rive droite) avec ses boutiques chics et ses cafés branchés. Progressivement, la mutation du bâti s’accompagne d’une transformation sociologique : magasins bios, show room pour vélos branchés, boulangerie artisanale, designers... En 2010, le Vieux Molenbeek devient l’épicentre du festival Kanal, en 2014, il se voit affubler du nom pompeux de « Métropole culturelle ». D’autres types de publics investissent le quartier : des personnes des milieux artistiques et culturels, des jeunes adultes de formation universitaire, des travailleurs du secteur tertiaire… Bref, des groupes sociaux au capital économique et culturel très différents de la majorité des habitants du quartier. [7] À l’arrière, autour du parvis Saint Jean-Baptiste, les quartiers continuent d’accueillir majoritairement des personnes à bas revenus, souffrant d’un taux de chômage élevé (plus encore chez les jeunes) qui s’entassent dans des logements souvent encore dégradés malgré les politiques de revitalisation. Elles ont néanmoins l’avantage de rester proches du centre-ville. Mais pour combien de temps encore ? Car les opérations immobilières de grande ampleur qu’on observe (îlot Besix, Dépôt Design, Sainctelette...) alimentent la spéculation dans le quartier tandis que des besoins criants en logements bon marché et en équipements et services collectifs/publics (crèches, soutien scolaire, lieux de formation, espaces publics, espaces verts…) restent défaillants.
Les alentours de la Porte de Ninove sont particulièrement investis par plusieurs projets visant à renforcer l’attractivité du territoire et destinés à un public de touristes : deux hôtels (le Meininger et le BELVUE) ainsi que le musée MiMA et deux restaurants branchés dits « sociaux », le tout construit dans les bâtiments des anciennes brasseries Belle-Vue. Juste en face, le projet de BESIX prévoit 30.000 m² de logements haut de gamme répartis sur trois tours dont la plus haute grimperait jusqu’à 90 mètres.
Après le pont, nous sommes à Cureghem [8], un petit territoire de 2 km² qui s’apparente à une île bordée par deux voies de chemins de fer, le canal, et l’axe routier de la petite ceinture, à cheval sur Anderlecht et Molenbeek. C’est l’arrivée des Abattoirs en 1890 qui va doper l’activité économique du quartier. Mais après la 2e Guerre Mondiale, le bourgmestre socialiste Bracops décide de bannir de la commune les usines en invoquant les fortes nuisances qu’elles causent. C’est de cette période que datent les immeubles de logements sociaux du square Albert 1er (1958), construits sur les terrains d’anciennes usines, et l’immeuble des Goujons (1968) qui fait la transition vers Biestebroeck. Le quartier accueille nombre d’immigrés, d’abord espagnols et grecs, puis italiens, ensuite marocains, turcs et libanais en quête de travail. Encore aujourd’hui, un certain dynamisme économique subsiste grâce à la reprise des Abattoirs par la famille Blancke dans les années 80 et l’arrivée des exportateurs des véhicules d’occasion dans le quartier Heyvaert à la même époque ainsi que le maintien de l’activité textile dans le quartier du Triangle [9]. Ces activités fournissent des centaines, voire des milliers d’emplois à un public local peu ou pas diplômé.
Mais à l’instar du Vieux Molenbeek, les années 90 voient l’apparition de dispositifs d’investissements publics ciblés sur le quartier pour changer son apparence dégradée au point que certains signes de gentrification font leur apparition. Ainsi, un hôtel de luxe (Hôtel Be Manos square de l’Aviation), le pôle multimédia The Egg rue Bara et des lofts rue de la Bougie se construisent. Alors que seuls 4 % des logements sont sociaux, des centaines de logements acquisitifs développés par Citydev se construisent rue du Chapeau, rue Jorez, rue des Matériaux, rue des Vétérinaires/Bara, rue Prévinaire/Goujon, rue Kuborn, square Miesse… Aujourd’hui, un projet de plan d’aménagement directeur est en cours d’adoption qui envisage la construction d’environ 1.800 logements supplémentaires, ouvrant la voie à un renforcement de la spéculation déjà en marche avec un risque bien réel de disparition progressive d’activités productives fournissant du travail aux habitants du quartier.
