Tandis que les foudres sécuritaires s’abattent sur certains quartiers populaires de Bruxelles [1], nos édiles nous servent le discours rassurant de la rénovation urbaine. « On s’occupe de vous » à coup d’effets leviers sur les territoires et de reconquête sur l’espace public. Derniers dispositifs à l’œuvre, les contrats de rénovation urbaine (CRU) censés reconnecter des quartiers « enclavés » à l’aide d’« agrafes » et de passerelles.
Les années 90 constituent en Région bruxelloise une période charnière où l’on assiste aux prémisses du mariage entre politique de prévention sécuritaire et pratiques de rénovation urbaine. C’est la période des émeutes dans plusieurs quartiers populaires centraux (quartier Saint-Antoine à Forest, place de Bethléem à Saint-Gilles, Cureghem à Anderlecht) où une partie de la population est assimilée à une classe dangereuse et indésirable. Les frontières entre politiques sociales et sécuritaires se brouilleront. Si l’on passe bien désormais d’un projet de démolition de ces quartiers à un projet de rénovation, les choix d’aménagement combinent logique sécuritaire guidée par une méfiance à l’égard des résidents en place et amélioration du cadre de vie [2]. L’alliance est scellée lors du premier contrat de quartier Cureghem-Rosée en 1997 [3], si rénovation il y a, la commune se voit aussi octroyer de gros montants de la part de la Région pour acheter des caméras de surveillance pour « pacifier » la rue. On met du « bleu » plutôt que de construire des logements sociaux, on prévoit des éducateurs de rue mais les écoles de devoir sont saturées, on crée des emplois sécuritaires tampons pour gérer la misère.
Avec les années 2000, la rénovation prend le chemin de la revitalisation : les espaces centraux sont convoités dans une logique d’attractivité urbaine. Le mot d’ordre est de « reconquérir » les quartiers qui bordent le canal. Les « citoyens » sont appelés à se « réapproprier » ce qu’on leur aurait volé, on ne sait pas qui, ni quand, ni comment.
Les nouveaux contrats de rénovation urbaine (CRU) adoptés par la Région de Bruxelles-Capitale en 2016 viennent rajouter une couche à la lasagne revitalisante : ils visent à revitaliser un périmètre qui s’étend sur plusieurs communes. Leur zone d’intervention est grosso modo la même que celle des contrats de quartier, à ceci près que le gouvernement peut désormais modifier la zone de revitalisation urbaine (ZRU) [4] dans laquelle ils s’élaborent chaque fois qu’il le juge nécessaire, sans consulter le Parlement, alors que ce périmètre autorise des mécanismes loin d’être anodins, telle que l’expropriation [5] Finalité déjà à l’œuvre dans le quartier Heyvaert en vue de dégager l’activité des garagistes qui freine la revitalisation du quartier. Si la maîtrise foncière est certes un enjeu fondamental de la Région susceptible de juguler la spéculation, faut-il pour autant exproprier des activités économiques qui fonctionnent et dilapider ainsi la majorité de l’enveloppe du CRU, à l’instar de l’opération du contrat de quartier Petite Senne dont une bonne partie de l’enveloppe a servi à dégager le garage Libelco installé là depuis la fin des années 70.
Ainsi le programme de CRU pour être opérationnel suppose l’expropriation de pas moins de 14 parcelles du quartier Heyvaert. Les critères pris en considération (revenus médians, densité, taux de chômage,…) visent à cibler les quartiers touchés par des problèmes d’ordre socio-économique. La réponse apportée par les CRU à ces problèmes est la « revitalisation urbaine » assimilant les difficultés socio-économiques à une « dévitalisation ».
