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2005 : Les expropriations ferroviaires de la rue du Progrès

2005. Infrabel et la Région bruxelloise font savoir que la construction d’un viaduc ferroviaire aura pour conséquence la démolition d’un pan de la rue du Progrès et l’expulsion de plus de 200 habitant.es. Retour sur une lutte d’un quartier populaire et l’incurie d’Infrabel.

Manifestation rue du Progrès © IEB - 2005

La rue du Progrès, dans le quartier Nord, a sa vie intrinsèquement liée à celle du développement ferroviaire. De 1850 à 1890, ce quartier va en effet muer en fonction de celui-ci, accueillant entrepôts et industries directement liés à la présence du chemin de fer. La rue du Progrès va subir l’impact de l’élargissement de la zone ferroviaire et verra son bâti amputé à de nombreuses reprises. La rue fut d’ailleurs ainsi dénommée pour rappeler l’impressionnante extension et évolution qu’a connues le quartier suite à la construction de la gare du Nord. Après avoir accueilli pas mal d’activités industrielles au 19ème siècle, début du 20ème, le quartier se stabilise et accueille de plus en plus de logements. Il devra ensuite affronter les saignées lors des travaux de la Jonction Nord-Midi (1911-1952) suivies de l’expulsion de 11.000 habitant.es lors de la mise en œuvre du Plan Manhattan [1]. Seuls 15% des habitant.es furent relogés dans le quartier et un quart des logements prévus reconstruits.

Un projet du rail qui raie les habitant.es

Des décennies plus tard, en 2005, Infrabel et la Région bruxelloise font savoir qu’un viaduc ferroviaire doit être réalisé dans la zone dite du Quadrilatère Nord, nœud important du réseau ferroviaire belge à l’extrémité de la Jonction qui répartit les trains sur les six voies de cette dernière. Le cisaillement entre une voie lente (la ligne 50 Dendermonde) et une voie rapide (la ligne 36N Liège-Cologne), à hauteur de la rue du Progrès, freine les objectifs de performance de la SNCB. Pour y porter remède, une des solutions consiste à faire passer la voie rapide sur un viaduc 9 m au-dessus de la voie lente afin de permettre l’accroissement des relations rapides sur la L. 36N sans interférer avec la mise en place du RER sur la L. 50.

Selon Infrabel, ce résultat ne peut être atteint sans démolir une trentaine d’habitations de la rue du Progrès, soit un pan entier de la rue, habité par 85 ménages, soit 218 habitants. Une bonne partie d’entre eux sont locataires. Ceux-ci ne bénéficient pour ainsi dire d’aucune protection légale en cas d’expropriation et ont très peu de chance de pouvoir se reloger dans le quartier, d’une part, et à des conditions financières similaires, d’autre part. Les maisons destinées à démolition sont en bon état, datent pour la plupart de la fin du 19ème siècle, font partie de l’identité du quartier et nombre d’entre elles ont fait l’objet de rénovations importantes sur les dernières années.

Quelques soirées d’informations sont organisées par la commune de Schaerbeek pour informer les habitant.es des conséquences que le projet risque de faire peser sur leur logement. Les mois passent, un cahier des charges est établi en vue de l’élaboration du rapport qui devra analyser l’impact environnemental du projet. Le 21 avril 2006, la Commission de concertation rend un avis favorable sur le projet de cahier des charges en vue de l’étude d’incidences du projet et un comité d’accompagnement composé des communes concernées (la commune de Schaerbeek et de Bruxelles-Ville) et des administrations régionales compétentes est institué, comité auquel IEB et le BRAL sont invités à titre d’observateurs. Ce comité se réunira pour la première fois le 2 juin 2006. Lors de cette première rencontre, Infrabel présentera le projet de base ainsi que quelques alternatives en balayant rapidement la seule alternative permettant pourtant d’éviter les expropriations, l’alternative OF5. Celle-ci consiste en la création d’un viaduc en intérieur de voie comme il en existe déjà, notamment à la gare du Midi, plutôt qu’en bordure des voies comme le prévoit le projet de base.