À partir du Pont de Cureghem s’ouvre un bassin, particulièrement emblématique du rapport spéculatif qui se noue sur les espaces de production au détriment des intérêts socio-économiques de la Région. La totalité du bassin va jusqu’au Ring, c’est le plus grand bassin industriel de la Région, d’une dimension de 235 ha. C’est l’irrigation de la Senne au XIXème siècle qui fut à la source de son développement industriel précoce notamment avec des fabriques de laines sur le site Poxcat. Encore aujourd’hui, à hauteur de la rue Bollinckx, vous pourrez observer la Senne à côté des anciens bâtiments de l’usine de laine d’Aoust. Toutefois, son véritable déploiement s’opère tardivement avec l’arrivée du Ring dans les années 70.
La Région placera le site en zone d’industrie urbaine (ZIU) permettant d’y accueillir plus de 250 entreprises (commerces de gros, construction automobile, agro-alimentaire…) dont les plus connues sont Léonidas, D’Ieteren, Viangros… et représentant 7.500 emplois dont de nombreux emplois adaptés à une main d’œuvre peu ou pas diplômée. La plateforme de transbordement est inscrite dans la stratégie du Masterplan du Port de Bruxelles à l’horizon 2030 au sein d’un réseau plus large le long du canal à des fins de distribution urbaine de marchandises. Le bassin présente à cet endroit toutes les caractéristiques pour développer un petit port au sud qui serait au service de la ville.Claire Scohier, « Bruxelles Port Sud : ne pas lever l’ancre », Bruxelles en Mouvements, n° 280, février 2016
Mais les ambitions trop faibles de la Région pour préserver ces activités à cet endroit vont être submergées par une coalition d’intérêts en faveur d’une reconquête urbaine à front d’eau. En 2007, l’attrait naissant des urbanistes et des villes pour les waterfront réveille les ardeurs d’un architecte-promoteur qui met le grappin sur plusieurs terrains : il rêve d’y développer une marina pour des yachts bordés de logements de luxe. La commune d’Anderlecht y voit une opportunité pour améliorer l’attractivité de son territoire et lance l’idée d’un PPAS. À partir de là, les choses vont s’accélérer. En 2011, Atenor (le promoteur de la tour Up-site face à Tour et Taxis) achète les 4 ha de l’ancien site d’Univar. Dans le même temps, la Région lance un Plan canal, pour développer une vision stratégique de développement avec à la clé l’ambition de construire 25.000 logements. Le PRAS démographique fera le reste en autorisant la création de logements. Les vannes sont ouvertes, les terrains restants sont rachetés par des gros promoteurs. Alors que comparée à d’autres villes, Bruxelles est dans une situation favorable grâce à sa voie navigable de grande capacité et sa bonne liaison, elle gaspille cette chance pour favoriser des projets immobiliers bien souvent déconnectés de la bourse des Bruxellois. C’est ce processus qui explique que le bassin, en rive droite, est aujourd’hui peu à peu bordé de grues et de logements neufs. 4.000 nouveaux logements sont attendus ici à commencer par ceux d’Atenor dans le cadre de son projet City Dox. Exit bientôt le côté bucolique de cet endroit, il sera bordé de tourettes de logements haut de gamme avec vue sur le canal et ses péniches.
La tête de bassin est destinée à accueillir le projet Key West, 524 logements répartis sur deux tours de 62 et 84 m de haut. Or ce bassin est le seul endroit au sud du canal où les péniches peuvent faire demi-tour et remonter vers Anvers. Le rêve du petit port sud qui permettrait de délester les voiries du sud de la Région de nombreux camions s’efface. Les prix annoncés sont à partir de 2.700 € du m² et visent avant tout des investisseurs.
Heureusement, subsistent encore quelques résistants. Ainsi, en rive gauche, à côté de l’ancienne grue classée, vous observez les pyramides de matériaux du négociant Gobert. Une famille de négociant en bois actif depuis 1946 en Wallonie venue s’installer à Anderlecht en 2005 et qui utilise la voie d’eau pour transporter ses marchandises. Il a toutefois été prié de se déplacer légèrement sur les quais en 2018 pour laisser la place à la brasserie Beer Project qui souhaite notamment y installer un beer garden au bord de l’eau.