Ces contrats doivent inclure au minimum « une opération ou action qui encourage l’innovation et la création, ainsi qu’une opération ou action d’ampleur régionale ». La « qualité de vie » y est souvent réduite à la qualité des espaces et le « mieux vivre ensemble » conditionné à la « mixité sociale » à créer dans ces quartiers. Ce cadre idéologique d’apparence neutre mobilise en réalité nombre de concepts porteurs d’une certaine vision de la ville. « La ville-espace devient répertoire de choix, de ressources disponibles prédéfinies pour un citoyen abstrait qui aurait toujours idéalement les mêmes désirs ou mieux – qu’il le reconnaisse ou non – les mêmes besoins » [6]. Que la « fracture sociale » puisse être résolue par une résorption de la fracture physique des espaces, cela reste encore à démontrer.
La « connectivité » constitue le maître-mot des CRU. Leur programme se donne pour ambition d’établir des « connexions inter-quartiers », de lier les espaces publics en « réseau », de dépasser les « fractures » et obstacles urbains, de « mailler » le territoire. Le diagnostic du CRU de la Gare de l’Ouest est entièrement articulé autour des concepts de discontinuité, de connectivité de franchissement et d’éléments de soudure. Les mots « connecté » ou « connexion » apparaissent 49 fois dans les 250 pages du diagnostic du CRU Heyvaert-Poincaré et 67 fois dans les 237 pages du programme. Le mot « agrafe » est utilisé 29 fois dans le diagnostic et 23 fois dans le programme. Le mot « social » s’il apparaît 11 fois dans le diagnostic, est associé aux mots « cohésion », « lien » et « mixité ».
L’espace public aménagé devient le garant de la cohésion sociale dans le sens où il permettrait une « communication entre individus de bonne volonté à condition d’éviter tout accroc inattendu par les bienfaits de l’indifférence civile » [7], ce que les urbanistes contemporains appellent les espaces « apaisés ». Mais à qui s’adresse-t-on ?
Dans sa dénomination première le CRU Heyvaert était baptisé CRU Ro-Ro [8], évoquant par là le déménagement prochain des garagistes depuis le quartier Heyvaert vers le nord de la Région, ouvrant la voie à une importante mutation foncière avec à la clé une transformation du quartier. Citydev espérait construire à cet endroit 900 logements comme s’il s’agissait d’une friche. 3,6 millions d’euros du CRU sur les 22 millions du programme sont affectés à « l’acquisition de biens immeubles prioritairement dans la zone du Canal et du quartier Heyvaert afin de disposer de réserves foncières en vue de développer des projets d’espaces publics et immobiliers en lien avec le redéploiement de la zone du Canal ».
On sait ce qu’il est advenu du projet RoRo. Le Port de Bruxelles a annoncé, avec regret à l’automne 2018, l’échec du projet RoRo, les garagistes du quartier Heyvaert ayant refusé l’offre qui leur était faite de déménager. Autrement dit, c’est tout le programme du CRU qui se vide ainsi pour partie de sa substance. On imagine le ridicule de la situation si le CRU avait gardé son nom sibyllin de RoRo.
Outre cet échec, la dénomination initialement choisie symbolise l’accent porté par les CRU et ceux à qui il s’adresse. L’habitant du quartier Heyvaert aurait vainement cherché dans la liste des CRU annoncés celui qui s’adressait à son lieu de vie. Dans leur optique de « remaillage » des quartiers, les CRU prônent essentiellement des ponts, des passerelles et des « agrafes ». Les « agrafes » sont l’instrument essentiel de la stratégie « franchir », vouée à contrer les obstacles urbains. Le CRU Heyvaert dénombre six agrafes (Duchesse, Abattoirs, Midi, Mons, Ninove et Ropsy Chaudron) qui visent à connecter les équipements métropolitains de la zone « de manière agréable et attractive ». De son côté, le CRU Gare de l’Ouest met à l’honneur pas moins de six passerelles (Beekkant, Machtens, Vivaqua proche de celle de Ropsy Chaudron, STIB, L28). Tant et si bien que les efforts et budgets se concentrent sur les axes reliant les pôles métropolitains, négligeant ainsi les problèmes de déplacement des habitants, PMR et familles au sein même des quartiers. Le tout à grand coup de benchmark, tous les programmes s’accompagnant désormais d’un afflux de réalisations venues d’un ailleurs plus ou moins lointain. Cureghem ou le Vieux Molenbeek pourraient ainsi prétendre accéder à la notoriété des réalisations de Chemetoff sur l’île de Nantes et de Renzo Piano à Paris.
