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Le quartier Midi entre monopoly et chaise musicale

Avant l’arrivée du TGV dans les années 1990, le quartier Midi est un quartier animé et populaire. Vingt ans plus tard, au nom de la volonté d’en faire un Central Business District, son visage change. Ceux qui sortent de la gare se heurtent aux murs aveugles d’une Gotham City en devenir. Derrière la façade d’une dynamique tertiaire, on assiste en réalité à un déplacement des mêmes acteurs de bureau en bureau : la SNCB et Infrabel. Aujourd’hui l’incertitude plane sur 145.000 m2 de bureaux neufs à construire tandis que 195.000 m2 se videraient…

Jusqu’aux années 1980, le quartier de la gare du Midi est avant tout un quartier populaire où se mélangent avec effervescence des activités industrielles, dont celle de Côte d’Or, des grossistes textiles, un vieux bâti résidentiel traditionnel bruxellois habité par de nombreuses familles d’origine immigrée, des commerces et de l’horeca en tout genre, à commencer par un marché hebdomadaire bien connu ainsi que quelques ensembles de bureaux liés à la présence de la gare. La seule icône moderne est la tour de bureaux, la tour du Midi, construite en 1967, gravitant à 150 mètres de haut.

Rêves d’un mini Manhattan… encore

Mais dès 1989, les appétits de l’acteur majeur du quartier, la SNCB, se réveillent. Elle évoque l’édification d’un mini Manhattan, notamment en instrumentalisant le rôle de porte d’entrée ferroviaire internationale de Bruxelles que représente la gare du Midi à l’aube de l’arrivée du TGV. La jeune Région bruxelloise embraie, ainsi que les communes d’Anderlecht et de Saint- Gilles. Le jeu de Monopoly, où chacun tente de tirer la couverture à soi, est lancé : entre 1995 et 2010, le quartier va doubler son stock de bureaux, passant de 300 000 m² à 600 000 m² (soit l’équivalent de cinq tours du Midi, dont 85 000 m² sur le territoire saint-gillois) alors que la Région comptabilise à l’époque deux millions de mètres carrés de bureaux vides. Les nouvelles superficies vont se remplir bien plus lentement que prévu et essentiellement grâce à un jeu de dominos des pouvoirs publics et autres parastataux : 77 % des bureaux sont occupés par la fonction publique (contre 34 % en Région bruxelloise). La SNCB, à elle seule, occupe 220 000 m² de bureaux dans le quartier. Quelques sociétés françaises seulement (Celio International, Lactalis…) profitent de la bonne connexion avec la métropole parisienne [1].

L’effet TGV annoncé par certains est resté un mirage. La vocation de quartier d’affaires international ne s’est pas concrétisée. Les entreprises françaises et internationales en général ont notamment préféré s’implanter du côté de l’avenue Louise ou du quartier européen, qui concentrent les activités de commandement et de services internationalisés à Bruxelles. Toujours est-il que la mono-fonctionnalité de bureaux aux abords de la gare a bel et bien produit, elle, ses effets : le quartier se vide en fin d’après-midi et plusieurs centaines d’habitations ont été rasées et leurs habitant·es laissé·es sans solution de relogement pendant plusieurs années au nom de la transformation du quartier.

En 2008, la SNCB annonce son intention de centraliser ses bureaux, disséminés dans le quartier, sur l’assiette du chemin de fer de la gare du Midi. Une opération de déménagement et de démolition-reconstruction pour développer un bâtiment iconique en « V » au-dessus des voies ferrées de 550 mètres de long, s’étalant jusqu’au pont de la rue Théodore Verhaegen et de la rue des Vétérinaires : 250 000 m² de bureaux neufs. Plutôt que de refuser cette orgie tertiaire, les communes de SaintGilles et d’Anderlecht n’hésitent pas à l’automne 2010 à lancer une procédure d’abrogation de deux Plans Particuliers d’Affectation du Sol (PPAS), au motif très explicite de lever un frein à la construction de nouveaux bureaux [2] : « Le PPAS dont les quotas de bureaux sont atteints pourrait être un frein aux développements autorisés par le PRAS et aux objectifs du PRD relatifs au développement des zones administratives aux abords des gares. » Une façon d’ouvrir les vannes au profit d’un autre projet dénommé « Victor », porté par les groupes Atenor et CFE, devenus propriétaires en 2007 (grâce à l’intermédiaire d’Eurostation, filiale immobilière de la SNCB) d’un terrain situé juste derrière la Tour du Midi. Ils projettent d’y ériger 100 000 m² de bureaux (le PPAS n’en autorisait que 40 000), se déclinant sur trois tours atteignant respectivement chacune 150, 116 et 73 mètres de haut. De quoi donner le vertige et l’envie de fuir aux habitant·es installé·es autour de la place Bara. Une opération qui suppose d’ajouter un nombre important de surfaces de bureaux dans le quartier, et dans le même mouvement d’en vider autant dans le même périmètre notamment le « Midi Atrium » tout fraîchement construit après avoir nécessité des années de procédures d’expropriation (destruction de 45 maisons).