Le mouvement décrit ci-dessus n’est pas propre à Bruxelles. Nombre de grandes villes ont démarré cette mue dans les années 80 pour rentrer dans la danse des grandes métropoles, des villes dites globales, et se sont mises en quête de réserves foncières prêtes à accueillir de vastes projets immobiliers. À Bruxelles, le tournant s’opère tardivement en 2013, lorsque la Région se dote d’un Plan Canal présenté en grande pompe à l’événement immobilier cannois, le MIPIM. Promotion immobilière et pouvoirs publics accordent leurs violons pour considérer que le territoire du canal, conçu historiquement pour le déploiement des activités industrielles bruxelloises, devienne un lieu de résidence et de plaisance. Nos quartiers centraux sont trop pauvres et doivent être « redynamisés », ils doivent s’ouvrir à une plus grande « mixité sociale ».
David Harvey a analysé de longue date ce mouvement de transformation des villes visant la construction spéculative d’un site plutôt que l’amélioration des conditions de vie au sein du territoire concerné, des villes qui privilégient l’urbanisme par projet au détriment de l’aménagement global, et l’image au détriment de la substance. Ces projets satisfont la logique électorale car ils sont porteurs de bénéfices politiques à court terme, en permettant notamment de détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux plus profonds [11].
Ainsi cette valorisation foncière et immobilière nous rend perdants à de nombreux égards. Elle hypothèque notamment le retour des activités portuaires en milieu urbain. Le Port de Bruxelles peine à garantir la légitimité des activités portuaires en milieu urbain de nature à fournir un glissement des flux routiers du trafic portuaire vers le mode fluvial – à l’heure actuelle seuls 7 millions des 24 millions de tonnes de marchandises transitant par le Port utilisent la voie d’eau.
Les espaces publics se transforment à coup de contrats de quartier et de rénovation urbaine (CRU) dans l’espoir de susciter un effet d’entraînement avec pour mot d’ordre la « reconquête » des quartiers qui bordent le canal mais génère une privatisation progressive de l’espace public. Les projets commercialisent l’espace urbain et en dépossèdent les habitants pour un nouveau mode de vie « exclusif » entraînant une « fermeture » de l’espace public soi-disant revitalisé au bénéfice de tous.
Le fait d’autoriser la construction de logements au bord du canal crée, par le fait même du changement d’affectation, une plus-value foncière conséquente. C’est ce qu’on appelle la rente de localisation : « si à tel moment et dans tel espace, il devient économiquement intéressant d’installer des logements ou des commerces de luxe et que les règles urbanistiques en vigueur le permettent voire l’encouragent, alors le prix du sol en ce lieu et à ce moment sera élevé » [12]. L’emballage culturel, l’appel incantatoire au vivre ensemble et à la mixité sociale ont du mal à occulter l’esprit d’entreprises qui préside à ces opérations urbaines et la dépossession toujours plus profonde qu’elles génèrent au détriment des classes populaires qui ne sont plus à même de payer leurs loyers. Les espaces de consommation culturelle et alimentaire nourrissent également le phénomène de gentrification non seulement résidentielle mais aussi cultuelle et commerciale.
Si le canal a besoin d’un master plan, ce n’est pas d’un plan immobilier mais bien d’un plan pour plus de justice sociale, notamment va une régulation conséquente des loyers et de l’immobilier !
[1] Vous pouvez visionner sur le sujet les trois capsules vidéos d’IEB « Le canal vu d’en bas ».
[2] Lire notre dossier sur le transport de marchandises dans le Bruxelles en Mouvements n° 280
[3] Lire le communiqué de presse des associations
[4] Prenez connaissance de la déclaration des associations et des habitants
[5] Sur la tour Up Site, lire Atenor : un(e) tour de passe-passe...
[6] Sur Canal Wharf, lire Canal Wharf : quand la politique s’efface devant la très visible main du marché
[7] L. Morati, « Dehors les créatifs ? Industries culturelles et créatives à Molenbeek », Bruxelles en Mouvements, n° 298, janvier 2019.
[9] Lire l’article de Mohamed Benzaouia, Martin Rosenfeld, Claire Scohier et Cataline Sénéchal, « Balade à la quête de la mondialisation par le bas »
[10] Sur les enjeux du bassin de Biestebroeck, consultez notre dossier, du port urbain au waterfront
[11] D. Harvey, « Vers la ville entrepreneuriale. Mutation du capitalisme et transformation de la gouvernance urbaine », in Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les prairies ordinaires, 2014, p.119.
[12] M. Van Criekingen, Contre la gentrification, La Dispute, Paris, 2021, p.70.