Il faudra quatre réunions pour que le comité d’accompagnement demande au bureau d’études que l’OF5 fasse l’objet d’une analyse d’impact approfondie au même titre que le projet de base. Une année s’écoule, pesante d’incertitude pour les habitant.es. Le bureau d’études reviendra le 13 décembre 2007 devant le comité d’accompagnement. Quatre réunions furent à nouveau nécessaires pour que le bureau d’études puisse répondre aux multiples questions posées par les membres du comité, souvent peu convaincus de l’argumentaire visant à écarter l’alternative OF5. Le comité invitera, à de nombreuses reprises, le bureau à pousser plus avant ses investigations dans un contexte visible de tension avec le demandeur Infrabel.

Ce sont ces tensions qui mèneront d’ailleurs le chargé d’études à devoir distinguer, dans l’étude d’incidences, son point de vue de celui du demandeur. Ainsi, dans le rapport, on lit qu’Infrabel et le chargé d’études apprécient différemment l’impact de l’alternative OF5 sur la souplesse d’exploitation ferroviaire, élément pourtant central qui justifiera pour partie le rejet de cette alternative. Pour Infrabel, les objectifs de rentabilité, capacité et rapidité doivent être les déterminants de la décision. Au final, l’alternative OF5 sera rejetée aux motifs qu’elle « ne répond pas aux objectifs que l’on est en droit d’attendre d’une nouvelle infrastructure conçue pour minimum 100 ans (...) Dans une vision à long terme et à l’échelle macroscopique du réseau de transport ».

L’étude d’incidences montrera néanmoins que les conséquences de ces expulsions seront d’autant plus dommageables qu’elles visent un public particulièrement fragile. Les habitant.es de la rue du Progrès ont à l’époque un revenu annuel médian de 4 400 euros inférieur à la moyenne régionale. Deux tiers sont des locataires payant des loyers allant de 200 à 500 euros pour des appartements de 1 à 3 chambres. Le marché du logement tant public que privé, même à l’époque, ne leur laissait aucune chance de retrouver une offre équivalente dans le quartier... à moins bien entendu de reconstruire une surface équivalente en logement dans la zone.

L’utilité publique ferroviaire au-dessus du droit au relogement

La situation fragile des habitant.es explique sans doute les précautions prises par le comité d’accompagnement dans sa déclaration de clôture du 6 juin 2008 : il reconnaît la pertinence du projet de base mais émet des recommandations pour pallier ses conséquences dommageables notamment l’adoption d’une convention préalable à la délivrance du permis prévoyant la mise sur pied d’un fonds d’accompagnement des locataires et imposant la reconstruction d’une quantité équivalente de logements dans la zone si possible avant le démarrage du chantier, et ce, afin de pouvoir reloger les habitant.es expulsé.es.

Cette recommandation découle en fait directement du PRAS dont la prescription 0.12 prévoit très clairement que tout logement supprimé en zone de logement, ce qui est le cas, doit être compensé par la même superficie de logements à créer dans la zone. L’étude d’incidences prévoyait d’ailleurs que le projet inclue la reconstruction d’une superficie affectée au logement au moins égale à la superficie existante, soit l’équivalent de 85 logements, pour une surface d’environ 9 000 m².

Le 12 juin 2008, Infrabel annonce aux habitant.es, qu’après avoir examiné toutes les alternatives, il a le regret de leur faire savoir que seul le projet entraînant leur expropriation pour cause d’utilité publique est envisageable. Les habitant.es reçoivent la nouvelle abattus et résignés. À aucun moment, ni la commune ni Infrabel ne les rassurent en faisant état de la possibilité de reconstruire des logements dans le quartier pour les accueillir avant le démarrage du chantier. L’utilité publique du projet règne sans appel. Les habitant.es doivent se sacrifier pour l’intérêt général.