Les promoteurs reconnaissent que leurs projets sont spéculatifs et se rempliront en occasionnant un nouveau vide structurel.

Du bureau de transit

Les promoteurs reconnaissent sans fard que leurs projets sont spéculatifs et se rempliront, au mieux, en occasionnant un nouveau vide structurel de superficies de bureaux ailleurs en Région bruxelloise. Il se murmure que le projet Victor est adapté pour un occupant unique, or il y en a peu de cette taille et ce sont surtout des services publics. Et oui… la rumeur veut que la SNCB soit preneuse des tours, en attendant que son propre projet de 250 000 m² de bureaux voie le jour. Le bouquet de tours deviendrait donc du bureau de transit, qui créerait des surfaces vides… dans le même quartier. Le projet se prétend mixte alors qu’il repose à 95 % sur une seule fonction.

La démesure continue mais focalisée sur une autre fonction qui commence à devenir rentable en Région bruxelloise suite à la montée démographique : le logement privé. En 2011, la SNCB, toujours en quête de financement et désireuse d’élargir la Jonction Nord-Midi qui serait saturée, envisage la reconversion en logements de ses bureaux situés entre la rue de France et la rue Bara sous forme de trois tours de 228 mètres de haut (55 étages). Cet épisode sera à l’origine de cette déclaration de Charles Picqué à la presse en juin 2012 : « Il nous faut un cadre de réflexion global car le total des surfaces proposées tant par la SNCB que par le privé conduit à une densité trop forte. Ce n’est pas compatible avec le bon aménagement des lieux. Il faudra faire des arbitrages, des projets devront être revus ou abandonnés. » C’est le discours qu’il aurait fallu tenir au moment de l’abrogation de tous les PPAS qui cadraient (déjà mal) la production de nouvelles superficies dans le quartier.

De bras de fer en ruptures de négociation, s’ouvre une période de latence durant laquelle la production de nouvelles superficies de bureau est freinée, ce qui n’empêche pas le taux de vacance de croître pour atteindre 8,4 % en 2016, le taux le plus élevé dans les quartiers centraux après le quartier Louise [3].Un schéma directeur, sans débat public, est adopté en 2016, lequel ne connaîtra jamais vraiment de mise en œuvre.

La mixité par le haut

2018 : aucun des projets convoités ne s’est réalisé : le dédoublement de la Jonction est finalement abandonné ainsi que le « V » et Atenor attend toujours son permis pour le projet Victor. La Région semble regretter certains choix posés dans les années 1990 et annonce un Plan d’aménagement directeur (PAD) qui dit vouloir faire de la gare du Midi une « gare habitante ». Mais au prix d’une surenchère par le haut [4]. Si le projet de PAD dénonce le caractère mono-fonctionnel du quartier (75 % de surfaces dédiées à la fonction de bureaux pour seulement 12 % de logements), il propose de reconstruire 200 000 m² de logements en plus pour remonter la part de cette fonction au sein du quartier à 35 %. La volonté de rééquilibrage entre fonctions de bureaux et de logement repose sur une vaste opération de démolition-reconstruction, soit la démolition de près de 300 000 m² de bureaux pour reconstruire 524 000 m² de surfaces nouvelles. Démolition qui concerne des bâtiments construits il n’y a même pas vingt ans, telle la fameuse barre du Bloc 2 (place Horta) terminée en 2004 sur le site de l’ancienne usine Côte d’Or : 90 000 m² de bureaux occupés par le Ministère des Affaires sociales et de la Santé publique. Le PAD planifie ainsi l’obsolescence du bâti bruxellois sans qu’aucun scénario de rénovation et de reconversion du bâti existant ne soit étudié. Si l’énergie liée à la construction va certes s’amortir sur la durée de vie des nouveaux bâtiments dotés de nouvelles performances, les émissions de CO 2 liées à la démolition-reconstruction sont oubliées alors qu’elles sont produites dès l’opération !