Quelle est l’utilité réelle de construire deux passerelles à moins de 200 mètres l’une de l’autre – la plus au nord étant déjà située à moins de 500 mètres de celle de Delacroix – surtout quand on sait que la réalisation d’une telle passerelle coûte environ 5 millions d’euros, ce qui représente près d’un quart du budget alloué par CRU (22 millions d’euros). Le diagnostic du CRU Heyvaert reconnaît pourtant que c’est « un territoire très bien connecté aux grands axes et aux structures métropolitaines ». Rappelons que 100 000 personnes se rendent chaque semaine sur le site des abattoirs. Comment peut-on parler « d’enclavement » pour un quartier aussi central que Cureghem, traversé d’autant de lignes de transport, aussi intensivement fréquenté et densément habité ? Désenclaver Cureghem, pour y amener qui ? Pour en dégager qui ?
Les habitants de ces quartiers ne se sentent nullement éloignés du centre-ville. Ils pointent bien au contraire la centralité et la mobilité comme des éléments forts de ce quartier. Les stratégies de franchissement ne visent donc pas tant à reconnecter ces populations à un centre-ville dont elles seraient exclues qu’à faire avancer le front de gentrification vers les rives ouest du canal au nom d’un discours inclusif, ramenant le Vieux Molenbeek et Cureghem dans la partie centrale de la ville.
L’adoption des CRU fait suite au Plan-Guide, lequel visait à la refonte de la rénovation urbaine en Région bruxelloise à l’aube de la réforme du Plan régional de développement durable. Il fut élaboré dans des cénacles fermés sans aucune consultation publique. Composé de 143 pages, il en consacrait tout au plus une page au processus participatif.
Le volet participatif existe néanmoins mais une fois le programme adopté, au travers d’« appels à projets socio-économiques » laissant à qui veut la possibilité de proposer un projet culturel, de tourisme local, d’animation de l’espace public, d’insertion professionnelle… Le « principe fondateur » qui devrait guider les instances régionales à sélectionner les heureux porteurs de projets retenus : « créer un effet levier au travers d’une multitude d’actions portées sur le territoire de la zone de revitalisation urbaine… notamment [pour] participer à l’amélioration de l’image de ce territoire » [9].
Dignes héritiers du Plan-Guide, les CRU vont reprendre cette proposition à leur compte. En effet, contrairement à la dynamique des contrats de quartier (pourtant déjà critiquable en termes de participation), dans les CRU, les habitants ne participent nullement à la construction du programme en amont mais on leur assure qu’ils pourront bénéficier d’une enveloppe participative une fois que tout aura été tranché. L’amont se réduit à une ou deux « assemblées générales » s’assimilant à des moments d’information vidés de tout débat et à la traditionnelle enquête publique en vue d’adopter le programme. Il est piquant de constater que le programme du CRU Heyvaert après enquête publique ne diffère qu’en un seul point du programme initial. Au lieu de n’apparaître qu’une seule fois, le mot « expropriation » apparaît désormais 15 fois au travers de cette phrase associée à 15 projets : « Le ou les biens visés seront à acquérir, soit par vente de gré à gré, soit par préemption, soit par expropriation ».