Pourtant l’utilité publique du projet mérite réflexion. Les travaux du rail les plus récents visent certes à améliorer l’offre ferroviaire mais de façon sélective. La politique de la SNCB vise à contraindre le moins possible l’offre IC/IR (Inter-City et Inter-Régionaux) et surtout internationale. Le schéma d’exploitation s’organise de façon à éviter de gêner les services TGV, et ce au détriment des lignes lentes, notamment les lignes RER, reléguées au rang de composante secondaire de la desserte ferroviaire [2]. La SNCB s’oppose à l’ouverture de nouvelles gares dans Bruxelles au profit des habitant.es mais tire un profit maximal du RER pour disposer de conditions favorables au développement de son offre longue distance afin d’accroître au maximum sa rentabilité. Le RER est pensé par la SNCB avant tout pour faciliter l’accès et la traversée rapide de Bruxelles par les navetteurs et autres touristes, en oubliant ceux qui habitent la ville.

Des promesses restées sans lendemain

Le 24 avril 2009, la Commission de concertation en vue de la délivrance du permis a lieu à la commune de Schaerbeek. Bien que découragés, les habitant.es sont présents en masse, soutenus par les associations et le comité du quartier Midi lui-même victime des développements liés entre autres aux projets SNCB. La commune de Schaerbeek se prononce en défaveur du projet à moins qu’une kyrielle de conditions ne soient remplies. Elle demande notamment la reconstruction de logements dans la zone. Formule vague puisque rien ne garantit que cette reconstruction ait lieu avant le démarrage du chantier, seule façon de reloger les habitants chassés. Le 15 mai, la Commission de concertation se prononce. Elle remet un avis favorable conditionné notamment par la signature d’une convention prévoyant la mise en place de mesures d’accompagnement au relogement des habitant.es (création d’un fonds d’indemnisation, suivi social et administratif des locataires). Mais la demande de reconstruction de logements dans la zone, elle, a totalement disparu ! Emir Kir, alors secrétaire d’État à l’urbanisme, ne laisse entrevoir aucune évolution dans le sens d’une reconstruction pour reloger les habitant.es dans le quartier.

De son côté, la commune de Schaerbeek a passé, comme prévu, une convention avec Infrabel pour accompagner les locataires. Mais tour de passe-passe, la convention dite de « relogement » s’est transformée en « convention relative à la gestion des immeubles expropriés de la rue du Progrès et à l’accompagnement des habitants de ces immeubles ». Loin d’un véritable droit au relogement, les locataires devront se contenter d’un accompagnement administratif et financier sans obligation de résultat.

La convention prévoit que les locataires pourront rester au moins jusque fin janvier 2012 et qu’une fois leur départ prévu, ils pourront toucher, grâce à la création d’un fonds par Infrabel, une indemnité variable en fonction du nombre de personnes dans leur ménage et de leur ancienneté dans le quartier. Les locataires peuvent ainsi tabler sur une indemnité allant de 3 000 à 15 000 euros. Ce dernier montant, qui peut sembler coquet au premier abord, ne sera dû qu’aux plus anciens et fondra rapidement comme neige au soleil vu le doublement du prix du loyer auquel ces locataires risquent d’être confrontés.

Le Comité de Quartier Midi, Pétitions-Patrimoine, le Bral et IEB s’allient pour faire savoir à la presse qu’ils exigent d’Infrabel qu’elle s’engage à reconstruire, dans le quartier, l’équivalent du logement démoli par son projet et à y reloger les habitant.es expulsé.es. Pour eux, faire droit à cette garantie est la seule façon de respecter la prescription 0.12 du PRAS et de trouver une réponse équilibrée à l’arbitrage à opérer entre, d’une part, l’efficience d’un moyen de transport public servant la collectivité et, d’autre part, la préservation de la vie d’un quartier et le droit au logement de ses habitant.es [3].