Parallèlement à la procédure d’adoption du PAD, la SNCB annonce à nouveau en 2018 vouloir regrouper ses bureaux de la gare du Midi, mais cette fois plus raisonnablement, au sein de l’ancien centre de Tri postal. En effet, elle a racheté ces bâtiments à la Poste en 1998 ; or, depuis, ils sont pour ainsi dire vides. La nouvelle est accueillie avec soulagement par les riverain·es : la rénovation d’un bâtiment patrimonial de taille raisonnable est nettement plus rassurante que les projets jusquelà dans les cartons de l’opérateur ferroviaire. Mais l’assagissement de façade de la SNCB cache une opération immobilière massive.

Le PAD planifie l’obsolescence du bâti bruxellois sans qu’aucun scénario de rénovation et de reconversion du bâti existant ne soit étudié.

Quand les chaises restent vides

En regroupant ses activités, la SNCB souhaite en fait libérer du foncier en cédant 150 000 m² à des promoteurs privés qui en échange s’engagent à construire le siège SNCB. Le produit de la vente des sites concernés (Zennewater-Delta, FranceBara, Atrium), estimé à plus de 350 millions d’euros, doit compenser, au moins partiellement, l’investissement que représente le développement du siège qui consiste, en réalité, en une reconstruction de l’ancien centre de Tri plutôt qu’en sa rénovation. La SNCB dit avoir besoin de 75 000 m² alors que le centre de tri n’en fait que 50 000 m². Pour combler la différence, la SNCB propose de surélever le bâtiment d’une barre de 30 mètres de haut et de 236 mètres de long, doublant ainsi la hauteur initiale du bâtiment. Pourtant, en conservant ses bureaux les plus récents, construits il y a moins de vingt ans, et en rénovant le Tri Postal sans agrandissement, la SNCB pourrait accueillir confortablement l’ensemble de ses travailleurs sur deux sites proches… Une option qui ne sera envisagée ni par la SNCB ni par les autorités régionales bruxelloises [5].

Le 21 février 2020, la SNCB annonce la désignation du consortium BESIX, BPC/BPI, Immobel et une demande de permis déposée. Le permis pour le siège SNCB sera délivré le 3 août 2022. Deux ans plus tard, alors qu’aucun chantier n’a démarré, coup de théâtre : la SNCB annonce subitement la mise en vente des quatre bâtiments faisant précisément l’objet du deal immobilier, soit 150 000 m². Ces ensembles sont vendus en l’état, décrits comme étant utilisables dans leurs affectations actuelles, essentiellement de bureaux. La même année, Infrabel annonce, elle aussi, vouloir regrouper ses différentes superficies de bureaux, parfois louées, dans un seul et nouveau bâtiment, dont elle serait propriétaire de 35 000 m² tout en quittant 65 000 m². En cumulant ces surfaces à celles libérées par la SNCB, on arrive à un total de 215 000 m² remis sur le marché. Or à quelques pas de là, le projet Victor s’est réveillé sous le nom de Move Hub, après être resté dans les cartons durant 10 ans, et prévoit 38 000 m² de bureaux neufs. Auxquels on peut ajouter les 23 000 m² des anciens bureaux Philips rue des Deux Gares, soit un total de 276 000 m² ! Une masse inquiétante et peu absorbable par le quartier dès lors que le dernier numéro de l’Observatoire des Bureaux indique que le taux de vacance y a, en 2024, plus que doublé par rapport à 2022.

Le jeu de chaise musicale a du plomb dans l’aile, les chaises risquent de rester vides. Il est temps de mettre fin aux parties de Monopoly et de se concentrer sur la rénovation des superficies existantes, soit pour les maintenir en bureaux, soit pour les convertir en logements abordables ou en équipements éducatifs, sociaux ou sanitaires, largement insuffisants dans le quartier.


[1Perspective.brussels, Observatoire des bureaux, 2017, p. 9.

[2Sur la saga liée à l’abrogation des deux PPAS, lire M. BENZAOUIA et C. SCOHIER, « Tours de PPAS PPAS au Quartier Midi », Bruxelles en mouvements n°249, p. 20-23.

[3Perspective.brussels, idem, p. 8.

[4Sur le PAD Midi, lire : C. SCOHIER, « PAD
Midi, le leurre d’une gare “habitante”
 »,
Bruxelles en mouvements n°317, avril 2022.

[5Carte blanche : « Sortons l’avenir de la Gare du Midi des mains de la spéculation immobilière », in Trends Tendances, 30 mars 2022.