Inter-Environnement Bruxelles
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Les tours, objets de prestige non durables !

Comme dans la plupart des capitales européennes, on a construit des gratte-ciel à Bruxelles entre 1954 et 1978 au nom des impératifs supposés de la modernité et de la croissance exponentielle du secteur tertiaire [1].

Les mutations économiques et techniques de l’après-guerre les ont rendus possibles, sinon nécessaires, la crise économique qui a suivi a fait douter de leur pertinence. L’absence de projet de ville sous-jacent et de planification urbaine de leur émergence a favorisé leur rejet quasi unanime en raison des multiples maux dont ils sont la source.

Pourtant, c’est un fait incontestable. Devenu sport planétaire, faire pousser des tours est à nouveau tendance dans le petit monde de l’immobilier bruxellois et de leurs thuriféraires branchés. Le cliché de la tour emblème de la modernité d’une ville, de son rayonnement et de son dynamisme économique semble avoir la vie dure. Elle est le moyen de densifier l’espace bâti là où la valeur du terrain s’est envolée. Le schéma directeur du quartier européen, récemment approuvé, fait une première application de cette théorie dans le périmètre de redéploiement des services de la Commission européenne. Autour de la rue de la Loi, la surface de bureaux devrait en effet doubler au seul profit de l’institution en dégageant le sol au profit de la construction en hauteur.

Un peu comme à Paris où elles sont confinées dans le quartier de la Défense, les tours de bureau semblaient pourtant avoir trouvé à Bruxelles leur jardin protégé, le quartier Nord victime du gigantisme d’un plan d’urbanisme importé des Etats-Unis dans les années 60. Il n’y a plus que là qu’on les tolérait sans débat comme le projet Zenith, achevé récemment, semblait le démontrer. À moins que ce ne soit trompeur ? Un promoteur immobilier, le groupe Atenor, a brisé le tabou, entraînant dans sa suite quelques confrères agissant autour du site de Tour et Taxis. Il tente de convaincre les autorités politiques d’accepter de grandes tours mixtes — commerces, bureaux et logements — au quartier européen et à la place des Armateurs. À coup de propos charmeurs et lénifiants vantant la convivialité et la qualité esthétique de ses projets et la nécessité de densifier la ville, le promoteur essaye de faire oublier le réel traumatisme que les tours ont laissé dans le tissu urbain bruxellois. Constructions standardisées, aux façades répétitives, inexpressives et froides, nuisances de tous ordres, espace public mal défini et dégradé, rupture d’échelle et perspectives gâchées, absence d’intégration, implantations arbitraires, la liste des doléances peut s’allonger jusqu’à plus soif. Face à ce constat d’échec sans appel, le promoteur voit dans la mixité de ses projets immobiliers et dans le choix de matériaux spécifiques et de techniques de pointe la réponse aux défis urbains contemporains que sont la mobilité, l’insécurité et la lutte contre les nuisances. Bref, il récupère adroitement le discours dominant pour mieux imposer des solutions rétrogrades.

A l’heure des défis climatiques qui nous menacent, cette tendance lourde est paradoxale. Si des techniques récentes permettent de limiter la consommation d’énergie des tours, c’est au prix d’investissements très lourds qui en font un objet de luxe inaccessible au commun des mortels. Encore ont-ils pour effet de les rendre un peu moins énergivores, tant la tour exige la multiplication des équipements techniques spécifiques comme les cages d’ascenseur, les compresseurs, les conditionnements d’air, etc. qui en font un gouffre à kilowatts.

Pour durables qu’ils soient, les matériaux qu’elles intègrent — béton, acier, aluminium et vitrage à haute valeur ajoutée — présentent un bilan écologique de production négatif. S’il contribue à l’éclairage naturel, l’usage généralisé de façades vitrées nécessite des systèmes de conditionnement d’air sophistiqués qui fonctionnent toute l’année pour maintenir une température supportable. Seules des techniques de récupération des calories produites permettent d’en limiter la consommation. Pour assurer leur stabilité et réduire leur portée au vent, elles exigent des fondations profondes qui, pour être rentabilisées, s’accompagnent de vastes surfaces de parking fonctionnant comme de vrais aspirateurs à voitures. A moins qu’on choisisse le parking en surface, sous dalle, ce qui augmente encore la surface d’emprise au sol et la couverture bétonnée.

Mono-fonctionnelles dans la plupart des cas, les tours ne participent pas à la mixité des activités dans la ville dont elles déstructurent le plus souvent la trame, la cohérence et les gabarits, au grand dam des centres historiques anciens. Elles libèrent le sol sans participer à la densification du bâti, la construction en hauteur étant gourmande en espaces de circulation et de dégagement. Leur isolement et la limitation des surfaces de plancher par étage s’imposent aussi par la nécessité d’assurer un éclairage naturel suffisant et un minimum d’ensoleillement en hiver. Par rapport à l’îlot traditionnel, elle n’offre donc pas de densité supérieure, sinon en bordure de larges infrastructures de transport ou adossée à un cimetière ou à un parc.

Plus chères d’au moins 25 % à la construction — les espaces perdus et les techniques spéciales en sont les principaux responsables — les tours sont aussi plus gourmandes en frais d’exploitation et d’entretien que des immeubles classiques, dans une proportion qui varie de un à trois. Outre la consommation d’énergie, il faut penser au personnel d’entretien et de surveillance qu’elles mobilisent, à la maintenance technique, aux frais de gérance, à l’entretien de vastes communs et des espaces résiduels au sol, etc.

Cibles privilégiées du vandalisme et de la petite délinquance, elles sont socialement plus vulnérables. Pointées vers le ciel, elles isolent le plus souvent leurs occupants des trépidations vitales de la ville. Si elles offrent un panorama imprenable sur la ville, c’est au seul endroit où on ne les voit pas, comme le constatait déjà, non sans malice, Tristan Bernard à propos de la tour Eiffel. Sans compter que ce privilège est réservé aux occupants des étages les plus élevés, ce qui explique la propension à réserver les derniers étages à la direction des sociétés.

Objet de luxe et de prestige, fruit de la déraison humaine, la tour cumule donc les handicaps mais, comme le rappelle, avec ironie, l’architecte Philippe Samyn : des hommes sages rouleraient en 2 CV plutôt qu’en Maserati et, pourtant, on vend toujours des Maserati. N’est-il pas temps de revenir sur terre ?


[1Pour un historique complet de leur implantation, consultez le dernier guide Badeaux : Des gratte-ciel dans Bruxelles, la tentation de la ville verticale, 2009, 200 p., 27 €, www.badeaux.be.