Des habitant.es sous pression mais mobilisé·es

Loin de se contenter d’attendre passivement la destruction possible de leurs maisons, plusieurs habitant.es de la rue du Progrès vont commencer à se rassembler et à s’organiser soutenus par IEB, le Comité du quartier Midi, l’Union des locataires du Quartier Nord et la Fébul. En décembre 2010, ils constitueront le Comité Progrès-Nord pour marquer le caractère collectif de leur démarche et établiront un cahier de revendications à l’attention de la commune, de la Région et d’Infrabel.

Pendant ce temps, Infrabel commence à négocier tranquillement, au cas par cas, alors qu’aucun permis n’est délivré, le rachat des maisons. En cas d’acquisition, les locataires occupants subissent les pressions d’Infrabel et du comité d’acquisition pour signer une convention par laquelle ils renoncent à leur droit moyennant le versement d’une indemnité de 5 000 euros. Pour la plupart des habitant.es de la rue, ce montant est inférieur à ce que la convention passée entre Infrabel et la commune prévoit (cfr supra). En signant, les locataires s’engagent également à vider les lieux au 30 juin 2011 alors que la convention susdite parle du 31 janvier 2012. La plupart des habitant.es, peu au courant de leurs droits et éprouvant, pour la plupart, des difficultés à lire et comprendre ce document, signent et renoncent à leurs droits.

La raison d’être du Comité sera précisément de collectiviser les problèmes, de s’échanger des informations et de faire le bilan de la situation de chacun tout en tentant de rester solidaire, locataires et propriétaires. Début 2011, le comité, soutenu par IEB, l’ARAU, le Bral, le Comité du quartier Midi, la Fébul, Pétition-Patrimoine et l’Union des locataires du Quartier Nord, organise une conférence de presse pour fait part de ses revendications à la commune de Schaerbeek, à la Région bruxelloise et à Infrabel. [4] Deux semaines plus tard, ils interpellent le conseil communal de Schaerbeek sur l’insuffisance des mesures mises en place par la commune pour leur garantir un véritable droit au relogement : « Nous demandons que la commune recherche activement, éventuellement en collaboration avec la Ville de Bruxelles, un ou plusieurs terrains dans le quartier susceptible d’accueillir les logements à construire. Il est étonnant, au vu du nombre d’années écoulées depuis l’introduction du projet, qu’aucune recherche de terrains plus active n’ait été accomplie par la commune alors que dès 2006 la Ministre Dupuis signalait qu’elle allait entamer des négociations avec Infrabel pour que les logements démolis soient compensés ailleurs. Nous exigeons que les logements reconstruits permettent de reloger tant les locataires que les propriétaires ainsi que les occupants précaires qui souhaitent rester dans le quartier. Ces logements devraient être pris en charge par un opérateur public et être accessibles aux prix du logement social ou du logement acquisitif public. » [5]

L’énergie déployée ne sera pas en pure perte. Les conseillers communaux interpellés reconnurent l’insuffisance des mesures prévues pour garantir un droit au relogement. Plusieurs solutions furent avancées allant de l’établissement d’une priorité d’accès au logement au profit des habitant.es délogé.es jusqu’à la reconstruction de logements pour une surface équivalente dans le quartier. IEB insistera pour que la Région ne délivre le permis qu’en imposant à Infrabel de financer la reconstruction de logements dans le quartier pour reloger les expulsés, toute autre solution, comme celle consistant à établir des règles de priorité dans l’accès au logement constituant une fuite en avant : placer les habitant.es expulsé.es en tête des files d’attente, à la place d’autres habitant.es mal-logé.es, ne ferait que déplacer l’exclusion sur ces derniers. Résoudre les conséquences négatives du projet d’Infrabel sur la fonction d’habitation en créant un droit de priorité pour les locataires expulsés sur d’autres habitant.es aux revenus similaires reviendrait seulement à aggraver la situation de précarité par une mise en concurrence des demandeurs de logements.