C’est évidemment faire preuve d’un certain pragmatisme dès lors que la majorité des projets prennent place sur du foncier dont les pouvoirs publics n’ont pas la maîtrise. Les appels à projets socio-économiques sont lancés une fois le programme adopté. Le montant de l’enveloppe dédiée aux actions de soutien aux activités de cohésion sociétale s’élève à maximum 2,2 millions d’euros pour un CRU. Les porteurs de projet peuvent affecter 10% du budget de l’opération pour assurer la participation citoyenne.
Grâce à ces projets socio-économiques de type pop up [10], le programme du CRU Gare de l’Ouest prévoit que les habitants du quartier pourront « contribuer à la reconquête de l’espace public », réinvestir les anciennes Brasserie Vandenheuvel, la maison du peuple ou l’ancienne gare de Cureghem. Quelle aubaine mais... comme le font remarquer les chercheurs Nicolas Douay et Maryvonne Prévot [11], « ces actions sont placées sous le sceau de l’austérité budgétaire et du désengagement de l’État. Les municipalités privilégient un aménagement à moindre coût, par la cession temporaire et gratuite d’un espace public ». Ces initiatives visent le plus souvent à baisser les coûts de mise en sécurité et d’entretien et à « influencer la valeur marchande d’un espace, à encourager son redéveloppement à court ou moyen terme » [12]. Loin d’être aux mains des habitants du quartier, ces initiatives mobilisent le plus souvent un réseau associatif, artistique ou militant socialement et culturellement homogène, plongeant ses racines dans l’urbanisme tactique qui se revendiquait originellement de l’urbanisme militant DIY (do it yourself) [13]. Paré du vernis de l’activisme urbain, il donne aux « citoyens » le sentiment de posséder le capital social et culturel pour régler les problèmes dans les espaces urbains.
Ainsi la dimension politique et conflictuelle de l’espace urbain s’efface au profit de l’événementiel et du divertissement. L’urbanisme tactique est un fait une méthode de valorisation économique de projets dans une ville néo-libérale qui se doit d’être créative et participative. Pendant ce temps, les habitants dotés de moins de capital subissent plus qu’ils ne bénéficient de ces mesures auxquelles ils sont « incités à participer ».
Inter-Environnement Bruxelles
, Pamela CiseletMilitante féministe active au Collecti.e.f 8 maars.
[1] Voir la contribution de Raf Custers et la lettre des molenbeekoises dans ce dossier.
[2] M. Sacco, « Heyvaert au prisme des contrats de quartier Anderlechtois », Uzance, vol. 4, 2015.
[3] C’est l’époque du plan Sécureghem et de la mort de Saïd Charki tué par balles par des gendarmes lors d’une tentative d’interpellation pour trafic de stupéfiants. Lire « Cureghem criminel » in La Mauvaise Herbe, UPA, janvier 2018.
[4] La ZRU vient remplacer l’EDRLR (Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation).
[5] Finalité déjà exercée dans le quartier Heyvaert pour en dégager l’activité de garagistes. Le mot expropriation est repris 15 fois dans le programme du CRU Heyvaert.
[6] Chikago.be, Anderlecht, printemps 2008. Réponses à une sociologie du manque : propositions d’enquêtes, Éditions du Souffle, 2009, p. 6.
[7] Chikago.be, op. cit., p. 8.
[8] Cette dénomination est toujours reprise sur le site de Perspective Brussels.
[9] Voir M. Van Criekingen et C. Scohier, « Plan-Guide : enfoncer le clou de la rénovation ? », Bruxelles en mouvements, BEM n°270 – Mai-juin 2014.
[10] Voir programme du CRU Gare de l’Ouest, p. 112.
[11] Nicolas Douay and Maryvonne Prévot, « Circulation d’un modèle urbain “alternatif” ? Le cas de l’urbanisme tactique et de sa réception à Paris », Echogeo, avril 2016.
[12] Ibidem, p. 19.
[13] Douglas G., 2014. Do-it-Yourself Urban Design : The Social Practice of Informal “Improvement” Through Unauthorized Alteration. City & Community, vol. 13, n ̊1, p. 5-25.