La stratégie du pourrissement

En mars 2011, Emir Kir, toujours en charge de la délivrance du permis, accepte de rencontrer les habitant.es. À cette occasion, il confirmera l’engagement pris par sa prédécesseure, Mme Dupuis en 2006, qui s’était engagée à explorer des pistes de reconstruction de logements au profit des habitant.es. Il s’engagera aussi à organiser une table-ronde des différents opérateurs publics de logements (la Région, les communes concernées, la SDRB (ex-Citydev), la SLRB,...) pour explorer toutes les voies possibles de relogement au profit des habitants. Mais un an plus tard, rien n’a bougé. La table ronde n’a toujours pas eu lieu. Seule la SDRB, sur sa propre initiative, trouve un terrain dans le quartier susceptible d’accueillir du logement au profit des habitant.es.

En attendant, les habitant.es vivent au jour le jour, n’osant plus rénover leurs habitations. Des réunions sont organisées par la commune de Schaerbeek avec les habitant.es du côté des maisons non expropriées pour déjà décider du futur de la rue, une fois les maisons démolies et le viaduc construit. Des logements poussent dans le quartier et les contrats de quartiers se succèdent, sans que rien ne soit prévu pour reloger les habitant.es de la rue du Progrès.

Or nombre d’entre eux ne souhaitent pas quitter leur quartier. En 2012, seules 9 maisons sur les 28 ont été vendues au comité d’acquisition et seuls cinq ménages locataires ont fait appel au fond d’indemnité mis en place par la commune. Les habitant.es sont là, le projet stagne et le droit au logement reste dans les limbes.

En octobre 2012, suite aux élections communales, Rachid Madrane remplace Emir Kir comme secrétaire d’État, ce dernier endossant le rôle de bourgmestre de Saint Josse. Les habitant.es craignent que gouvernement bruxellois ne profite de la période de latence post-électorale pour délivrer le permis d’urbanisme. Interpellé en mai 2013 en Commission d’aménagement du territoire, le nouveau secrétaire d’État semble se défiler. Il est vrai qu’entre-temps, une des pistes explorées pour reloger les habitant.es est tombée à l’eau, le terrain de la SDRB situé à proximité de la rue du Progrès n’étant plus disponible. Visiblement, le dossier est au point mort : « Comme je vous l’ai dit, je pourrais délivrer le permis aujourd’hui. Nous ne pourrons pas repousser indéfiniment les échéances. Il s’agit en effet d’un équipement d’intérêt collectif, donc l’intérêt général est aussi en jeu. Il faudra trouver une solution qui permette à la fois de reloger ces gens dans des conditions humaines et dignes. La commune joue son rôle. Infrabel doit jouer le sien. Et le secrétaire d’État en charge du logement à la Région peut peut-être apporter une aide. » [6] Tout le monde est responsable mais tout le monde reste les bras croisés. Pourtant reconstruire de quoi loger les 85 ménages coûterait de l’ordre de 8 millions d’EUR à Infrabel. Une paille à côté des 312 millions qu’ont coûté la gare des Guillemins !

Les habitant.es sont conscients de la complexité du dossier et des différents niveaux de pouvoir concernés : le projet prend place sur le territoire de la commune de Schaerbeek. Il nécessite la délivrance d’un permis par la Région au profit d’un opérateur de transport trouvant sa tutelle au fédéral et recoupe des enjeux concernant trois casquettes ministérielles : urbanisme, logement et mobilité. Toutefois, les habitant.es n’ont pas à être les victimes de cette complexité et à être pris en otages des difficultés rencontrées par les pouvoirs publics.

La vie en sursis

Dans le même temps, dans la mesure où Infrabel acquiert peu à peu les maisons visées par la démolition, se pose inévitablement la question du vide ainsi créé dans la rue. C’est pourquoi, en juin 2009, une convention est négociée entre l’asbl Woningen 123 Logements et Infrabel afin de permettre l’occupation temporaire de logements en attendant leur démolition, initialement planifiée en 2012. Infrabel transférera en 2009 la gestion de quinze appartements à l’asbl avec un soutien technique de la FéBUL. En 2011, c’est l’ancienne Poissonnerie dont la gestion sera ainsi transférée l’asbl Woningen 123 : le lieu accueillera des personnes à revenu modeste aux étages et une permanence d’aide à la recherche d’un logement une fois par semaine, un studio d’enregistrement au sous-sol et diverses activités culturelles au rez-de-chaussée. Infrabel financera un poste de travail mi-temps pour assurer le suivi. Une moitié des appartements ont été attribués à des personnes inscrites sur la liste d’attente du 123 et l’autre moitié ont été attribués par l’Union des locataires Quartier Nord. Ainsi, ce sont peu à peu des personnes précaires qui ont pris la place des résidents historiques. Ils ne paient pas de loyer réel, mais une contribution mensuelle au coût de gestion. En 2023, Infrabel avait ainsi récupéré presque toute la rue : seules 7 des 26 maisons sont restées dans les mains de leur propriétaire historique.

En septembre 2022, les habitant.es recevaient un courrier leur annonçant que le projet de viaduc était « suspendu » (sic !). Et pour cause, rien dans le plan d’investissement pluriannuel actuel, aucun budget n’a été inscrit pour réaliser ce projet. Autrement dit, aucun chantier ne démarrera avant 2032. Selon des riverains, deux des maisons rachetées par Infrabel ont été déclarées inhabitables. De façon générale, les maisons se dégradent. Cela fait près de 20 ans qu’elles sont en sursis, comme tous ceux qui y vivent. L’asbl Woningen 123 Logements ne gère plus que cinq maisons et son travailleur a peu de ressources pour faire quoi que ce soit face à l’état désastreux des maisons.

Interpellées par les riverains, la commune de Schaerbeek a dénoncé également la situation : « Nous demandons qu’un plan soit élaboré pour la rénovation, l’entretien et la mise en conformité de tous ces bâtiments. Cela passe entre autres par l’établissement d’un diagnostic technique des risques et la planification des travaux. En outre, un cadre renforcé pour les logements temporaires est nécessaire et une communication avec les résidents locaux sur l’avenir de la rue du Progrès doit être mise en place. Au sein d’Infrabel, nous avons également besoin d’un point de contact pour les résidents locaux, afin que des mesures puissent être prises rapidement pour chaque signalement. »

Infrabel a fini par annoncer qu’elle commencerait des interventions en 2024 sur les bâtiments dont elle a la responsabilité : « le budget destiné à réaliser les petits travaux nécessaires sera doublé cette année et les travaux plus importants démarreront en 2024. Nous assumons notre rôle social [7]. Thomas Baeken, le porte-parole d’Infrabel glisse tout de même : « La majorité des résidents des maisons Infrabel sont responsables du gros et du petit entretien de leur maison. Et c’est là que les choses tournent mal ».

Qui est responsable de cette situation ? Les habitant.es précaires ou Infrabel qui a laissé perdurer cette situation scandaleuse depuis près de 20 ans ?


[1Lire A. Martens, « Dix ans d’expropriations et d’expulsions au Quartier Nord à Bruxelles (1965-1975) : quels héritages ? », Brussels Studies, 5 octobre 2009.

[2P. Frenay, « Pour un projet de développement territorial associé au RER bruxellois », Brussels Studies, 2009.

[3Communiqué de presse du 28 mai 2009 « Projet ferroviaire du Quadrilatère Nord : la concertation fait fi du Plan Régional d’Affectation du Sol et du droit au logement » : Projet ferroviaire du Quadrilatère Nord : la concertation fait fi du Plan Régional d’Affectation du Sol et du droit au logement

[4Communiqué de presse du 3 février 2011 : « Expropriations rue du Progrès : nous ne partirons pas d’ici si on ne nous reloge pas ! ».

[5« Au Progrès les habitants ne perdent pas le Nord » : Au Progrès les habitants ne perdent pas le Nord.

[6Interpellation de Rachid Madrane en Commission Aménagement du Territoire, 29 mai 2013, p.11.